Premier Café Fing : rencontre avec Pierre LEVY

Le premier café FING organisé le 13 mars 2003 au café  » le père Tranquille  » à Paris, a été l’occasion d’un échange avec Pierre Levy, penseur de  » l’intelligence collective « , autour de ses nouveaux travaux.

Compte rendu par Philippe Durance

Le premier café FING organisé le 13 mars 2003 au café " le père Tranquille " à Paris, a été l’occasion d’un échange avec Pierre Levy, penseur de " l’intelligence collective ", autour de ses nouveaux travaux.

Pierre Lévy est le titulaire de la chaire de recherche du Canada sur l’intelligence collective à l’université d’Ottawa.

Dans le cadre de cette chaire, P. Lévy porte deux ambitions  :

Fédérer des recherches sur le champ émergeant de l’intelligence collective (beaucoup de dénominations derrière un concept commun telles que intelligence connective / global brain / homme symbiotique / noosphère) Proposer un modèle particulier de l’intelligence collective, directement sous la forme d’un logiciel.

Le concept de l’intelligence collective

Il s’agit de considérer les collectifs humains, quelle que soit l’échelle (de la famille à l’humanité) comme des systèmes cognitifs, i.e. des " esprits " ayant une capacité de perception, d’apprentissage, de mémoire, de création…

Les conséquences de cette démarche existent dans beaucoup de domaines  : dans l’entreprise le Knowledge Management fait l’objet de beaucoup de travaux, mais auxquels il manque souvent une théorie scientifique, voire philosophique.

Les technologies sont des faciliteurs dans ce domaine. Dans le domaine politique, il y a une fonction de délibération, d’écologie d’idées… c’est aussi de l’intelligence collective. Dans l’apprentissage se développent des formes d’apprentissage collectif en ligne. A des échelles plus grandes c’est la problématique du développement – local, dans les pays en développement, etc. Les technologies peuvent être un catalyseur.

Beaucoup de gens travaillent dessus, beaucoup de champs d’application existent… et le moment est venu de réunir ces réflexions et pratiques, de rapprocher les technologies de communication et les " technologies intellectuelles "  ; de chercher à utiliser ces technologies dans la perspective du développement humain.

L’intuition de départ date de 1985 : la meilleur chose qu’on puisse faire avec les nouvelles technologies, ce n’est pas de l’intelligence artificielle, mais, au contraire, de l’intelligence collective  : que les ordinateurs n’imitent pas les humains, mais les aident à penser et à faire évoluer collectivement leurs idées.

La démarche consiste donc d’abord à créer un portail dans lequel on peut (au niveau mondial) trouver les publications, les centres de recherche, les communautés virtuelles… qui travaillent sur différentes sous-parties de ce thème. Elle s’accompagnera de la création d’un journal scientifique (d’abord publié en anglais).

Pour cette première ambition, il n’y a pas de théorie particulière de l’intelligence collective. La démarche est très vaste et ouverte.

Un modèle de l’intelligence collective

Ce modèle sera implémenté dans un logiciel de représentation et de cartographie comme instrument de simulation, de représentation, d’aide à l’étude.

Au départ il s’agit d’un projet scientifique  : faire un modèle de l’intelligence collective, et le tester au travers d’un logiciel pour voir si la représentation de l’IC au travers d’un modèle permet à une communauté d’apprendre et d’évoluer. Le logiciel serait un miroir de l’IC d’une communauté et lui permettrait de savoir où elle en est.

Le modèle est basé sur la notion de réseau. Il existe 4 types de réseaux. Les trois premiers sont  :

Un réseau technique (tout ce qui permet aux êtres humains de mener une vie en société et plus particulièrement des réseaux TIC) = " capital technique " Un réseau social (des êtres humains en relation les uns avec les autres  : mesurer la quantité ainsi que la qualité des liens entre les individus) = le " capital social " Réseau de documents, d’informations… = le " capital culturel "

Ces 3 réseaux sont décrits formellement de la même manière (le réseau).

Sur cette base se développent les idées, une société d’êtres invisibles. Il y a un écosystème d’idées qui vit en symbiose avec une société d’humains, et il y a une co-évolution, une co-sélection entre les sociétés humaines et les écosystèmes d’idées. Par conséquent, si on fournit un environnement propice aux écosystèmes d’idées, ceux-ci vont en retour favoriser la société humaine. Cela vaut aussi dans l’autre sens…

Ce n’est pas de l’idéalisme. Les idées sont aussi économiques, techniques, juridiques… Toutes ces idées constituent un " capital intellectuel ".

Les 3 réseaux technique, humain et culturel supportent celui du capital intellectuel.

Parmi ces idées il y a   :

des compétences (qui permettent de réaliser des choses – le pouvoir, le savoir-faire), des connaissances (qui permettent de savoir où l’on est – le savoir, les représentations, les images) et des valeurs (qui sont des critères de décision – les intentions).

Les idées constituent aussi un réseau.

A partir du moment où l’on a un réseau on peut en compter les nœuds, les liens… donc une dimension quantitative qui permet la mesure et la représentation. Il y a aussi une dimension qualitative, qui permet de mesurer l’harmonie entre les différents pôles de l’intelligence collective (connaissances, compétences et valeurs  ; réseaux techniques et réseaux humains, etc.). L’intelligence collective est aussi forte que son maillon le plus faible.

Si l’on peut mesurer et représenter un écosystème d’IC, on peut mesurer les difficultés, si des dimensions techniques manquent, ou des valeurs, ou des liens entre les individus…

L’équilibre est naturellement dynamique. Il n’est pas non plus cantonné à une communauté donnée  : cet équilibre peut se rétablir dans la relation entre différentes communautés. Le modèle est donc fractal, il peut se voir au niveau d’un petit groupe, comme d’une entreprise, comme d’un pays… L’une des lignes de recherche de P. Lévy consiste notamment à traduire automatiquement les statistiques nationales économiques, sociales, … d’un pays dans un modèle d’intelligence collective.

Ce n’est pas non plus la solution à tout  : donner des repères ne suffit pas nécessairement si la volonté d’avancer n’existe pas chez ceux qui le peuvent.

Ce modèle est en construction, c’est un processus de recherche, très évolutif. Il est mené par une équipe qui comprend des français, des brésiliens, des canadiens, des américains, des suisses, des cubains… Le projet sera financé par le gouvernement canadien au départ, mais il recherche encore des contributions.

Godefroy Beauvallet, ENST (discutant)  : quel est le rôle de la technique dans tout cela  ?

Une remarque  : on a une très grande difficulté pour se représenter un pilotage direct de l’intelligence collective, d’une communauté qui " choisirait " de se développer dans une certaine direction. Ce n’est pas comme ça que ça se passe aujourd’hui.

On comprend que la technique joue un rôle dans la possibilité de parvenir à un tel pilotage " explicite ". C’est d’ailleurs une différence avec les idées d’autres chercheurs. Quel est véritablement le rôle de la technique dans cette démarche  ?

Réponse  :

La réflexion est guidée par l’expérience historique. La révolution néolithique a représenté une révolution radicale dans l’évolution humaine. Elle a commencé en 10 000 avant JC et se termine aujourd’hui alors que l’humanité existe depuis 300 000 ans. L’invention de l’agriculture, de la société, de la loi, de l’écriture… est un changement absolument radical. Comme par hasard, cette mutation anthropologique s’est accompagnée d’un extraordinaire développement démographique  : ce saut a été biologiquement favorable à l’humanité.

Avec l’alphabet sont apparus les religions à prétention universelle, la notion de démocratie, la science grecque, l’argent… parce que les citoyens pouvaient lire les textes.

Il y a des sauts d’intelligence collective. L’imprimerie constitue aussi l’un de ces sauts. En résolvant mieux le problème de la mémoire on a rendu possible la science expérimentale, de nouvelles formes de développement économique (le " progrès ", lié au fait que l’énergie n’est plus consacrée toute entière à la transmission de génération en génération).

Avec l’informatique et les nouveaux moyens de communication, nous avons un passage qui ressemble à l’invention de l’imprimerie.

Alors, l’explicitation du fonctionnement d’une communauté permet-elle de la faire changer  ? Oui  ; on vit dans la culture et, de même qu’au néolithique on a commencé à sélectionner les plantes, les animaux… et à orienter l’évolution biologique, on pourrait aujourd’hui prendre un recul par rapport aux idées, aux valeurs et accompagner l’évolution culturelle.

Olga Elkaim  : existe-t-il un environnement politique favorable à l’intelligence collective  ?

Il reste le pas de la volonté, politique, de faire évoluer délibérément une communauté. Dans quel genre de système politique cette démarche a-t-elle des chances d’être acceptée comme une démarche délibérée ?

Réponse  :

C’est politique, oui, mais au sens très large  : quelle civilisation veut-on  ?

Mon but politique est de favoriser l’émergence d’une civilisation qui considère l’intelligence collective comme l’une de ses valeurs principales. Ce qu’il y a au cœur de l’Intelligence Collective est la notion d’harmonie  : ne pas favoriser de manière indue un principe contre un autre. C’est une approche écologique de la culture – et on peut intervenir sur cette écologie, quoique naturellement obligatoirement de manière prudente, exploratoire, itérative.

G. Beauvallet  : un exemple autour de la question des brevets  ?

Réponse  :

La notion de propriété intellectuelle est très récente (XVIIIe siècle). C’est une très bonne idée parce que depuis qu’on la mise au point, on constate qu’il y a eu beaucoup d’innovations – sans doute parce que cette propriété organise le retour sur investissement de ceux qui créent de l’innovation.

Donc on peut être pour, en principe. Mais ceci doit être équilibré par autre chose. La propriété intellectuelle telle qu’elle fonctionne a été définie à l’époque de l’imprimerie et les nouveaux modes de circulation, production… doivent conduire à la repenser. Et par ailleurs, on constate que dans de nombreux cas (ex. logiciel libre, connaissance produite sur fonds publics…), la renonciation volontaire à cette propriété permet de faire circuler et d’accélérer l’innovation.

Donc il faut limiter la place de la propriété intellectuelle, soit par renonciation volontaire, soit parce que cela a déjà été payé par des fonds publics. Et aussi dans le temps.

Autrement dit, dans certains cas il est nécessaire que certaines idées, portées par des gens, soient protégées. Mais il faut aussi un domaine public, notamment dans la longue durée  : la propriété a un sens au moment où l’idée apparaît et où elle a besoin de se battre pour survivre.

Maurice Ronai  : pilotage explicite et délibéré de l’IC (suite)  ?

Avez-vous rencontré des précédents historiques où des groupes se sont donnés un projet explicite et sont parvenus à améliorer leur intelligence collective  ? A l’inverse y a-t-il des exemples où l’on doit inventer des formes nouvelles d’IC pour faire face à des moments de crise ou à la complexité  ?

Réponse  :

Les précédents se trouvent notamment dans le domaine religieux. Au Moyen-âge, l’Eglise tentait de maintenir délibérément l’héritage de l’antiquité, elle a créé l’université, elle s’occupait d’alphabétisation…

Autres exemples  : la communauté scientifique, qui s’est donnée des règles de fonctionnement (pas d’argument d’autorité, revue par les pairs, mise en commun des résultats, reproductibilité des résultats…) ou la démocratie (les Athéniens pensaient qu’ils prendraient de meilleures décisions si tous les citoyens avaient leur mot à dire).

Olivier Zara, Axiopole

N’est-il pas plus facile de commencer par la structuration des connaissances  ? (cf. web sémantique)

Réponse  :

Le système que je propose comprend un système de cartographie de la connaissance qui permet de traduire un grand nombre de classification des connaissances (traduction).

Yannick Lejeune, EPITA

Comment prendre en compte l’accélération générale induite par l’accélération de l’innovation technologique  ?

Réponse  :

C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de chercher un équilibre, une harmonie au travers de la notion d’intelligence collective.

Le réseau technique est un support parmi d’autres. Le numérique est là pour rester et il reste beaucoup de technologies intellectuelles à inventer sur cette base.

Guenael Amieux, FING

Cela suppose-t-il un énorme changement dans le système éducatif  ?

Réponse  :

Oui, mais aussi dans les entreprises, les gouvernements…

Mais il faut aussi transformer le mode d’évaluation. Ce sur quoi il faut agir, c’est la manière dont on s’évalue, dont on se représente soi-même. Beaucoup de façons de faire aujourd’hui ne favorisent pas cela. Beaucoup d’enseignants s’engagent, cependant.

Luc Legay

Le concept d’intelligence collective, qui a 10 ans, est très séduisant – mais il y a une frustration  : développer ce concept dans un objet " livre ", est-ce la bonne manière  ?

J’ai donc essayé de créer un site web, mais là encore je ne faisais qu’exposer des idées.

Il manquait bien quelque chose. Le site s’est transformé en outil collaboratif (outils Wiki)  : chacun peut faire évoluer les idées, voire les effacer (ce n’est pas arrivé – et on peut retrouver les versions successives). Au bout d’un mois, chaque jour 5-6 pages se créent. La nécessité de construire un glossaire a émergé très rapidement. Par exemple la définition de l’intelligence collective a changé en 1 mois, elle est aujourd’hui devenue synonyme de réseau ouvert, sans hiérarchie.

Du coup il est peut-être gênant d’entrer dans une démarche où l’on paye des chercheurs, on paye des gens pour penser. C’est avec les gens que se fera la définition d’intelligence collective.

Réponse  :

Oui. Le web lui-même devient d’ailleurs de plus en plus interactif (communautés virtuelles, blogs…)

Guenael Amieux, FING

Pourquoi cette dépendance vis à vis de l’outil  ?

Réponse  :

Il ne faut pas se polariser sur l’outil, oui. Cependant, à nouveau, la communauté scientifique n’aurait pas pu exister sans l’imprimerie (nécessité de données fiables, …). Mais cette communauté n’avait pas seulement l’outil, elle avait aussi des règles sociales, des institutions… L’innovation technique était complétée par une innovation organisationnelle.

L’outil que je propose est un outil de cartographie qui inclut la dimension technique mais aussi les autres dimensions (culturelle, intellectuelle, sociale).

Daniel Kaplan, FING

La question du nombre.

Réponse  :

Oui, les outils ont chaque fois pour résultat d’accroître la taille des communautés opératoires, à densité constante. Nous avons aujourd’hui des outils qui nous permettent de construire des communautés avec une densité et une extension inconnue avec l’imprimerie (opinion publique mondiale).

Godefroy Beauvallet, ENST

Qu’est-ce que la FING pourrait faire  ?

Réponse  :

Ne pas se positionner comme simples utilisateurs, mais comme co-chercheurs. Que les gens de la FING fassent partie du réseau de la chaire d’intelligence collective.

Le logiciel, par exemple, est dès le départ conçu comme un logiciel libre.

Philippe Durance

L’idée d’un groupe de travail " Intelligence collective " au sein de la FING serait d’apporter des pierres à la réflexion, mais aussi d’avoir une pratique, une démarche pragmatique.

Réaction  :

Il n’y a pas que le logiciel créé par la Chaire. Il serait intéressant d’évaluer ceux qui existent et qui s’inscrivent dans une démarche d’intelligence collective. Aujourd’hui il n’existe par exemple pas de liste sur le web des outils qui s’inscrivent dans cette démarche.

Jean-Michel Cornu, FING

Outre les outils, la FING dispose également, via ses membres, de nombreux terrains d’expérimentation.

Réaction  :

Oui, l’expérimentation est également un ingrédient indispensable.

Yannick Lejeune, EPITA

Contrairement aux arbres de connaissance, l’outil inclut-il un moteur qui permettrait de repérer aisément des champs thématiques  ?

Réponse  :

Les arbres de connaissance ne proposent pas de théorie de l’intelligence collective. Il s’agit d’un algorithme mathématique qui classe les données à partir de leur structure et non pas à partir d’une représentation a priori des connaissances. Dans le modèle de l’intelligence collective, une théorie générale de l’IC est intégrée au logiciel avec une cartographie sémantique qui n’existait pas dans les arbres de connaissance.

Jean-Michel Cornu, FING

L’outil peut-il être testé sur la communauté que vous mettez en place  ?

Réponse  :

Oui, bien sûr.

Philippe Durance

Peut-on envisager qu’il y ait des limites ou des contraintes éthiques à l’application du modèle d’IC  ?

Réponse  :

Le modèle est un système de diagnostic de l’état d’une communauté. A partir de là il peut être utilisé en bien ou en mal.

Philippe Durance

Ne pourrait-on pas dire que un des grands intérêts du modèle est la capacité à créer une conscience collective  ?

Réponse  :

C’est un des éléments très important de la démarche. Comment un groupe a-t-il conscience de lui-même  ? Comment un groupe se connaît lui-même  ? drapeau, monnaie, médias, symbole, histoire, etc., tous ces éléments sont partiels. Que serait une image représentant l’intelligence d’un groupe  ? Dès que cette image devient consciente, alors il est possible d’imaginer une dynamique. Il est nécessaire de trouver de nouveaux moyens pour un groupe de s’identifier.

Philippe Durance

Quelle influence de Bourdieu sur le travail relatif à l’IC  ?

Réponse  :

Il y a deux freins  : déterminisme social et notion de classe comme unique compréhension de la société (il existe d’autres problématiques que la domination). En ce qui concerne le capital social, il y a moins de résonance politique. En ce qui concerne le capital culturel, le sens est complètement différent de celui de Bourdieu.

Sur le Web :
Le site de Pierre Levy
Présentation de la rencontre
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