Désordinateurs II : « Les mots de la tribu »

Nous croyions avoir parcouru ce chemin-là. Nous croyions que 10, 15 ans d’internet avait fait de nous des citoyens à part entière du monde numérique. Nous n’avions rien vu ; ou bien tout vu de travers. Préparons-nous à reconsidérer entièrement notre manière de considérer la place et le rôle qu’occupent les technologies dans nos vies.

Nous croyions avoir parcouru ce chemin-là. Nous croyions que 10, 15 ans d’internet avait fait de nous des citoyens à part entière du monde numérique. Nous n’avions rien vu ; ou bien tout vu de travers. Préparons-nous à reconsidérer entièrement notre manière de considérer la place et le rôle qu’occupent les technologies dans nos vies.

L’une des oppositions qui structure le plus notre imaginaire numérique est celle du « virtuel » et du « réel ». Le virtuel se pense fluide, léger, libéré des contraintes du monde physique, mais aussi froid et sans saveur – à l’inverse, on aime bien se dire quand on se rencontre « en vrai » que c’est quand même « autre chose que le virtuel ».

Or aujourd’hui on trouve des puces électroniques dans les estomacs des vaches,

    dans les arbres de Paris,

    le long des berges des rivières sujettes aux crues – et l’on sait que l’eau monte lorsqu’un nombre suffisant d’entre elles cessent d’émettre vers leurs voisines.

Ce dernier point nous sollicite : c’est parce que la communication s’interrompt qu’on comprend qu’il se passe quelque chose d’important. La communication est l’état normal, par défaut. Ceci se vérifie d’une manière de plus en plus large :

    L’ordinateur de bureau appartient au réseau dès qu’il s’allume,

    l’ado maintient en continu son lien avec les autres via son mobile,

    les réseaux sans-fil d’aujourd’hui fonctionnent en connexion permanente et plus encore, s’empilent et se transmettent les communications pour assurer une continuité totale,

    l’information devient abondante et infiniment disponible…

Il s’agit d’un retournement considérable. Il y a encore 7 ou 8 ans, l’objectif stratégique de France Télécom était le « delta minutes », l’augmentation du temps d’utilisation du téléphone qui s’établissait en moyenne à 20 mn par jour. Se connecter constituait un acte important, un peu exceptionnel. Aujourd’hui, l’acte auquel on réfléchit, celui qui exprime quelque chose, c’est celui de se déconnecter.

    Ce qui donne d’ailleurs naissance à une véritable scénographie de la déconnexion, partielle ou totale : on éteint, on désactive, on se rend invisible, on se déclare occupé, on supprime la localisation, on se travestit…

Un petit robot domestique japonais

C’est dire aussi que la technologie fait déjà partie de nos vies, de nos corps, de notre environnement quotidien. Il n’y a pas d’un côté la vie, de l’autre la machine ; poussons plus loin : il n’y a pas non plus d’un côté la nature et de l’autre l’artificiel.

Pour ainsi dire, du moins dans les pays développés, il n’y a de vie et de nature que celle que nous produisons – ou au moins, que nous taillons nous-mêmes, avec les outils techniques dont nous nous dotons sans nécessairement en maîtriser les effets – outils qui sont donc des productions sociales , pas des dons du ciel ou de l’enfer.

On imagine bien sûr le degré de responsabilité que de tels pouvoirs nous confèrent – nous y reviendrons plus tard.

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Nous avons encore du mal à percevoir à quel point le passage de ces seuils (ceux de l’artificiel par défaut, de la connexion par défaut…) change les choses. Ce qui engendre deux attitudes possibles :

  • L’effroi, nourri (que nous soyons amateurs ou non) d’une culture de science-fiction dont l’essentiel repose sur le mélange de mythes et d’attitudes archaïques avec des projections scientifiques avancées.
  • Ou à l’inverse, une forme d’espérance mêlée de volontarisme qui voit ces outils nous permettre de résoudre nos problèmes contemporains :

    Tracer les circuits alimentaires,

    Maîtriser notre consommation d’énergie,

    Prévenir ou gérer les catastrophes naturelles,

    Empêcher ou punir les attentats terroristes,

    Offrir aux personnes très âgées de la liberté et de l’autonomie,

    Soigner mieux, à moindre coût, avec moins d’effets secondaires,

    Contrôler les excès de vitesse,

    Maîtriser les flux migratoires,

    Empêcher les délinquants sexuels de récidiver,

    Augmenter nos capacités physiques ou mentales…

… Si vous êtes normalement constitué(e), à un moment ou à un autre de cette énumération, vous m’avez lâché, vous avez dit : « ah non, pas ça ! » Pourtant, tout cela se passe aujourd’hui – au moins un peu, en germe, en test. Mais vous avez eu raison, bien sûr. D’autant qu’au fond, ce n’est pas vraiment cela qui se passera, ou pas ça d’abord .

Parce que tout cela, c’est ce qu’on raconte quand on théorise. Mais en pratique ça donne plutôt ceci :

    On envoie les photos du petit dernier à ses grands-parents,

    On échange des SMS et des messages MSN avec les amis qu’on vient de quitter au lycée ou le collègue du bureau d’en face,

    On bouge de plus en plus, tout en communiquant de plus en plus,

    On raconte sa vie sur un blog et s’étonne qu’un jour il dépasse 1000 connexions par jour,

    On installe un progiciel de gestion intégré (un « ERP ») pour rationnaliser la gestion de l’entreprise et au lieu de ça, on en profite pour passer à une relation « one to one », pour adapter la production en temps réel, pour innover deux fois plus vite,

    On signe une bête pétition en ligne et on se retrouve embringué dans des débats sans fin avec des inconnus,

    Coupures d\'électricité à la Nouvelle OrléansOn regarde ce que les réfugiés de la Nouvelle Orléans disent de leur maison détruite qu’ils ont localisée sur Google Earth,

    On partage en Wi-Fi sa connexion internet avec sa voisine,

    On copie le dernier disque et le rend accessible au monde entier sur son disque dur,

    On bricole un robot du commerce pour qu’il fasse des trucs rigolos et on met le programme à disposition sur le Net…

… Mais en revanche, par exemple, on reste incapable d’obtenir que la compagnie de bus municipale et les chemins de fer partagent leurs fichiers d’horaires et les informations temps réel sur leur trafic !…

Autrement dit, ces technologies qu’on associe généralement à l’ordre (et nous, les Français, sommes si fiers d’avoir inventé ce mot d' »ordinateur »), à la maîtrise, mais aussi à la froideur de la matière inerte, au pouvoir bureaucratique – jouent réellement dans nos vies des rôles d’agents du désordre . Ils sont les outils grâce auxquels nous pouvons accroître le niveau d’entropie de nos sociétés sans qu’elles cessent le moins du monde de fonctionner comme sociétés.

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Nous devons apprendre à observer les technologies « pervasives » (omniprésentes) et invasives d’aujourd’hui sous cet angle, celui du désordre plutôt que de l’ordre, du désir plutôt que de l’efficacité, du quotidien plutôt que du grand dessein.

On comprend mieux alors que, bien loin du grand silence des espaces immatériels, la « société de l’information » (je préfère cette expression à « société de la connaissance », parce qu’elle ne se pare pas de valeurs positives aux fins d’échapper à l’analyse) apparaisse extraordinairement bruyante. Et j’y vois plutôt un motif d’espoir. C’est par exemple de cette immense conversation, de ce boucan, qu’émergent des projets étonnants, bien loin des perspectives terrifiantes ou édifiantes que je décrivais tout à l’heure mais qui constituent aujourd’hui, eux aussi, la réalité de cette société :

    Refaire de manière ouverte l’Encyclopédie, mais en une centaine de langues,

    Enregistrer toute sa vie,

    Partager son expérience des lieux en étiquetant l’espace,

    Le \"Motoman\", réseau wi-fi transportable de village en villageReconstituer les réseaux humains comme les réseaux de communication dans la Nouvelle Orléans engloutie,

    Constituer ensemble la nomenclature des 80 000 plantes présentes en France,

    Préparer à des milliers, de manière non hiérarchique, le programme des Forums sociaux mondiaux,

    Transformer un système destiné à faciliter la lecture d’articles scientifiques en ce qu’est aujourd’hui le Web,

    Créer une filière logicielle « libre » qui concurrence aujourd’hui sérieusement les grands acteurs du secteur,

    Produire de manière ouverte, à quelques centaines ou milliers, des scénarios pour le futur des civilisations numériques (ça, c’est le projet de Ci’Num)…

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Bien sûr, il ne suffit pas de constater que le tissu social s’approprie ces technologies – et dans une large mesure, les transforme, voire les invente -, il existe tout de même de vrais dangers :

  • Celui, très proche, d’une surveillance généralisée, publique, mais aussi privée, voire communautaire (on pense à cette Coréenne clouée au pilori du village mondial parce qu’elle n’avait pas ramassé les crottes de son chien)
  • Celui de la dépendance, dans des domaines vitaux, vis-à-vis de quelques détenteurs de brevets (sur le génome humain par exemple)
  • Celui de l’emballement ou de la perte de contrôle de systèmes auto-organisés (souvenons-nous des systèmes de trading automatiques à la fin des années 1980)
  • Celui de la domination insidieuse ou brutale de la logique des systèmes sur celle des hommes (au départ portée par les ingénieurs, puis peut-être par l’émergence d’une conscience des machines, ce que l’on désigne par la « singularité »)
  • Celui de dommages irréversibles sur l’environnement et nos corps (OGM, nanotubes de carbone, ondes électromagnétiques…)
  • Celui d’une transformation organisée, génétique et mécanique, des capacités humaines, bien sûr inaccessible au commun des mortels
  • Etc.

Il ne fait aucun doute que les questions que soulève la « méta-convergence » entre nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (rassemblées par les Américains sous l’abréviation NBIC) sont d’une profondeur et même d’une gravité sans précédent – à la hauteur de leur potentiel de transformation.

Nous devons commencer à les traiter aujourd’hui, sous peine d’en arriver où nous sommes aujourd’hui avec les OGM, ou pire.

Il sera beaucoup question de ces débats dans l’avenir et nous y contribuerons.

Mais il ne faudrait pas qu’en traitant ces questions – qui présentent aussi l’avantage de nous ramener dans le monde parfois confortable des grandes idées et des bonnes intentions – nous perdions de vue ce qui émerge du vacarme quotidien.

Téléréunion

Cette conversation sans fin, avec ses bêtises sans lesquelles il n’y a pas de relation, ses fulgurances, ses différences, ses approximations, ses jeux, ses conflits, ses trivialités… forme le vrai terreau à partir duquel se créent nos civilisations numériques. Elle change la manière même dont se poseront les grandes questions de l’avenir. Parce que la puissance du numérique consiste aussi à doter un très grand nombre de gens des outils (très proches de ceux des professionnels) pour produire eux-mêmes l’avenir, à toutes petites touches. Il peut en aller de même avec d’autres technologies émergentes, pour le meilleur et pour le pire : Jeremy Rifkin envisage que chacun dispose de sa petite centrale électrique à l’hydrogène ; Neil Stephenson imagine un monde dans lequel chacun peut produire les objets dont il à besoin à partir de particules élémentaires, grâce à des sortes de distributeurs automatiques de tout ; mais l’on pense aussi aux fabriques de virus dans certaines caves…

Cependant je crois assez profondément qu’il nous faut apprendre à penser l’avenir de cette manière aussi , loin des grands desseins, des intentions clairement formulées, des stratégies d’empires, et proche de la vitalité du social.

Daniel Kaplan


Note de la rédaction : cet édito est tiré de l’intervention de Daniel Kaplan lors des 1ers « Entretiens des civilisations numériques » (Ci’Num), le 6 ctobre 2005. On lira  ici, si l’on veut, le premier et court édito intitulé « Désordinateurs », daté d’août 2004, que cette version développe et transforme.

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  1. « Neil Stephenson imagine un monde dans lequel chacun peut produire les objets dont il à besoin à partir de particules élémentaires, grâce à des sortes de distributeurs automatiques de tout […] Cependant je crois assez profondément qu’il nous faut apprendre à penser l’avenir de cette manière aussi , loin des grands desseins, des intentions clairement formulées, des stratégies d’empires, et proche de la vitalité du social. »

    Montrer les travers peut aussi nous aider à comprendre ce qui nous attend si l’on ne fait pas attention.

  2. Comme souvent (disons toujours!) votre édito est riche et passionnant.
    Mais la relation de l’individu au monde est depuis toujours ce qui permet ou interdit la survie au sein d’un environnement.
    Les liens-de toutes sortes-sont un besoin fondamental de l’être humain, car ils lui permettent non seulement d’appréhender le monde extérieur mais aussi de prendre conscience de soi, comme un aveugle qui tâte de ses doigts la fin de son corps et le début de l’objet qu’il touche.
    Depuis les travaux de Leonard Euler (un des mathématiciens les plus prolixes qui aient jamais vécu) au 18ème siècle sur les connexions vues en tant que nodules et liens qui servirent de base aussi bien à l’urbanisme, la construction de ponts, de centrales electriques, de manifestations de masse (AlbertSpeer pour les grandes cérémonies nazies), jusqu’à la compréhension des mécanismes internes aux cellules, on sait qu’il suffit à une personne d’en connaître une pour parvenir très vite à remplir son carnet d’adresse, ce qui en pratique annule les distinctions que nous persistons à établir entre « virtuel » et « réel ».
    Cependant, l’informatique et les métachercheurs d’aujoud’hui, en accélérant les possibilités de liens accentuent aussi les redondances et ne reconnaissent plus la hierarchie prioritaire de sens.
    J’ai ainsi, sous un autre nom, créé un blog il y a moins d’un an. Aujourd’hui, si l’on tape le nom de mon pseudo on constate qu’il ne fait que cinq fois moins bien sur Google que Staline, huit fois moins que Mère Teresa… Où celà va t’il aller?
    Puis-je me permettre d’attirer votre attention sur un livre qui touche à « nos »sujets, et qui rencontre énormément d’impact aux USA? Linked, d’Albert Laszlo Barabasi, aux éditions Plume (je ne sais s’il existe en Français.

  3. « C’est par exemple de cette immense conversation, de ce boucan, qu’émergent des projets étonnants, bien loin des perspectives terrifiantes ou édifiantes que je décrivais tout à l’heure mais qui constituent aujourd’hui, eux aussi, la réalité de cette société »

    Un nouveau bazar 🙂

  4. juste quelques idées, comme ça, en réaction à ces idées intéressantes … de Certeau parle du « braconnage », du « faire avec », pratiques individuelles et quotidiennes de ceux que l’on appelle les usages des techniques. Au delà de l’offre, il y a l’usage, la pratique, l’utilisation, l’emploi, bref, la personne et ses besoins, ses attentes. Ainsi, les stratégies des producteurs sont englouties dans les expérimentations du quotidien. La télévision et ses publicités deviennent des compagnes dans le silence du soir, elle devient une berceuse… Les « projets étonnants, bien loin des perspectives terrifiantes ou édifiantes » sont la réalité du quotidien, de ce braconnage qui se développe petit à petit, s’appuyant sur des rejets, des non-usages, des appropriations…Il y a toujours eu une chape globale (le langage, les institutions, les idéologies, la Science ) sous laquelle grouille la foule innovante et inventrice de sa quotidienneté. Est ce que la technique changera vraiment les choses? Cessera-t-on d’inventer son quotidien parce qu’un ordinateur plus puissant nous permettra de devenir plus fort dans des domaines qui ne nous concernent pas directement? Peut etre que oui, ou non…

  5. Dans les mots @venir …voir déjà là, tapis sous les langues de bois (verts ou morts) … portés par les uns et les autres …

    anaphanetrisme (analphanets)
    clavaradage (clavarder pour chatter)
    défenestrer (pour migrer vers l’@citoyenneté)
    pronetaires (pour s’unir)

  6. Merci pour ce texte nuancé qui donne envie de continuer à avancer, en mêlant ouverture, enthousiasme et vigilance !