De la ville intelligente à la ville capturée

Dès l’origine, le projet de ville intelligente a été défini de manière ambiguë : « il promet d’habiliter la planification urbaine en faisant de la ville un centre de données en temps réel sur tous les aspects de son fonctionnement et d’optimiser l’infrastructure urbaine via des capteurs reliés dans un réseau centralisé ». Son enjeu est profondément économique : il vise avant tout à produire une efficacité nouvelle, pour un coût moindre ; il vise à introduire « l’esprit d’entreprise à l’hôtel de ville » explique Jathan Sadowski (@jathansadowski) doctorant à l’école d’architecture et de design de l’université de Sydney dans RealLife mag (@_reallifemag).

Les intérêts des entreprises à l’origine des « villes intelligentes » – dont IBM ou Cisco, récemment rejoints par Sidewalk Labs – « ne cherchent pas seulement à vendre une variété de solutions technologiques et de services de gestion de la ville comme les salles de contrôle qui ont été installées de Rio de Janeiro à Jakarta : ils vendent aussi la toile de fond idéologique qui les justifie. Il s’agit de construire un récit – visant à la fois à convaincre les planificateurs, les politiciens et le public – sur les crises auxquelles les villes sont confrontées, les changements qui s’imposent et les avantages qu’il y aura à laisser les entreprises prendre les commandes. »

Pour le chercheur (qui s’apprête à faire paraître un livre en mars, auquel il faudra être attentif, Too smart), « la Smart City doit être comprise comme un imaginaire sociotechnique », c’est-à-dire comme une vision d’un avenir souhaitable fondé sur une technologie en gestation pour changer la société et qui insiste sur un modèle particulier de développement municipal et de gouvernance. Dans cette vision, les villes sont idéalement régies par des protocoles de décision pilotés par des données, suivies en temps réel dans des salles de contrôle centralisées (via ces fameux tableaux de bord urbains que nous avions évoqué et dont l’anthropologue Shannon Mattern@shannonmatterndans l’excellente revue Places a dressé l’histoire), et transformées en machines de croissance urbaine (qui décrivent une ville intelligente sous forme de services, comme l’expliquait le cabinet de conseil Frost et Sullivan en 2015).

Ce séduisant récit convenait autant aux planificateurs qui cherchaient de l’aide pour gérer plus efficacement des systèmes complexes qu’aux politiciens qui cherchaient des moyens d’augmenter les rendements, qu’au public qui souhaite vivre dans une ville qui réponde instantanément à ses besoins. Sur le papier, « la ville intelligente est, après tout, conçue pour avoir l’air géniale ! »

Mais, rappelle le chercheur, nombre de promesses et prototypes de la ville intelligente sont imaginaires. Souvent, ils n’existent que sous la forme d’arguments marketing. Sondgo, en Corée du Sud, reste une ville vitrine, inhabitée, un site d’exposition « pour un avenir urbain qui n’est jamais arrivé ». Pour Sadowski, la ville intelligente n’est pas non plus un concept cohérent. Au mieux, c’est un euphémisme trompeur pour dessiner un avenir urbain contrôlé par les entreprises. À mieux y regarder, les technologies ont traité la ville comme un champ de bataille : redéployant les systèmes d’information créés à l’origine à des fins militaires, d’abord et avant pour la police urbaine. « Des capteurs, des caméras et d’autres systèmes de surveillance en réseau recueillent des renseignements au moyen de méthodes quasi militaires pour alimenter un autre ensemble de systèmes capables de déployer des ressources en réponse ». En réalité, « les centres de commandement urbains – ou les logiciels d’analyse sophistiqués qui créent des réseaux relationnels de données, comme celui produit par Palantir, financé par la CIA – sont conçus principalement pour la police, et non pour les planificateurs de la ville et encore moins pour le public ». Cette machine de guerre urbaine n’est pas utilisée pour ou par le grand public, mais sur et contre celui-ci ! Pour Sadowski, nous sommes confrontés à la prochaine étape de la militarisation de la société par la haute technologie. « Plutôt que de produire la ville intelligente, elle produit la ville capturée ».

En fait, quand on parle de ville intelligente, nous ne devrions pas penser à une ville qui réponde optimalement à tous les besoins, mais plutôt à une infrastructure de surveillance, à l’image du Domain Awareness System de la police de New York et de Microsoft, un immense réseau de traitement de données, une infrastructure de surveillance intégrée et unifiée (qui connecte 18 000 caméras, un fichier de 2 milliards de plaques d’immatriculation, les 54 millions d’appels au 911, les 15 millions de plaintes à la police….). Pour le sociologue Josh Scannell (@frannyrecounts), ce système va bien au-delà des questions criminelles : il est le produit de la guerre contre le terrorisme. Ce système de surveillance exploité par le complexe militaro-industriel entrelace les données au territoire. « L’objectif est d’enchevêtrer la ville si étroitement dans ces systèmes, d’en faire une partie tellement critique de l’infrastructure urbaine, que les deux ne pourront jamais être démêlés ». Mais la ville est également capturée idéologiquement, explique Sadowski. Dans cette vision de la ville, l’ennemi est total : tous les lieux et toutes les personnes doivent être surveillés à tout moment. Chaque endroit, chaque instant doivent être connaissables et contrôlables. L’enjeu est de produire une ville parfaitement explorable, un double en trois dimensions, où toute personne peut-être repérée à tout moment, explique Christopher Mims dans le Wall Street Journal. Ces systèmes promettent d’imposer un ordre semblable à une machine, comme si l’on pouvait faire fonctionner la ville à la manière des ordinateurs qui l’analysent… Et de ce côté, les technologies ne cessent de promettre des outils de surveillance toujours plus précis, toujours mieux intégrés… à l’image du Persistent Surveillance System, créé à l’origine pour l’armée américaine en Irak et qui consiste à analyser la ville depuis des images prises par un avion comme le révélait Bloomberg dès 2016.

Dans son Manifeste Cyborg, Donna Haraway parlait déjà de l’émergence d’une « informatique de la domination », rappelle Sadowski, pour évoquer comment les dominations hiérarchiques comme le racisme, le sexisme ou le colonialisme allaient être reformulées et reproduites matériellement et idéologiquement par le numérique via des technologies de contrôle et de surveillance centralisée. La nouvelle étape de cette domination est déjà là, explique Sadowski en évoquant par exemple le réseau de caméra de portes d’Amazon, que le FBI ou la CIA aurait rêvé d’installer (et auxquels ils peuvent désormais accéder pour le prix d’un abonnement). Ring s’adresse aux consommateurs lambda en leur faisant une promesse de sécurité… mais ce que ce service offre vraiment, ce sont des pouvoirs élargis aux forces de police, à la ville capturée, via un tableau de bord supplémentaire à interfacer avec les autres, tout en contournant les règles démocratiques qui président à la surveillance publique.

« L’aspect le plus insidieux de la ville capturée repose sur la façon dont son pouvoir militariste est caché à la vue du public ». Il ne s’agit plus de patrouilles de police à la vue de tous, mais d’une boîte noire du contrôle fait d’une collecte de données opaques et d’algorithmes invisibles qui influencent les pratiques policières. La militarisation de la police (.pdf) (que dénonçait récemment l’ACLU, la principale association américaine de défense des libertés civiles) masque des armes et des tactiques de guerre qui pénètrent nos maisons et l’espace public. Pour Stephen Graham, l’auteur de Villes en état de siège, tout devient une cible. Et Sadowski d’évoquer les propos d’Os Keyes que nous évoquions récemment sur l’idéologie de la surveillance. S’extraire de l’idéologie de la ville capturée nécessite de démanteler les nombreuses couches de l’infrastructure technique et idéologique qui se mettent en place par-devers nous. « Il est temps de déclarer que le fantasme d’entreprise de la ville intelligente est mort » et que celui de la ville capturée devrait subir le même sort.

Dans Le Monde, le journaliste Grégoire Allix faisait un peu le même constat : les villes idéales promettent de la surveillance généralisée derrière des projets pharaoniques et inégalitaires qui s’annoncent surtout comme des centres commerciaux géants pour pays non démocratiques. Même son de cloche pour le journaliste Olivier Tesquet de Télérama, où la « Safe City » révèle le vrai visage de la Smart City, où le discours sécuritaire habite tout l’horizon urbain. La France n’est pas en reste de ces projets de sûreté urbaine, à l’image de Roanne et de son centre de contrôle urbain « capable de détecter une plantation de cannabis en analysant la consommation d’électricité d’un appartement » ou Nice qui envisage de déployer un « Waze de la sécurité » ou Marseille et son projet de « Big data de la sécurité publique »… Et Olivier Tesquet (@oliviertesquet, qui s’apprête à publier un livre sur le sujet) d’enfoncer le clou dans un autre article toujours pour Télérama en dénonçant le caractère inéluctable de l’obsession sécuritaire qui enfle à mesure qu’elle ne cesse de repousser la démonstration de son efficacité.

À lire aussi sur internetactu.net