Fractures stratégiques

En peu d’années, le concept de « fracture numérique » a progressivement glissé d’une traduction de la fracture sociale dans sa version TIC, vers une dimension territoriale. C’est arrivé, bien sûr, quand les communications numériques (particulièrement l’internet) ont cessé de circuler comme des parasites sur les liaisons téléphoniques existantes, pour exiger leurs propres infrastructures : d’un coup, un écart s’est créé entre ceux qui disposaient d’un accès facile à ces infrastructure ad hoc, et les autres.

Loin de nous l’idée de minimiser l’importance de cette nouvelle inégalité. Mais on aimerait en creuser un peu la signification et la nature.

Commençons par ne pas oublier qu’en Europe, la majorité des « exclus du numérique » vit sans doute en milieu urbain, à portée des meilleurs infrastructures mais hors d’état d’y accéder et d’en tirer parti faute de formation intellectuelle, d’argent, d’espace, de temps ou de relations.

Mais il existe bien une inégalité territoriale d’accès aux réseaux de télécommunication. Nous irons plus loin : cette inégalité est là pour rester, même lorsque les obstacles réglementaires à l’action des collectivités locales auront été levés, car les hauts débits, les réseaux fixes et mobiles de « nouvelle génération », sont des cibles mouvantes (voir sur le site de la Fing, « Fractures d’aujourd’hui, internet de demain« ). A peine l’Adsl de base parvient-il à sortir des centres-villes que ceux-ci voient arriver des offres plus rapides, plus efficaces et moins chères, ne serait-ce qu’en intégrant dans un même abonnement le téléphone, l’internet et la télévision. Il en ira ainsi pendant de nombreuses années : la montée des débits, la baisse des tarifs, la diffusion et l’amélioration des réseaux sans fil, l’enrichissement et la diversification des services… continueront durablement à faire bouger le paysage des réseaux.

Pour les élus sensibilisés à ces enjeux, ce n’est pas une raison pour arrêter de se battre : c’est une raison pour se battre tout le temps ! Décourageant ? Oui, si l’on pense que les réseaux sont une question technique, qu’il faut traiter en technicien (et en bon gestionnaire) pour s’en débarrasser une bonne fois. Non, si l’on considère les réseaux au même titre que la voirie, comme des outils actifs au service d’une stratégie territoriale et d’objectifs collectifs qui les dépassent.

Or toute stratégie est facteur d’inégalités. D’abord, parce que les territoires sont en concurrence les uns avec les autres et font des réseaux une arme de cette concurrence. Ensuite, parce qu’une stratégie suppose de faire des choix : saurons-nous viser des publics et des objectifs prioritaires et les traiter sérieusement ? Saurons-nous mieux voir dans les TIC et les réseaux le support et l’outil de projets économiques, éducatifs, administratifs, touristiques ambitieux mais préexistants, ancrés dans le réel ? Saurons-nous mieux comprendre les véritables obstacles rencontrés par les citoyens, les salariés, les entreprises, et construire une réponse satisfaisante dans laquelle les réseaux trouveront leur juste place ? Saurons-nous faire des réseaux le support de dynamiques locales, entrepreneuriales, culturelles, associatives et publiques, dont l’émergence n’est par nature pas planifiable ?

Il ne s’agit là que de questions parmi d’autres, mais chaque réponse entraîne des conséquences précises sur la manière dont les réseaux s’organiseront sur le territoire – pas seulement au sens géographique ou technique, mais en terme de propriété, d’architecture, d’interconnexion avec d’autres réseaux, de répartition des rôles, de contrôle, d’ouverture, d’usages…

Le territoire et ceux qui le gèrent ont un devoir de cohésion, ils en ont un autre d’ambition. La tension entre ces objectifs n’est pas neuve. Rien d’étonnant qu’elle se traduise, aujourd’hui et demain, dans le domaine des réseaux. La question n’est pas d’accepter ou non des inégalités entre les territoires et au sein des territoires : elle est de savoir si ces différences sont subies ou choisies, si elles sont appelées à s’élargir sans cesse ou non, si citoyens et élus disposent, ou non, du pouvoir d’exprimer et de faire évoluer leurs priorités.

Plusieurs collectivités prennent aujourd’hui la mesure de ce défi. Déjà, il faut mesurer le chemin parcouru : en cinq ans à peine, les collectivités ont imposé l’idée d’une forme de régulation locale, et continuent à modifier sensiblement les règles d’un jeu auquel, auparavant, elles n’étaient tout simplement pas conviées !

A long terme, que les collectivités se rassurent: au fond, l’internet leur ressemble. Limites du système pyramidal, force du déploiement en réseau et rôle central de chaque utilisateur : rien n’est plus proche du développement excentré de l’internet – du moins dans sa version native – que celui qui devrait, de plus en plus, caractériser les collectivités et les territoires qu’elles incarnent. Et que les puristes gardent espoir : on finira bien par voir réapparaître des projets de GIX (Global Internet Exchange, noeuds d’interconnexion internet) régionaux ou locaux, capables de maintenir dans l’économie locale des flux qui, aujourd’hui, vont nourrir les grands points d’échanges internationaux et conforter la concentration des acteurs dans quelques points « nodaux ».

Ainsi, en dépassant l’opposition artificielle entre infrastructures et usages, en sortant des visions monolithiques du « tout, tout de suite et pour tous », les collectivités les plus innovantes se dotent de nouvelles marges de manoeuvre, de nouveaux outils au service de leurs stratégies – pour aujourd’hui et pour demain.

Daniel Kaplan et Stéphane Vincent

En peu d’années, le concept de « fracture numérique » a progressivement glissé d’une traduction de la fracture sociale dans sa version TIC, vers une dimension territoriale. C’est arrivé, bien sûr, quand les communications numériques (particulièrement l’internet) ont cessé de circuler comme des parasites sur les liaisons téléphoniques existantes, pour exiger leurs propres infrastructures : d’un coup, un écart s’est créé entre ceux qui disposaient d’un accès facile à ces infrastructure ad hoc, et les autres.

Loin de nous l’idée de minimiser l’importance de cette nouvelle inégalité. Mais on aimerait en creuser un peu la signification et la nature.

Commençons par ne pas oublier qu’en Europe, la majorité des « exclus du numérique » vit sans doute en milieu urbain, à portée des meilleurs infrastructures mais hors d’état d’y accéder et d’en tirer parti faute de formation intellectuelle, d’argent, d’espace, de temps ou de relations.

Mais il existe bien une inégalité territoriale d’accès aux réseaux de télécommunication. Nous irons plus loin : cette inégalité est là pour rester, même lorsque les obstacles réglementaires à l’action des collectivités locales auront été levés, car les hauts débits, les réseaux fixes et mobiles de « nouvelle génération », sont des cibles mouvantes (voir sur le site de la Fing, « Fractures d’aujourd’hui, internet de demain« ). A peine l’Adsl de base parvient-il à sortir des centres-villes que ceux-ci voient arriver des offres plus rapides, plus efficaces et moins chères, ne serait-ce qu’en intégrant dans un même abonnement le téléphone, l’internet et la télévision. Il en ira ainsi pendant de nombreuses années : la montée des débits, la baisse des tarifs, la diffusion et l’amélioration des réseaux sans fil, l’enrichissement et la diversification des services… continueront durablement à faire bouger le paysage des réseaux.

Pour les élus sensibilisés à ces enjeux, ce n’est pas une raison pour arrêter de se battre : c’est une raison pour se battre tout le temps ! Décourageant ? Oui, si l’on pense que les réseaux sont une question technique, qu’il faut traiter en technicien (et en bon gestionnaire) pour s’en débarrasser une bonne fois. Non, si l’on considère les réseaux au même titre que la voirie, comme des outils actifs au service d’une stratégie territoriale et d’objectifs collectifs qui les dépassent.

Or toute stratégie est facteur d’inégalités. D’abord, parce que les territoires sont en concurrence les uns avec les autres et font des réseaux une arme de cette concurrence. Ensuite, parce qu’une stratégie suppose de faire des choix : saurons-nous viser des publics et des objectifs prioritaires et les traiter sérieusement ? Saurons-nous mieux voir dans les TIC et les réseaux le support et l’outil de projets économiques, éducatifs, administratifs, touristiques ambitieux mais préexistants, ancrés dans le réel ? Saurons-nous mieux comprendre les véritables obstacles rencontrés par les citoyens, les salariés, les entreprises, et construire une réponse satisfaisante dans laquelle les réseaux trouveront leur juste place ? Saurons-nous faire des réseaux le support de dynamiques locales, entrepreneuriales, culturelles, associatives et publiques, dont l’émergence n’est par nature pas planifiable ?

Il ne s’agit là que de questions parmi d’autres, mais chaque réponse entraîne des conséquences précises sur la manière dont les réseaux s’organiseront sur le territoire – pas seulement au sens géographique ou technique, mais en terme de propriété, d’architecture, d’interconnexion avec d’autres réseaux, de répartition des rôles, de contrôle, d’ouverture, d’usages…

Le territoire et ceux qui le gèrent ont un devoir de cohésion, ils en ont un autre d’ambition. La tension entre ces objectifs n’est pas neuve. Rien d’étonnant qu’elle se traduise, aujourd’hui et demain, dans le domaine des réseaux. La question n’est pas d’accepter ou non des inégalités entre les territoires et au sein des territoires : elle est de savoir si ces différences sont subies ou choisies, si elles sont appelées à s’élargir sans cesse ou non, si citoyens et élus disposent, ou non, du pouvoir d’exprimer et de faire évoluer leurs priorités.

Plusieurs collectivités prennent aujourd’hui la mesure de ce défi. Déjà, il faut mesurer le chemin parcouru : en cinq ans à peine, les collectivités ont imposé l’idée d’une forme de régulation locale, et continuent à modifier sensiblement les règles d’un jeu auquel, auparavant, elles n’étaient tout simplement pas conviées !

A long terme, que les collectivités se rassurent : au fond, l’internet leur ressemble. Limites du système pyramidal, force du déploiement en réseau et rôle central de chaque utilisateur : rien n’est plus proche du développement excentré de l’internet – du moins dans sa version native – que celui qui devrait, de plus en plus, caractériser les collectivités et les territoires qu’elles incarnent. Et que les puristes gardent espoir : on finira bien par voir réapparaître des projets de GIX (Global Internet Exchange, noeuds d’interconnexion internet) régionaux ou locaux, capables de maintenir dans l’économie locale des flux qui, aujourd’hui, vont nourrir les grands points d’échanges internationaux et conforter la concentration des acteurs dans quelques points « nodaux ».

Ainsi, en dépassant l’opposition artificielle entre infrastructures et usages, en sortant des visions monolithiques du « tout, tout de suite et pour tous », les collectivités les plus innovantes se dotent de nouvelles marges de manoeuvre, de nouveaux outils au service de leurs stratégies – pour aujourd’hui et pour demain.

Daniel Kaplan et Stéphane Vincent

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