Le design pour lutter contre le changement climatique

Comment le design pourrait-il devenir un acteur significatif et positif dans la lutte contre le changement climatique ? C’est la question qui anime le designer Gauthier Roussilhe (@aswalterrobin) dans une interview publiée par We Make Money Not Art (@wmmna). Il y a 2 ans, nous avions évoqué son excellent documentaire, Ethics for Design, qui interrogeait le rôle et le sens du design. Cette question de la responsabilité du design, après l’avoir posé aux autres, Gauthier Roussilhe se l’est adressée à lui-même, confie-t-il à Régine Debatty. Répondre à l’urgence climatique s’est alors imposée à lui. Restait à trouver comment interroger et réorienter sa pratique face à ce défi et comprendre pourquoi les concepteurs étaient si mauvais à adresser cet enjeu.

Pour lui, si le design peine à adresser ce sujet, c’est à cause des mythes qui le constituent. D’abord, la croyance que le designer travaille pour des humains… Alors que la plupart des designers travaillent pour une personnalité économique considérée comme un être rationnel. Pour Roussilhe, ce qui est problématique ici, c’est de mettre l’humain au centre, alors qu’il n’est qu’une composante d’un écosystème. Historiquement, le design est apparu à une époque où les ressources et l’énergie semblaient illimitées. Tant et si bien que ce problème peine à s’imposer aux designers. La plupart ne savent pas concevoir un site dont la spécificité principale serait de consommer le moins d’énergie ou de ressources possibles par exemple. Enfin, les designers ne prennent pas en compte les externalités : les déchets, la pollution, les problèmes sociaux… Pour eux, c’est une défaillance du système, par un élément constitutif du problème. Si l’on regarde pourtant le design via la grille de lecture anthropocènique (c’est-à-dire en reconnaissant l’impact des activités humaines sur la dégradation de nos écosystèmes et comment les pratiques de design peuvent aider à y répondre), cela nécessite d’inclure plus que les humains, de déplacer le régime de propriété, d’interroger la croissance économique… Pourtant, les designers se sentent souvent aussi impuissants que chacun d’entre nous face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Gauthier Roussilhe prend l’exemple du travail du design dans un contexte rural, comme il a pu le constater avec certains de ses travaux, où le rôle d’un designer semble toujours incongru pour des gens qui ne savent pas même ce que c’est. « Le fait de penser à tout numériser n’a aucun sens dans des territoires spécifiques où les liens sociaux ne souhaitent pas être numérisés et où les gens ne veulent pas dépendre de structures techniques pour communiquer ». La plupart des choses qui sont affirmées par le design sont remises en question quand elles sont utilisées dans un autre contexte. Les méthodes et outils des designers sont avant tout adaptés au monde urbain, souligne-t-il. « Je ne pense pas que la fonction principale du design de nos jours soit de produire des choses. Nous devrions plutôt apprendre à adapter les systèmes existants ». C’est ce qu’il fait par exemple en proposant un atelier de conception de site web, non pas depuis une contrainte budgétaire, mais depuis une contrainte énergétique. Pour Gauthier Roussilhe, nous n’avons jusqu’à présent peu investi la question de savoir à quoi ressemble un site web low tech. Leur conception repose toujours sur les présupposés de puissance de calcul ou d’énergie illimitée. Par exemple, quand on souhaite ajouter une carte à un site web, tout le monde désormais intègre Google Maps ou Open Street Map. Mais dans un scénario décroissant, cela suppose de réinterroger ce « non-choix », cela suppose de réinterroger le sens de la carte et comment elle façonne la compréhension d’un territoire et d’une culture.

Avec le Shift Project, Gauthier Roussilhe a développé un plug-in pour Firefox pour montrer l’impact écologique de votre utilisation du web via l’historique de votre navigateur. Développer un site avec un budget énergétique limité montre que « certains des problèmes que nous rencontrons couramment avec la conception Web (la dépendance, la confidentialité, etc.) disparaissent complètement lorsque vous comptez sur une énergie limitée. Ce qui montre que bon nombre des problèmes que nous associons aux grandes entreprises de technologie sont liés à une énergie abondante. » La plupart des sites web ressemblent à des passoires thermiques : ils sont insoutenables, comme l’a montré l’étude sur la vidéo en ligne réalisée avec le Shift Project.

Pour le designer, l’énergie peut-être utilisée comme une contrainte directrice. « Les gens semblent vivre dans un rêve techno-fantastique. Principalement parce qu’ils ne comprennent pas l’infrastructure sur laquelle il s’appuie. Mais à la fin, le monde physique, avec ses limites d’énergies et planétaires, rattrapera ces rêves. »

Une vie sobre en technologie, implique-t-elle nécessaire un retour au passé, une dégradation de nos modes de vie ?, interroge Régine Debatty. Le low tech n’est pas une opposition totale à la high-tech, estime le designer. Il n’y a pas un progrès technique unique et immanent, comme le montre le livre de l’historien David Edgerton (dehedgerton), Quoi de neuf ? ou celui du philosophe Albert Borgmann, Technology and the Character of Contemporary Life : a Phlosophical Inquiry (1984, non traduit). Les low tech, les wild tech, les techniques de basses technologies… quel que soit le nom qu’on leur donne, nécessitent plus de temps, d’engagement, d’adaptation au contexte… Contrairement aux high-tech, elles ne visent pas à s’appliquer indifféremment au monde entier. « Plus elle répondra avec précision aux besoins d’un territoire, plus ce type de technologie sera attrayant ». Les designers demeurent encore trop souvent des « lubrifiants économiques » : leurs interventions stimulent surtout l’effet rebond ! Les basses technologies permettent de rematérialiser le numérique, alors que les technologies numériques n’ont jamais été conçues pour un territoire, mais pour le « village global », un endroit qui existerait partout et donc nulle part. « Nous devons apprendre à personnaliser un territoire de service numérique, ce qui signifie qu’il sera lié à sa propre production d’énergie, aux conditions météorologiques et à d’autres paramètres à prendre en compte. C’est bien plus excitant que de simplement concevoir des services numériques où il suffit de suivre les tendances. »

Sur son site, qui adopte des principes de conception low tech inspirés de ceux de Kris de Decker de LowTech Magazine (voir « Avons-nous besoin d’une vitesse limitée sur l’internet ?), Gauthier Roussilhe a publié un guide de conversion au numérique low tech. Le designer s’apprête à lancer un programme de sensibilisation au design à l’heure de l’anthropocène, dont le premier cours aura lieu à La Paillasse le 26 septembre 2019.

Signalons que le designer Geoffrey Dorne (@GeoffreyDorne) confiait récemment sur son blog des interrogations assez proches sur la conception low tech comme sur le rôle du design.

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