Classes populaires : les oubliés du numérique

Le dernier numéro de la revue Réseaux, coordonné par Dominique Pasquier (qui fera paraître en septembre un ouvrage de recherche sur L’internet des familles modestes : enquête dans la France rurale, issu du projet de recherche Poplog) est consacré aux « Classes populaires en ligne, les « oubliés » de la recherche ? ».

Dans son introduction, la sociologue souligne qu’« on sait peu de choses sur la spécificité du rapport à internet dans les milieux populaires ». Les travaux sur les classes populaires n’ayant pas beaucoup interrogé la question du numérique et, de l’autre, les travaux sur le numérique ayant peu abordé les individus peu diplômés. Si on trouve des études sur la fracture numérique, celles-ci ont surtout montré que les classes populaires ont en grande partie rattrapé leur retard de connexion, mais interrogent peu les inégalités d’usages. Or, on sait depuis longtemps que les individus diplômés ont des usages d’internet plus diversifiés que les autres. Si internet est un outil qui se prête à des formes d’appropriation très plastiques, les usages populaires sont à la fois spécifiques et divers (avec notamment des différences à regarder entre usages ruraux et urbains ; entre usages des familles riches et pauvres).

Ainsi, notamment, dans les milieux populaires, internet est intimement associé à la sphère personnelle et aux loisirs et à tendance à favoriser une sociabilité familiale, locale, trait fort de la sociabilité populaire, rappelle Dominique Pasquier. C’est dans de petites différences que se nichent les particularités des usages populaires comme le fait d’avoir une adresse e-mail pour toute la famille par exemple… ou un contrôle familial parfois plus marqué qu’ailleurs (voir par exemple l’article d’Irène Bastard sur les problèmes d’affichage public du réseau d’amis sur Facebook). L’internet populaire n’est pas spectaculaire, mais particulier, souligne Dominique Pasquier.

Les capacités exploratoires sont souvent plus difficiles : les moins dotés scolairement ont plus de difficulté à gérer, hiérarchiser, sourcer l’information en ligne lors de leurs recherches par exemple. Mais là aussi, les choses se sont améliorées : la plupart trouvent ce qu’ils cherchent. Le sociologue Nicolas Auray avait pointé 4 types de compétences discriminantes : les compétences managériales (c’est-à-dire les capacités à discuter) sont moins évidentes pour les milieux populaires ; les compétences herméneutiques également (c’est-à-dire la capacité à expertiser un document) ; les compétences topologiques (la compétence à utiliser l’internet qui favorise ceux qui sont socialisés par la culture du jeu vidéo), elles, ne défavorisent pas nécessairement les classes populaires ; et les compétences sociales (la capacité à dépasser l’homophilie, c’est-à-dire à se connecter à ceux qui ne sont pas de notre milieu social) où les classes populaires montrent une grande résistance à se connecter à des gens socialement différents. Pour Dominique Pasquier, l’entre-soi des classes populaires freine la compétence exploratoire et ce d’autant plus que nombre de formes d’exploration n’ont pas de de pertinence pour certaines conditions ou parcours de vies.

La question de la participation, elle, montrait que les individus les moins diplômés investissent plus facilement des dispositifs « sans mémoire » et reposent sur des « types d’écritures très éloignés des canons légitimes », comme les messageries instantanées, le tchat, l’échange d’images… Jen Schradie parle d’ailleurs d’une « fracture de la production », du fait qu’on ne se sent pas toujours légitime à participer. « Finalement, qu’il s’agisse d’explorer ou de participer, la démocratisation d’internet s’est opérée sous des formes ségrégatives. Il y a une réelle ouverture sur de nouveaux savoirs, il y a certaines formes de participation, mais les territoires en ligne restent marqués par la stratification sociale et l’entre-soi ».

Autant de perspectives qu’approfondissent les différentes contributions du numéro. A lire donc.

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