Le toujours très stimulant Nassim Taleb (@nntaleb), auteur du Cygne Noir et d’Antifragile, publiait cet été sur Medium, un court extrait de son prochain livre, Skin in the game, the logic of risk taking (Mettre sa peau en jeu : la logique de la prise de risque ; d’autres extraits sont également disponibles ici), un texte sur la dictature de la plus petite minorité. Dans les systèmes complexes, explique-t-il, ce n’est pas le choix majoritaire qui s’impose. Au contraire, le plus souvent, il suffit d’une minorité très intransigeante pour qu’elle impose ses choix et préférences à tous. Dans les systèmes complexes, les interactions comptent plus que la nature des unités : étudier les fourmis individuellement ne donnera jamais une idée du fonctionnement d’une colonie de fourmis. C’est ce qu’on appelle les propriétés émergentes du tout où les parties et le tout diffèrent du fait des interactions entre ces parties. Et ces interactions obéissent parfois à des règles très simples.
Comme toujours chez Taleb, qui aime tant les digressions, il commence par évoquer une anecdote : sa participation à un cocktail où il s’est rendu compte que tous les produits proposés étaient casher. Il en tire un constat : alors que quelqu’un qui mange casher ou halal ne mangera jamais une nourriture non casher ou non halal, l’inverse n’est pas vrai. Taleb en tire une vérité : la minorité est souvent un groupe intransigeant, quand la majorité se révèle plus flexible. Et la confrontation des deux impose une asymétrie de choix. Si la différence de coût est faible, alors la règle imposée par le plus intransigeant a tendance à s’imposer. Pour lui, c’est ce qui explique par exemple, le développement de la nourriture bio ou des voitures à boîte de vitesse automatique. La forte demande d’une minorité pèse sur les coûts de distribution et la force des principes de cette minorité accélère l’effet de diffusion de la nouvelle règle.
C’est ce qu’en physique on appelle la renormalisation et que le physicien français Serge Galam a tenté d’appliquer à la société et à la politique (notamment aux prévisions électorales) dans son livre sur la Sociophysique. Pour lui, dans les élections, il y a les inflexibles et les électeurs souples. L’effet de veto de certains contraint les autres à adapter leurs choix (voir les explications qu’il donnait de sa « méthode » pour Causeur). Taleb déroule une foule d’exemples à sa démonstration : comme la règle qui veuille que l’anglais s’impose dans les réunions ou les conférences, parce qu’une minorité ne comprend pas d’autres langues. Et cette règle d’unilatéralité explique bien d’autres phénomènes, continue Taleb. Pour lui, cela signifie que la formation des valeurs morales dans la société ne provient pas de l’évolution du consensus : « non, c’est la personne la plus intolérante qui impose la vertu aux autres, précisément à cause de cette intolérance ».
Et Taleb de continuer sa démonstration : dans les sociétés et dans l’histoire, à quelques variations non significatives près, les mêmes règles morales générales et interdits s’appliquent : ne pas voler, ne pas blesser, ne pas tuer… Et ces règles au fil du temps ont eu tendance à devenir de plus en plus universelles : elles se sont appliquées aux esclaves, aux autres peuples, et commencent à s’appliquer aux espèces animales… La propriété de ces lois est d’être binaires : elles n’autorisent pas à voler un peu ou assassiner modérément. Comme vous ne pouvez pas manger casher ou halal et faire une exception lors du barbecue. Pour Taleb, cela signifie que ces valeurs ont certainement plus émergé d’une minorité que d’une majorité.
Taleb déduit de ces réflexions logiques, une autre règle. Une minorité intolérante peut donc miner notre démocratie. Ce qui signifie que pour répondre à l’intolérance, il faut être plus intolérant encore que les minorités intolérantes. Pour Taleb, la société n’évolue pas par consensus, vote ou majorité. « Seules quelques personnes suffisent pour déplacer d’une manière disproportionnée l’aiguille. Tout ce dont ils ont besoin est une règle asymétrique quelque part. Et l’asymétrie est présente partout ».
MAJ : Une étude – relayée par The Atlantic – montre qu’il existerait un seuil à partir duquel les opinions minoritaires prennent le dessus. Selon Damon Centola du groupe des dynamiques en réseau l’université de Pennsylvanie, les petits groupes seraient capables de renverser les normes établies dès qu’ils atteignent une masse critique de 25 %.