Avec Technopouvoir : dépolitiser pour mieux régner (Les liens qui libèrent, 2019), Diana Filippova (@dnafilippova), responsable éditoriale de l’agence Stroïka, cofondatrice du mouvement politique Place Publique et de la communauté promouvant la société collaborative, Ouishare, signe un puissant essai de philosophie politique critique de la technologie et de ses effets. Un livre dense, plutôt impressionnant et qui ne réduit pas la complexité de son sujet, mais au contraire, le déploie.
Technopouvoir est assurément un livre technocritique, qui s’inscrit dans cette filiation riche, ancienne, nourrie qui a déjà produit une réflexion dense et abondante, mais qui est resté à la marge, incapable de produire les effets de ses constats. De l’extérieur, le technocritique est demeuré le technophobe. Pour Diana Filippova, malgré ses efforts, si la technocritique n’a pas produit d’effets, c’est peut-être parce que, malgré la justesse de ses constats, elle peine à saisir l’intrication technique qui est la nôtre. Pour elle, le choix même du terme technopouvoir – plutôt que technoscience – souligne combien, avec le numérique, la technique a définitivement pris le pas sur la science. Les technologies sont devenues des objets de pouvoir, c’est-à-dire « un répertoire d’actions, de stratégies, de tactiques qui se fondent sur les techniques et leur organisation afin de nourrir ceux qui exercent le pouvoir, souhaitent le conserver ou entreprennent de la conquérir ». Le technopouvoir est un enchevêtrement de logiques techniques transformées en modalités de pouvoir. La puissance de la techno, n’est plus tant le bras armé du capitalisme, que le moyen, le milieu de sa propre réalisation, comme si la technologie avait assujetti à sa propre efficacité tant le politique que le pouvoir économique. Le numérique, l’architecture technique de la technologie, est devenu l’arme ultime : l’enjeu de son propre accomplissement. À l’heure du changement permanent, « la politique est dès lors réduite à l’organisation des conditions et de la gestion de ce changement », c’est-à-dire à l’organisation des conditions du marché par la techno, au détriment de la politique elle-même. « La politique n’est plus le royaume des fins, mais celui des moyens destinés à atteindre des buts qui s’imposent à lui de l’extérieur ». Le politique est rétrogradée au rang de technique que seule la technique peut activer ! La Chine comme les États-Unis, Facebook comme Google, disposent du même arsenal technique. Les technologies de pouvoir sont également autoritaires, quels que soient les pays ou les entreprises qui les proposent, et reposent tous sur le contrôle qu’elles induisent et l’efficacité qu’elles produisent. La technique nous est pourtant présentée comme neutre, dépolitisée, comme si elle n’offrait « aucune alternative » à son propre accomplissement, comme si elle était « le produit de forces naturelles sur lesquelles nous n’aurions pas prises » – et effectivement, nous n’en avons pas beaucoup, tant son imbrication, son intrication semble totale. Il semble n’y avoir plus aucune alternative à la totalisation technique : pas même un espace pour débattre de ses fins. La critique technologique est désarmée, tant elle est confrontée à une totalisation toxique. « La complexité. L’invisibilité. L’enfouissement des causes et des effets dans la coque opaque d’un système-objet dont on nous dit qu’il s’utilise et s’observe plutôt qu’il ne s’explique et se comprend. Un système total, interdépendant, dont aucune partie ne peut-être remise en cause sans ébranler le tout ». La technologie a caché ses effets dans ses tréfonds : l’extractivisme et le désastre écologique qu’elle induit sont enfouis sous la douce et rassurante lumière des écrans, l’injustice sociale sous la réactivité immédiate, l’exploitation et l’aliénation sous la commodité… « Notre société qui valorise l’appât du gain et la réussite individuelle se retrouve autant dans les voitures que dans les plateformes numériques dont elles sont le produit. » Le numérique semble l’accomplissement parfait de l’efficacité de la technique pour elle-même, même si l’on peut s’interroger sur les valeurs que porte cette efficacité, cette optimisation permanente d’elle-même.
Le technopouvoir s’impose par des techniques, des « micropolitiques » (qui agissent sur les corps comme sur les idées, les comportements, les conduites individuels et collectifs), qui sont autant de moyens de dépolitisation « en vue de l’accomplissement le plus efficace possible de fins éminemment politiques » : le design, le nudge, la manipulation douce, le storytelling… sont les modalités pour produire en profondeur le « système technicien », c’est-à-dire sa complexité pour elle-même, sa « boîte noire ». Nous sommes face à une complexité qui n’est plus compréhensible, que nous ne sommes capables seulement d’observer, d’orienter, de « gouverner », c’est-à-dire d’en gérer les externalités et le fonctionnement. Seul compte le résultat : cette efficacité pour elle-même ! La complexité est la structure de la technique qui permet de l’imposer à tous, en enfouissant les causes et les finalités, et en imposant à fois l’impossibilité à la comprendre comme l’impossibilité à la contester. Le chiffre et la mesure deviennent le but de l’action. La gouvernance ne repose plus sur la subordination des individus, mais sur leur programmation pour mieux les mouler dans et au système. Le technopouvoir s’impose par l’obéissance. L’idéologie n’est pas terminée, elle s’est fragmentée et individualisée, elle s’est enfoncée dans les profondeurs des choix techniques…
Le livre de Diana Filippova est un livre désabusé sur la puissance de la technologie. Le Technopouvoir en s’infiltrant dans toutes les modalités de gouvernement sous forme de microdécisions est en train de réussir la dépolitisation du monde au profit de la seule perspective d’un progrès technique sans fin ni but, autre que lui-même, sans espace d’autonomie individuelle ou collective. « L’automatisation n’est plus un choix, mais un impératif qui découle du double impératif technologique et néolibéral qui le sous-tend ». Nous n’avons plus que de la liberté une apparence, cernés par « une architecture conçue pour orienter rigoureusement les choix », coincés dans une architecture où le coût marginal d’exercice du pouvoir est nul… « Notre répertoire d’action est structuré dans un ensemble fini, prévisible et compatible avec les objectifs poursuivis par le logiciel, le site internet, la plateforme, le service ». La loi contre la haine en ligne délègue la justice aux plateformes. La dématérialisation des services publics s’annonce totale et s’impose sous le seul vocable de l’austérité et de l’efficience (« Mais quel objectif de pouvoir l’austérité sert-elle ? »). La symbolique politique semble neutre et consensuelle alors qu’elle vise à substituer notre milieu par un autre, à dissoudre notre monde commun dans une idéologie masquée sous sa bienveillante neutralité technique. « La modernisation de l’État n’est ainsi que l’autre nom, prétendument neutre, de son désengagement et du démantèlement progressif de ses fonctions. Les mots issus du champ lexical de la technique – automatiser, numériser, rationaliser – recouvrent d’un vernis de neutralité et de nécessité des choix politiques très définis ». Une idéologie déterminée qui se masque sous la technicisation de nos milieux de vie… qui introduit de la techno pour réduire tout ce qui semble encore inefficace, toute friction, toute conflictualité.
Le problème, c’est que nous sommes non seulement dépolitisés et dépossédés, mais également dépourvus de moyens de résistance. Nous voilà sans échappatoires, acculés par la technologie, pris dans ses rets. Aucun cadre ne peut aujourd’hui refuser de se soumettre à ce qui est devenu son principal outil de travail comme de contrôle, le smartphone. Nous sommes pris au piège. Notre douce technophilie nous a lentement assujettie en nous confinant dans un malaise croissant… d’un espace qui ne nous offre plus aucune liberté.
Pire, assène Diana Filippova : « le numérique est manifestement devenu un obstacle pour l’émergence, le déploiement et le succès » de tout mouvement contestataire. Le panoptique s’est refermé sur nous-mêmes ! « Les technologies de l’information n’ont pas seulement échoué à tenir les promesses de démocratisation et de décentralisation dont elles ont toujours été investies. Elles en sont arrivées, de façon presque diabolique, à représenter l’une des plus graves menaces contre nos démocraties ».
Alors que faire ? Comment sortir de la « cage d’acier » ? Comment entrer en dissidence ? Comment ramener la critique technique sur le terrain social ? Comment concentrer, faire converger, les technocritiques ? Comment repolitiser ce qui ne cesse d’être dépolitisé ?
Démanteler les Gafa, comme on l’entend si souvent, ne mettra pas fin au système global de surveillance dont ils participent prévient Filippova ! Nous sommes confrontés à un système de plus en plus enchevêtré. « Toute tentative pour contester ce système se heurte presque systématiquement à une aporie » ! Même la réappropriation des capacités techniques ne semble pas une solution : « Il ne suffit pas de redistribuer la propriété d’une plateforme à ses contributeurs, proclamer un nouvel internet coopératif ou encore mettre les travailleurs aux manettes d’une usine pour faire soudain advenir une société écologique, égalitaire et démocratique. » « Aucune démocratie, aucune société collective, aucun système économique viable ne peut naître du capitalisme de surveillance », parce que son moteur est le même que le capitalisme : la marchandisation de tout ! La critique et la dissidence sont les seules armes qui nous restent. Des armes sans grands effets ni puissance. Et ce alors que toute résistance est de plus en plus intime et individuelle, puisque ces outils sont programmés pour nous individualiser. Face à des stratégies aussi multiples, polyphoniques, la résistance ne suffit pas, surtout quand elle demeure massivement individuelle. Elle est désarmée. Elle ne sait pas où agir, surtout face à une complexité qui nous dérobe le sens du monde. « L’efficacité des stratégies du technopouvoir tient au découplage entre les intentions de celui qui parle et le langage qu’il mobilise. Promettre la sociabilité universelle tout en faisant son commerce illégal de l’intimité des gens. Louer la démocratie numérique en vendant les données et les services à des mouvements politiques fascisants. Se déclarer favorable à l’émancipation technologique en concevant des interfaces addictives qui absorbent chaque parcelle inoccupée de notre attention ». Nous sommes comme saisis dans une schizophrénie de machines et de langages qui les structurent qui disent le contraire de ce qu’ils font.
Les rares espaces d’action sont peut-être encore là où la cage d’acier ne fonctionne pas aussi bien que le technopouvoir le dit ou le rêve…
Diana Filippova rapproche la critique du néolibéralisme et de la technique pour nous rappeler que l’autoritarisme de la technologie n’est pas un accident, mais bien une fonctionnalité. L’intrication de la technologie, de l’économie et du pouvoir s’est profondément sédimentée dans le numérique. Elle nous dépossède de nos qualités propres pour n’être plus qu’un produit de données, que cet « homme sans qualités » dont les valeurs ont été remplacées par des hastags et des chiffres, réduit à sa propre programmation.
Reste qu’il manque peut-être à ce livre profondément désenchanté, des issues, des prises… Il me semble par exemple, que la faiblesse de ce technopouvoir, de cette intrication, de ce libéralisme autoritaire, c’est qu’il ne fonctionne pas aussi bien qu’il le rêve. Que l’efficacité idéalisée de la machine est un horizon, une perfection inatteignable. Le transfert du pouvoir politique (le logement, l’éducation, l’emploi, la protection sociale…) aux entreprises technologiques révèle chaque jour ses limites. La manipulation de nos choix, de nos opinions, de nos actes… la fabrication du consentement bogue. La surveillance constante ne produit jamais l’idéal qu’elle promet, à savoir la disparition totale du risque, la sécurité parfaite (au contraire). Tout comme l’attention absolue qu’elle mobilise ne produit absolument aucun enchantement. Comme si cette efficacité pour elle-même menait à sa propre dissolution. Comme le dit Edward Tenner dans son livre, Le paradoxe de l’efficacité (Vintage Books, 2018, non traduit) : une explosion d’efficacité rend le monde bien moins efficace. Il va nous falloir accepter qu’il ne puisse se réduire à son objectivité totale. La quête de l’efficacité absolue nous conduit à une contradiction irréductible : celle de sa propre inefficacité. Le technopouvoir fabrique le vide sur lequel il repose, à savoir une efficacité pour elle-même, sans valeur ni sens, à l’image de la surveillance totale qui, à mesure qu’elle progresse, ne produit aucun résultat réel et détruit la confiance et la liberté.
À lire Diana Filippova la question qui reste en suspend semble plutôt de savoir de combien de temps encore disposons-nous… avant l’avènement de la phase terminale du néolibéralisme, ce technologisme autoritaire que d’autres appellent déjà falscisme.
Hubert Guillaud