Au-delà de KaZaa et des réseaux pirates : le peer to peer en quête d’humain

Après Napster, KaZaa. Forts de millions d’utilisateurs, les réseaux d’échange de fichiers peer to peer ont transformé le piratage musical en phénomène de société. Mais en oubliant au passage la dimension humaine de la technologie peer to peer, idéale pour créer des liens. Voyage chez les pionniers qui rêvent de transformer les pirates anonymes en communautés virtuelles.

Après Napster, KaZaa. Forts de millions d’utilisateurs, les réseaux d’échange de fichiers peer to peer ont transformé le piratage musical en phénomène de société. Mais en oubliant au passage la dimension humaine de la technologie peer to peer, idéale pour créer des liens. Voyage chez les pionniers qui rêvent de transformer les pirates anonymes en communautés virtuelles.

par Yann Philippin

SOMMAIRE
Le peer to peer en quête d’humain
La nébuleuse peer to peer
Le casse-tête de « l’horizon limité »

Le peer to peer en quête d’humain
Champagne pour les pirates du Net. Vendredi 25 avril, à deux pas d’Hollywood, un juge fédéral de Los Angeles relaxait Grokster et Morpheus, deux des principaux logiciels d’échange de fichiers illicites (musique, films, logiciels, etc.). Un revers cinglant pour les majors du disque et du cinéma qui avaient porté plainte pour violation du copyright.

En juillet 2001, la condamnation de Napster à San Francisco avait assommé les réseaux peer to peer (de pair à pair, P2P). Moins de deux ans après, le verdict de Los Angeles confirme la santé insolente des pirates, dopés par le succès de KaZaa (http://www.kazaa.com). Avec ses partenaires Grokster (http://www.grokster.com) et iMesh (http://www.imesh.com), il revendique 4 millions d’utilisateurs simultanés, presque trois fois plus que Napster à son apogée. Les réseaux eDonkey (http://www.edonkey2000.com) et Overnet (http://www.overnet.com), spécialisés dans les fichiers vidéo, dépassent ensemble le million et demi. Sans oublier les outsiders, comme Gnutella (http://www.gnutella.com), Piolet (http://www.piolet.com) ou Shareaza (http://www.shareaza.com).

Mais cette renaissance cache un malaise. « Au sein de la communauté, il y a un vrai ras-le bol contre KaZaa et contre l’image de pirate qui colle à tous les systèmes peer to peer », explique Guillaume Champeau, rédacteur en chef du magazine en ligne Ratatium (http://www.ratatium.com). Les réseaux d’échange de fichiers semblent avoir oublié un pan essentiel de la philosophie peer to peer (voir La nébuleuse peer to peer), qui encourage les internautes à créer des communautés virtuelles, où ils pourraient tisser des liens d’amitié, partager leurs passions ou travailler en commun.

Pourtant, Napster comme ses successeurs étaient tous, au départ, des systèmes communautaires et interactifs, qui rassemblaient quelques milliers de passionnés. En grandissant, ils ont privilégié le trafic de fichiers au détriment des contacts humains. Aujourd’hui, la plupart des réseaux sont devenus des supermarchés clandestins, froids et anonymes. Difficile d’y trouver musiques spécialisées et films d’auteurs, écrasés sous la masse des standards du top 50 mondial et des blockbusters d’Hollywood. KaZaa a même supprimé les forums de discussion, pourtant populaires du temps de Napster ou Audiogalaxy.

Certains, comme Kazaa, ont délibérément muselé les communautés pour mieux négocier avec les majors. Les autres n’ont pas eu le temps de s’en préoccuper. Attaqués en justice, menacés de saturation par l’afflux massif de nouveaux utilisateurs, les architectes du peer to peer ont dû concentrer leurs efforts sur la création de réseaux à la fois décentralisés (pour éviter les condamnations) et solides.

Dans un réseau décentralisé de grande taille, il est techniquement impossible que chaque utilisateur interroge tous les autres, sous peine de crash général. Les programmeurs ont choisi de réduire le champ de vision de chaque utilisateur (voir : Le casse-tête de « l’horizon limité »), qui n’a le droit de communiquer qu’avec un nombre limité de collègues. Même s’il l’ignore, chaque internaute qui se connecte à KaZaa, Gnutella ou Piolet, est donc intégré à une communauté de quelques dizaines de milliers de membres, choisie en fonction de critères géographiques ou purement mathématiques.

Mais le potentiel de ces communautés est très rarement exploité. « C’est l’un des défauts majeurs des réseaux peer to peer les plus populaires, comme KaZaa ou Gnutella », explique Michael D. Smith (http://www.heinz.cmu.edu/researchers/faculty/mds.html), professeur de management et de technologies de l’information à l’université américaine de Carnegie Mellon. Avec des chercheurs en informatique, il a anime le projet Peer-to-Peer Networks for Self-Organizing Virtual Communities (http://www-2.cs.cmu.edu/~callan/Projects/P2P), qui étudie l’impact des communautés sur les systèmes peer to peer.

Selon leurs premières conclusions, au-delà d’une certaine taille, faire grossir davantage le réseau n’apporte pratiquement aucun bénéfice aux utilisateurs. Au contraire, « les réseaux seraient plus efficaces s’ils encourageaient les internautes à se regrouper librement en communautés d’intérêts » de taille moins importante, poursuit Michael D. Smith. Les utilisateurs pourraient se regrouper selon le critère de leur choix. Par exemple, la proximité géographique au sein du réseau, gage de connexions plus rapides. En fonction du nombre de fichiers qu’ils partagent, pour un catalogue plus important. Ou tout simplement selon leurs goûts musicaux ou cinématographiques.

La tentative la plus radicale s’appelle DirectConnect (http://www.neo-modus.com). Sur ce réseau, il n’y a pas de moteur de recherche efficace. Pour télécharger des fichiers, il faut d’abord se connecter à un « hub », c’est-à-dire une des nombreuses micro-communautés (quelques dizaines de membres). Chaque hub fonctionne sur le même modèle que les logiciels de dialogue en direct de type IRC. Au centre de l’écran, une fenêtre de chat, où défilent les conversations. A droite, la liste des membres. Pour télécharger, il faut demander aux autres la liste des fichiers qu’ils partagent et y faire son choix. Tout est fait pour favoriser les contacts, et dénicher les perles rares disponibles chez les spécialistes de jazz ou de house music.

Chaque communauté obéit à des règles strictes : obligation de partager un certain volume de données ou de bande passante, interdiction des fichiers pornos ou pédophiles, courtoisie dans les dialogues, etc. Ceux qui les enfreignent sont immédiatement bannis par les modérateurs, comme dans les chats. Malgré ces contraintes, DirectConnect est un succès (150 000 utilisateurs simultanés). Mais il est presque impossible d’y rechercher un fichier précis.

Or, les consommateurs réclament à la fois des communautés pointues qui épousent leurs passions musicales, et la possibilité de télécharger de temps en temps le dernier Eminem ou la Star Academy. Pour Michael D. Smith, « le vrai challenge, c’est d’offrir aux utilisateurs une recherche efficace dans leurs catégories préférées, tout en leur permettant de vagabonder ailleurs avec la même efficacité. »

SoulSeek (http://www.slsk.org) a relevé le défi. Centralisé donc vulnérable, ce réseau a longtemps vécu caché, connu des seuls passionnés de musique. Il propose à la fois un moteur de recherche généraliste de type KaZaa, et des communautés spécialisées. Contrairement à DirectConnect, il n’y a pas de règles strictes, ni de modérateurs. Par contre, les interactions sont récompensées : si vous discutez avec un autre utilisateur et qu’il accepte de vous inclure dans la liste de ses amis, vous devenez prioritaire pour télécharger chez lui.

Pourtant, sur DirectConnect comme sur SoulSeek, les forums restent peu fréquentés. « Je reçois très peu de messages de gens qui me demandent de devenir mes amis, regrette un utilisateur. Même sur SoulSeek, beaucoup de gens restent timides ou ne pensent qu’à consommer. » Sur Internet comme dans la vraie vie, les contacts humains restent complexes et difficiles. D’où l’idée de s’appuyer sur des communautés qui existent déjà. Un groupe d’amis, par exemple.

Les logiciels de dialogue en direct, comme ICQ, ont ouvert la voie à la fin des années 90. Ils permettent à des milliers d’internautes de se retrouver dans des salons privés, essentiellement pour discuter. De nouveaux logiciels peer to peer – Kanari (http://www.kanari.com), Hollyshare (http://www.ics.uci.edu/~isse/hollyshare) – sont en train d’améliorer ce concept en mariant le dialogue en direct et le partage évolué de fichiers. Même Microsoft s’est converti en février en dévoilant ThreeDegrees (http://www.threedegrees.com), un logiciel de dialogue en direct qui permet aux membres d’une communauté d’écouter la musique des autres – le téléchargement reste impossible.

Dans cette catégorie, l’un des meilleurs logiciels s’appelle Clustone (http://www.clustone.com). Créé par le Français Olivier Hoch, il permet de créer des communautés peer to peer dotées de (presque) tous les outils de communication possibles : message texte, téléphonie via l’internet, visioconférence, et même la prise de contrôle de l’ordinateur d’un autre membre – s’il y consent, bien entendu.

Pour le moment, ces logiciels servent avant tout à discuter entre amis et s’échanger des photos de vacances. A l’avenir, ils pourraient permettre de mettre en place très simplement des projets de proximité, à l’échelle d’un quartier, d’un village ou d’un immeuble. Certains réseaux communautaires disposent même de fonctions de collaboration, pour travailler en commun au sein d’un club, d’une association ou de toute autre organisation.

Convertir les entreprises aux communautés peer to peer, c’est le pari qu’a tenté l’Américain Ray Ozzie, génial créateur du logiciel de travail collaboratif Lotus Notes. En 1997, il a fondé Groove Networks (http://www.groove.net), un Lotus Notes amélioré et doté d’une architecture entièrement décentralisée. Mais le réseau est sécurisé et les communautés administrées par l’entreprise. Des grands noms comme Unilever, Neutrogena ou Pfizer ont tenté l’expérience.

Des start-up françaises ont suivi le même créneau. IP Diva (http://www.l2t.com), basée en Bretagne, propose aux entreprises de créer de manière simple et peu coûteuse des communautés de travail sécurisées entre salariés, mais aussi avec leurs clients et fournisseurs. « Notre système est particulièrement intéressant pour les PME et les travailleurs indépendants, car il est simple, flexible, fonctionne avec une ligne ADSL classique et nécessite des investissements très faibles, explique David Yvonnick, PDG d’IP Diva. Un cabinet d’architecte peut ainsi travailler avec ses donneurs d’ordres en partageant les plans, et un cabinet d’avocat partager certaines infos juridiques avec ses clients. Nous négocions actuellement avec un fournisseur d’accès Internet pour proposer une offre à 15 euros par mois hors frais de connexion. »

Son concurrent Clustone (http://www.clustone.com), dérivé du logiciel gratuit du même nom, est basé à Sophia-Antipolis. La start-up a gagné l’appel d’offres du futur réseau d’échanges de reproductions artistiques Art On Demand, patronné par la Réunion des musées nationaux et la National Gallery de Londres. Un deuxième projet pilote baptisé BTSCOM est en cours avec l’Education nationale pour mettre en place des réseaux peer to peer communautaires dans les établissements scolaires. Le premier test doit démarrer en mai avec deux sections BTS de lycées niçois et marseillais.

Mais les projets restent rares. « L’image de marque du peer to peer est si mauvaise qu’il est très difficile de l’imposer dans les entreprises, regrette David Yvonnick. Pourtant, dès qu’on explique les usages possibles, les gens deviennent réceptifs. Il faut faire tout un travail d’évangélisation. » C’est-à-dire rappeler que malgré KaZaa et son feuilleton judiciaire, le peer to peer ne se réduit pas au piratage musical.

Yann Philippin

La nébuleuse peer to peer
Difficile de définir le peer to peer, ou P2P. A commencer par la traduction. Certains ont proposé « pair à pair », « machine à machine », « égal à égal » ou encore « sans intermédiaire » pour définir cette nouvelle génération de réseaux d’échanges électroniques, popularisés par les pirates de Napster et KaZaa. En fait, le peer to peer est une nébuleuse d’universitaires, d’entreprises et d’informaticiens bénévoles, qui partagent certaines valeurs communes. Une véritable philosophie de l’internet, mélange de démocratie directe façon Grèce Antique et de décentralisation.
Arpanet, l’ancêtre universitaire de l’internet, était totalement décentralisé. C’est l’ensemble des ordinateurs connectés qui assuraient la gestion du réseau. Chacun devait fournir de l’information aux autres pour pouvoir en consommer. Mais face au succès de l’internet, cette architecture a changé. Aujourd’hui, la plupart des internautes sont, comme au restaurant, des clients passifs. Ils consomment de l’information en interrogeant des serveurs, ces gros ordinateurs qui stockent notamment les sites web et le courrier électronique.
Le peer to peer veut casser cette architecture client/serveur et revendique un retour aux sources du Net. Concrètement, il s’agit de créer dans les tuyaux de l’internet ou d’un intranet une multitude de réseaux décentralisés et autonomes, qui rassemblent à chaque fois une communauté.
On peut s’y échanger des fichiers (KaZaa), discuter (ICQ) ou travailler en commun (Groove Networks). Ces réseaux peuvent être anarchiques (Freenet), autogérés (DirectConnect) ou étroitement contrôlés (Groove). Certains ont réussi à agréger la puissance et la bande passante de millions d’ordinateurs standards pour fabriquer des supercalculateurs virtuels capables de décoder le génome humain (http://setiathome.ssl.berkeley.edu, http://www.entropia.com), et même des « super-serveurs » virtuels capables de remplacer les serveurs pour stocker et distribuer de l’information (http://www.joltid.com, http://www.uprizer.com). La nouvelle frontière des réseaux décentralisés sera l’internet mobile. Signe de la tendance, Niklas Zennström, le créateur de KaZaa, vient de créer Skyper (http://www.skyper.net), une start-up spécialisée dans le peer to peer sans fil. Et les technologies P2P, assurent les spécialistes, n’en sont encore qu’à leurs débuts.

Le casse-tête de « l’horizon limité »
Pourquoi SoulSeek, petit réseau peer to peer de quelques centaines de milliers de membres, dispose-t-il d’un nombre de chansons disponibles bien plus important que celui de KaZaa et ses 60 millions d’adeptes ? D’abord parce mathématiquement, il suffit que 100 000 internautes partagent leurs disques durs en permanence pour obtenir un catalogue musical pratiquement illimité. Au-delà de cette taille, faire grossir le réseau n’apporte donc presque rien aux utilisateurs.
Ensuite, pour éviter que les réseaux ne soient saturés de requêtes, chaque utilisateur est « enfermé » sans le savoir dans une communauté de quelques dizaines de milliers de membres, dont il est très difficile de sortir. Les spécialistes ont baptisé le phénomène « l’horizon limité ». Parce que KaZaa est un réseau populaire et grand public, vous avez toutes les chances que la communauté auquel vous êtes connectée partage essentiellement les standards des hit-parades. Par contre, SoulSeek rassemble des passionnés de musique. Le catalogue disponible y sera donc plus important.
L’horizon limité est devenu une préoccupation majeure de la communauté peer to peer, qui cherche aujourd’hui à élargir le champ de vision de chaque utilisateur pour augmenter le nombre de fichiers disponibles. C’est le cas de DirectConnect et SoulSeek. eDonkey/Overnet, le réseau spécialisé dans la vidéo, a mis en place une technique originale. Une fois qu’un téléchargement a commencé, le logiciel scanne en permanence l’ensemble du réseau pour trouver de nouvelles sources. Au bout de quelques heures, l’utilisateur dispose donc, pour ce fichier seulement, d’un horizon illimité. Mais cela ne fonctionne que si une copie au moins du fichier était disponible dans la communauté de départ.

À lire aussi sur internetactu.net