Rendre l’économie plus démocratique

Ce qu’il manque à la gauche, c’est une politique économique ! C’est de construire une alternative concrète au néolibéralisme, explique un long et passionnant article du Guardian signé Andy Beckett. Depuis les années 80, la droite impose son agenda économique. « Privatisation, déréglementation, réduction des impôts pour les entreprises et les riches, plus de pouvoirs pour les employeurs et les actionnaires, moins pour les travailleurs… Ces politiques interdépendantes ont intensifié le capitalisme et l’ont rendu encore plus omniprésent. Des efforts immenses ont été déployés pour faire paraître le capitalisme comme inévitable, pour décrire toute alternative comme impossible. » Référence explicite au fameux TINA, There is no alternative de Margaret Thatcher.

Dans cet environnement hostile, sur le plan économique, la gauche a longtemps ressassé ses classiques, à savoir Marx et Keynes. La droite et le centre ont caricaturé quiconque avançait que le capitalisme devait être contraint, réformé ou remplacé… Changer le système nous a été présenté comme un fantasme, pas plus envisageable qu’un voyage dans le temps. Pourtant, ces dernières années, le système capitaliste a commencé à donner des signes de défaillances, rappelle Beckett. Plus qu’une prospérité durable et partagée, il a produit de la stagnation, la montée des inégalités, des crises bancaires, le populisme et la catastrophe climatique… Le constat qu’un nouveau rapport économique – plus juste, plus inclusif, moins abusif et moins destructeur – est nécessaire a ouvert un nouvel espace politique. Dans les pays occidentaux, dans les pays les plus capitalistes, où les problèmes se concentrent, des réseaux de penseurs, de militants et de politiques ont commencé à proposer des alternatives… C’est notamment le cas de ceux qu’on appelle, de l’autre côté de la Manche, les nouveaux économistes.

L’une des figures de ce mouvement est Christine Berry (@oeufling). Pour elle, l’enjeu est de mettre à nu la question du pouvoir que le discours économique a tendance a masquer.
« La nouvelle économie de gauche promeut la redistribution du pouvoir économique, afin qu’il soit détenu par tout le monde – tout comme le pouvoir politique est détenu par tous dans une démocratie saine. Une redistribution qui implique que les employés puissent s’approprier une partie des entreprises où ils travaillent ; ou que des politiciens remodèlent l’économie de leur ville pour favoriser les entreprises locales ou éthiques au détriment des grandes entreprises ; ou que les politiciens nationaux fassent des coopératives la nouvelle norme des entreprises ».

Couverture du livre People Get ReadyCette « économie démocratique » n’est pas un fantasme idéaliste : des fragments en ont déjà été construits en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Et sans cette transformation, soutiennent les nouveaux économistes, l’inégalité croissante du pouvoir économique rendra bientôt la démocratie elle-même impraticable. « Si nous voulons vivre dans des sociétés démocratiques, nous devons… permettre aux communautés de façonner leurs économies locales », écrivent Joe Guinan (@joecguinan) – qui vient de publier avec Christine Berry People get ready (Les gens sont prêts !), un livre manifeste et programmatique pour le Labour de Jeremy Corbyn – et Martin O’Neill (@amrtin_oneill) dans un récent article pour l’IPPR (@IPRR), l’Institut de recherche pour les politiques publiques, un think tank longtemps associé au New Labour. « Il ne suffit plus de considérer l’économie comme une sorte de domaine technocratique distinct dans lequel les valeurs fondamentales d’une société démocratique ne s’appliqueraient pas. » Pour Guinan et O’Neill, la démocratisation de l’économie aidera en réalité à revitaliser la démocratie : les électeurs sont moins susceptibles de se sentir en colère ou apathiques s’ils sont inclus dans des décisions économiques qui affectent fondamentalement leur vie.

Couverture du rapport Cooperatives unleased« Le projet extrêmement ambitieux des nouveaux économistes implique de transformer la relation entre le capitalisme et l’État ; entre travailleurs et employeurs ; entre l’économie locale et mondiale ; et entre ceux qui ont des actifs économiques et ceux qui n’en ont pas. « Le pouvoir et le contrôle économiques doivent être posés plus équitablement », a déclaré l’an dernier un rapport [pour le développement des coopératives] de la New Economics Foundation (@NEF), un groupe de réflexion radical qui a servi d’incubateur à de nombreux membres et idées de ce nouveau mouvement. »

Les nouveaux économistes veulent changer le fonctionnement du capitalisme. Mais plutôt que de revenir aux nationalisations d’antan, ils souhaitent que l’État ne contrôle pas cette transformation, mais l’initie et l’orchestre, en promulguant de nouvelles formes d’organisation pour gérer intérêts privés comme publics. Comme le soulignaient les chercheurs britanniques Kate Pickett (@profkepickett) et Richard Wilkinson (@ProfRGWilkinson), cofondateurs de Equality Trust (@equalitytrust), un autre de ces laboratoires d’idées progressistes, en conclusion de leur livre, Pour vivre heureux vivons égaux !, la démocratie économique est aussi le meilleur moyen de remédier aux inégalités croissantes.

Pour Michael Jacobs, ancien conseiller de Gordon Brown, le réseau des nouveaux économistes est un écosystème… composé de jeunes chercheurs, d’activistes et qui repose sur de nombreuses publications comme celles d’OpenDemocracy (@openDemocracy), Jacobin (@jacobinmag, le magazine socialiste américain) ou Novara (@novaramedia) ou encore Renewal (@renewaljournal) où les collaborations foisonnent. Ce réseau est en train de se solidifier en mouvement autour de Neon (@non_uk), une spin-off du NEF qui organise des ateliers pour les militants de gauche ou Stir to Action (@stirtoaction) qui est à la fois un magazine et une organisation de formation qui promeut les coopératives ou les formes de propriétés communautaires. Pour Jonny Gordon-Farleigh, rédacteur en chef de Stir to Action, l’activisme économique est au coeur de ce mouvement qui, avec les années, est passé de la contestation aux propositions.

Page d'acceuil de Neon

John McDonnell, député du parti travailliste, semble réceptif aux idées des nouveaux économistes. L’un de ses principaux conseiller et ancien de la NEF, James Meadway, serait d’ailleurs en train d’écrire un livre sur « l’économie pour tous »… L’une des propositions du rapport de la NEF sur les coopératives, qui proposait aux entreprises conventionnelles de donner des actions à leurs employés pour créer des fonds de participation, a été reprise dès septembre par le parti travailliste (ainsi que par Bernie Sanders, le candidat socialiste à la primaire Démocrate aux États-Unis). Les événements organisés par le réseau des nouveaux économistes semblent accumuler succès sur succès, à l’image de la soirée de lancement par Mathew Lawrence (@dantonshead) de Common Wealth, un nouveau think tank dédié à la démocratisation de la propriété…

Page d'accueil de Common Wealth

L’article d’Andy Beckett revient pourtant sur les désillusions du mouvement coopératiste des années 70, qui, en Grande-Bretagne, semble avoir été une utopie ratée, entravée par un manque d’investissement et la croissance de la concurrence internationale. C’est aux États-Unis, en 2000, que Gar Alperovitz, cofonde, à l’université du Maryland, Democracy Collaborative (@democracycollab), un laboratoire de recherche-action pour développer l’économie démocratique et faire revivre la vie politique et économique des régions en déclin des États-Unis. Cette organisation activiste, où travaille Joe Guinan, a transformé Cleveland où elle a contribué à créer plusieurs coopératives dont une entreprise d’énergie solaire, une blanchisserie industrielle et une ferme hydroponique, qui ont investi leurs bénéfices pour démultiplier le mouvement en créant d’autres coopératives locales. Le modèle de Cleveland a été adopté dans une ancienne ville industrielle du Lancashire, Preston. Dans cette ville de 150 000 habitants, le conseil municipal par exemple, utilise sa capacité à passer commande pour inciter les entreprises qui répondent à ses appels d’offres à avoir un comportement plus éthique : comme de ne pas avoir d’employés payés moins que le salaire de base ou d’avoir un minimum de salariés provenant de la diversité.

Pourtant, Andy Beckett souligne que transformer cette expérience en politique nationale sera difficile. Les entreprises et les industries britanniques traditionnelles ne portent pas le mouvement coopératiste dans leur coeur. Les nouveaux économistes continuent pourtant  d’y croire : le Brexit, l’automatisation comme l’urgence climatique imposent à terme un État plus interventionniste qu’il n’a jamais été. Reste également à convaincre les électeurs que d’autres valeurs que les seuls résultats économiques comptent. Reste à savoir également si les travailleurs souhaitent vraiment reprendre la main sur leurs entreprises et sur leur destinée… Et ce alors que, contrairement aux années 70 et à l’utopie de la démocratie industrielle, les emplois pour beaucoup sont devenus des emplois de court terme, peu rémunérateurs, avec peu de statut social associé, et qui semblent de moins en moins faire partie de l’identité des gens. Pour Jonny Gordon-Farleigh, éditeur de Stir to Action et promoteur depuis longtemps des coopératives : « le capitalisme contemporain a produit une force de travail pacifiée et passive »… qui « aime à se sentir un peu aliénée ». Comme si reconquérir sa capacité d’action n’est pas si simple dans une économie consumériste…

Hésitants eux-mêmes à embrasser la vision des nouveaux économistes, les travaillistes se sont mis à promouvoir une vision du Green New Deal américain, qui propose de traiter le problème climatique et les excès du capitalisme en augmentant l’aide gouvernementale pour les technologies vertes. Mais pas que…

L’éditorialiste écologique du Guardian, George Monbiot (@georgemonbiot) revenait très récemment sur un rapport – intitulé Land for the many, la terre pour tous – qu’il a livré pour le parti travailliste justement, qui semble très proche des idées des nouveaux économistes britanniques. Ce rapport fait des propositions pour réformer la propriété foncière qui n’a cessée de se concentrer ces dernières années et dont la valeur a explosé, au détriment des plus démunis. Parmi les nombreuses propositions du rapport, l’équipe qui y a travaillé suggère ainsi la création de nouvelles sociétés de développement publiques qui préempteraient des terrains pour la construction sur lesquels les promoteurs feraient des propositions en concurrence les unes les autres. Ils suggèrent également la création d’une agence de participation communautaire pour que les citoyens soient plus moteurs sur les aménagements à venir et promouvant une nouvelle définition de l’espace public. Ou encore un « Common Ground Trust », une fondation pour aider ceux qui n’ont pas les moyens à acquérir des terrains sous forme locative…

Autant d’exemples concrets qui soulignent que la question de la propriété des moyens de production, comme dirait Marx, a été le point aveugle de trop nombreuses années de luttes.

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