Jimmy Wales : « Wikipedia sera la référence à laquelle se mesureront les autres encyclopédies »

Jimmy Wales est l’initiateur des plus vastes projets wikis connus à ce jour. Généralisant la logique de la collaboration wiki au plan international, il entend bien révolutionner le monde de l’édition, en proposant de multiples ouvrages de référence accessibles gratuitement sur le web.

Jimmy Wales (http://www.jimmywales.com) est le fondateur de Wikipedia, le plus imposant site wiki existant à ce jour.

Il dirige la société Bomis, qui a initié le projet Wikipedia en 2001, et a créé en juin dernier la Wikimedia Foundation (http://wikimedia.org), un organisme à but non lucratif dont l’objet est de gérer Wikipedia et de développer des projets similaires.

Wikipedia (http://wikipedia.org) est une encyclopédie collaborative en accès libre, traitant de tous les sujets, et rédigée en permanence par les internautes qui souhaitent y participer. Elle comporte plus de 172 000 articles dans sa version anglaise, et existe dans une cinquantaine de langues (à des niveaux d’avancement toutefois disparates). En octobre 2003, le site totalisait 250 000 visites par jour, soit cinq fois plus que l’année précédente.

Wikipedia est intégralement gérée en ligne. Plusieurs milliers de contributeurs – parfois anonymes – proposent de nouveaux articles ou améliorent les articles existants, tandis que quelques centaines de « wikipediens » disposent d’un statut privilégié et peuvent administrer le site, si nécessaire. Tout participant actif peut prétendre au statut d’administrateur, qui lui est accordé par la communauté.

Outre Wikipedia, la Wikimedia Foundation a initié récemment plusieurs autres projets, parmi lesquels Wiktionary, un dictionnaire multilingue comportant 22 000 entrées (http://wiktionary.org), Wikiquote, un dictionnaire de citations ((http://wikiquote.org), et Wikibooks, un projet d’édition collaborative de livres scolaires gratuits (http://wikibooks.org).

Internet Actu nouvelle génération : Bien que Wikipedia n’ait que deux ans d’existence, c’est l’un des plus gros projet collaboratif sur l’internet. Imaginiez-vous un tel succès ?

Jimmy Wales : Oui, j’avais imaginé un tel succès, mais il est survenu plus vite que je ne l’escomptais.

Iang : Wikipedia est une projet à but non lucratif. Pensez-vous qu’un projet wiki doive rester en accès libre et sans publicité ?

Jimmy Wales : Pour être précis, j’espère fortement que Wikipedia pourra demeurer sans publicité, mais je ne pense pas nécessairement que tous les wikis doivent respecter cela. Le logiciel wiki est un outil de développement fabuleux et je pense que ce serait très bien que certains wikis soient financés par la publicité.

Iang : Dans votre cas, l’hébergement de centaines de milliers de pages ne peut être fait gratuitement. Comment comptez-vous résoudre cette équation ? Jusqu’à présent, les donations permettent-elles de compenser vos dépenses techniques ?

Jimmy Wales : Pour l’instant, nous ne poussons pas trop pour obtenir des donations. Je finance moi-même Wikipedia depuis longtemps et je continuerai à le faire. Ceci étant dit, sans avoir réellement mené campagne, nous recevons un flux permanent d’argent qui devrait couvrir tous nos besoins en termes de ressources matérielles dans le futur. Reste le problème de la bande passante, mais celle-ci coûte de moins en moins cher.

Iang : En général, les wikis sont très peu victimes de tentative de « défaçage » ou d’actes hostiles. Ne craignez-vous pas toutefois que cela ne change avec les wikis qui deviennent très populaires, notamment avec Wikipedia ?

Jimmy Wales : Honnêtement je ne sais pas. Mais il y un effet d’échelle intéressant sur Wikipedia : plus on est populaire, plus il y a de volontaires pour surveiller le site. Le ratio gentils/méchants est très élevé dans le monde. Je pense qu’il restera constant même si nous croissons. D’ailleurs, nous n’avons pas constaté une augmentation des problèmes.

Iang : Un autre genre de problème pourrait venir des spammeurs. On a vu récemment que certains d’entre eux utilisent les commentaires des blogs pour polluer les sites par des messages à caractère publicitaire. Cela serait encore plus facile à faire sur des wikis, en publiant des pubs de façon automatique et fréquente sur toutes les pages d’un wiki. Avez-vous peur de cette possibilité, et comment la prendre en compte ?

Jimmy Wales : Je me sens concerné par cela. Mais avec des centaines de gens qui vérifient en permanence les changements récents sur le site, et la possibilité pour les administrateurs de rapidement interdire l’accès à une adresse IP ou un utilisateur, les dommages seraient rapidement enrayés.

Les spammeurs vont au plus facile, visiblement. Mais je suis plus inquiet des efforts organisés menés par des groupes idéologiques, visant à pénétrer sur le site en grand nombre pour orienter plusieurs articles dans une direction particulière.

Iang : Comment vos initiatives ont-elles été perçues par les gros éditeurs d’encyclopédies ? Vous voient-ils comme un concurrent ?

Jimmy Wales : Je ne sais pas. Je n’ai aucun contact avec eux. J’imagine que le fait que Wired dise que nous sommes plus populaires que l’Encyclopedia Britannica a pu faire grincer des dents, mais je ne sais pas ce qu’ils en pensent.

Iang : Avez-vous le sentiment que Wikipedia ou Wiktionary puissent devenir des références dans le monde des encyclopédies et des dictionnaires ?

Jimmy Wales : Oui, absolument. Je pense que Wikipedia est déjà l’une des meilleures ressources sur l’internet. Alors que nous avançons vers la livraison d’une version 1.0, je pense qu’il devient clair qu’il n’y a pas de comparaison entre ce que nous faisons et ce que font nos concurrents en matière d’encyclopédie. Nous serons le standard de référence en fonction duquel tous les autres seront jugés.

Iang : Comment voyez-vous le futur de Wikipedia, dans les deux ans qui viennent ?

Jimmy Wales : Dans deux ans, je pense que Wikipedia ressemblera à ce qu’il est aujourd’hui, excepté que nous travaillons à des changements institutionnels pour nous aider à changer d’échelle.

En ce moment, je prends seul des décisions sur beaucoup de sujets difficiles, comme le fait d’interdire d’accès des gens qui coopèrent mal avec les autres. Nous allons traiter cette tâche déplaisante dans un comité, afin de pouvoir continuer à croître efficacement.

Mais quelque chose de nouveau et d’important sera réalisé d’ici à deux ans : le « projet 1.0 ». Nous allons avoir un ensemble d’articles « finalisés », prêts à être imprimés ou gravés sur un CD. Nous avons l’intention de les faire éditer et de les vendre par ce biais.

Ce produit sera un concurrent direct de Britannica, parce qu’il sera finalisé, tandis que Wikipedia continuera à être en évolution permanente.

[NDLR : Les caractéristiques précises du « projet 1.0 » ne sont pas arrêtées et une discussion est en cours sur http://en2.wikipedia.org/wiki/User:Jimbo_Wales/Pushing_To_1.0]

Iang : Vous êtes en train de démontrer qu’une nouvelle forme d’édition collaborative est possible et génère de la valeur ajoutée. Pensez-vous que ce principe peut être généralisé à d’autres types d’ouvrages et que les livres de demain seront pour une bonne part basés sur des wikis ?

Jimmy Wales : J’ai tendance à penser que tous les ouvrages de références, comme les guides touristiques, les manuels informatiques, les encyclopédies, les dictionnaires et peut-être certains livres d’Histoire peuvent être écrits à l’aide de wiki.
Mais les ouvrages plus « artistiques » ou « créatifs » comme les romans ne sont pas très adaptés à ça.

Iang : En un sens, les wikis sont-ils la revanche du groupe sur les individus ? Peut-on dire que Wikipedia lorsqu’elle existera sur papier sera un ouvrage écrit par des milliers d’auteurs anonymes ?

Jimmy Wales : Non, je ne crois pas du tout. Chaque contributeur est un individu unique, qui apporte sa passion et ses vues personnelles à un projet. Le groupe ne domine pas, c’est l’individu qui domine.

Mais chaque personne qui contribue le fait en oubliant son attachement individuel et égoïste à ses propres valeurs. Collectivisme et liberté sont totalement incompatibles.

Du reste, une large proportion des auteurs ne sont pas anonymes.

Iang : On a le sentiment que ce que vous faites avec le wiki peut avoir de profondes implications, en prolongeant le modèle de l’Open Source et en montrant que quelque chose de gratuit peut avoir une grande valeur. Partagez-vous ce sentiment ?

Jimmy Wales : Oui, je suis bien d’accord avec ça !

Iang : Pensez-vous que beaucoup de sites traditionnels vont se « wikiser », d’une façon similaire aux sites d’information qui sont de plus en plus nombreux à ajouter des sections blogs à leurs pages ?

Jimmy Wales : Oui, c’est très probable, en particulier pour les sites d’information maintenus par une communauté d’auteurs. Par exemple, des sites web essaient de tenir à jour l’état de la législation dans tel ou tel domaine, et faire cela de façon traditionnelle est très difficile. Avec un wiki, cela peut devenir très simple.

Iang : Pensez-vous que les gens vont créer des « wikis personnels » sur leurs pages ?

Jimmy Wales : Oui, c’est probable, bien qu’à l’instar des forums, il y a un problème de type « poule et oeuf », pour parvenir à la masse critique d’utilisateurs nécessaire pour qu’un wiki commence vraiment à vivre.

Iang : A votre avis, à quoi les wikis ressembleront-ils dans cinq ans ?

Jimmy Wales : Je pense qu’ils intégreront de plus en plus de fonctions, mais j’espère surtout que nous allons assister à une standardisation de la syntaxe, pour que les utilisateurs puissent facilement passer d’un wiki à un autre et trouvent les mêmes règles d’écriture partout.

Propos recueillis par Cyril Fievet

À lire aussi sur internetactu.net