Le « contenu », ce faux ami

Il revient partout. Qu’on parle de propriété intellectuelle, d’internet haut débit, de mobilité, de régulation et de confiance, d’éducation… un mot omniprésent nous empêche de réfléchir : le mot « contenu » (ou plutôt, d’ailleurs, « contenus », au pluriel pour bien préciser qu’on ne parle de rien en particulier).

Prenons l’exemple de l’éducation : qu’y a-t-il de commun entre un manuel scolaire électronique, un article d’encyclopédie, un fond de carte, un support de cours créé par un enseignant et un exposé produit et mis en ligne par des élèves ? Leurs auteurs, les motivations de ces derniers, leurs logiques et leurs circuits de production, leurs utilisations, leurs cycles de vie… diffèrent du tout au tout. Mais ce sont des « contenus ».

Et plus largement, sur l’internet : l’info publiée dans un journal en ligne, le billet d’un blogueur, le logiciel, le morceau de musique à télécharger, l’émission de radio en ligne, le jeu multijoueurs, le texte dans un forum public, le descriptif d’un produit… et peut-être, bientôt, le courriel privé… tous des « contenus ».

En rangeant ces torchons, ces serviettes et ces fourchettes sous le même vocable, on peut, sans risque de se comprendre jamais, s’envoyer à la tête les mots de partage, de piratage, de création, de marchandisation, de diversité, d’accès, de liberté, de responsabilité… On peut durablement éviter de s’intéresser à ce qui bouge dans les usages, les désirs, les formes de création, l’accès à la connaissance, les modes d’intermédiation, la vie sociale. C’est bien pratique, et pas innocent : comment ne pas voir qu’en enfermant chacun dans une posture idéologique et binaire – le libre contre le marchand, l’auteur contre le pirate… – ce mélange sert les plus puissants et les plus conservateurs des acteurs (ce ne sont pas toujours les mêmes), mais nullement les autres ?

Comme l’indiquait Thierry Gaudin en introduction des 8e Rencontres d’Autrans, dans la société cognitive, le territoire, la ressource rare pour laquelle il vaut la peine de se battre n’est plus la terre, ni le capital, mais le mental (les anglophones parlent de share of mind, la « part d’esprit », comme il y a des parts de marché). D’où l’importance du débat sur la propriété intellectuelle et les « biens communs informationnels », débat qui ne peut pas s’achever par la victoire d’un camp sur l’autre. D’où, aussi, la nécessité commune de ne pas escamoter le débat derrière des mots qui masquent la diversité et le mouvement.

En 1969, Georges Perec publiait La disparition, un roman où il n’utilisait pas une seule fois la lettre « e » [1]. Jouons à un jeu plus facile : interdisons-nous le mot « contenu » (surtout au pluriel !). Décrivons des œuvres, des ressources, des produits, des services, des informations, des exposés, des documents, des outils, des recueils… Intéressons-nous à ceux qui les imaginent, les produisent, les transmettent, les reçoivent et les transforment, à leurs besoins et leurs démarches. Un monde d’une extraordinaire diversité s’ouvre à nous, un monde en mouvement ! Et en prime, le débat se rouvre sous d’autres auspices…

[1] Ed. Gallimard. La « disparition » est celle de ce « rond pas tout à fait clos finissant par un trait horizontal », dont l’absence est le sujet du livre.

Il revient partout. Qu’on parle de propriété intellectuelle, d’internet haut débit, de mobilité, de régulation et de confiance, d’éducation… un mot omniprésent nous empêche de réfléchir : le mot « contenu » (ou plutôt, d’ailleurs, « contenus », au pluriel pour bien préciser qu’on ne parle de rien en particulier).

Prenons l’exemple de l’éducation : qu’y a-t-il de commun entre un manuel scolaire électronique, un article d’encyclopédie, un fond de carte, un support de cours créé par un enseignant et un exposé produit et mis en ligne par des élèves ? Leurs auteurs, les motivations de ces derniers, leurs logiques et leurs circuits de production, leurs utilisations, leurs cycles de vie… diffèrent du tout au tout. Mais ce sont des « contenus ».

Et plus largement, sur l’internet : l’info publiée dans un journal en ligne, le billet d’un blogueur, le logiciel, le morceau de musique à télécharger, l’émission de radio en ligne, le jeu multijoueurs, le texte dans un forum public, le descriptif d’un produit… et peut-être, bientôt, le courriel privé… tous des « contenus ».

En rangeant ces torchons, ces serviettes et ces fourchettes sous le même vocable, on peut, sans risque de se comprendre jamais, s’envoyer à la tête les mots de partage, de piratage, de création, de marchandisation, de diversité, d’accès, de liberté, de responsabilité… On peut durablement éviter de s’intéresser à ce qui bouge dans les usages, les désirs, les formes de création, l’accès à la connaissance, les modes d’intermédiation, la vie sociale. C’est bien pratique, et pas innocent : comment ne pas voir qu’en enfermant chacun dans une posture idéologique et binaire – le libre contre le marchand, l’auteur contre le pirate… – ce mélange sert les plus puissants et les plus conservateurs des acteurs (ce ne sont pas toujours les mêmes), mais nullement les autres ?

Comme l’indiquait Thierry Gaudin en introduction des 8e Rencontres d’Autrans, dans la société cognitive, le territoire, la ressource rare pour laquelle il vaut la peine de se battre n’est plus la terre, ni le capital, mais le mental (les anglophones parlent de share of mind, la « part d’esprit », comme il y a des parts de marché). D’où l’importance du débat sur la propriété intellectuelle et les « biens communs informationnels », débat qui ne peut pas s’achever par la victoire d’un camp sur l’autre. D’où, aussi, la nécessité commune de ne pas escamoter le débat derrière des mots qui masquent la diversité et le mouvement.

En 1969, Georges Perec publiait La disparition, un roman où il n’utilisait pas une seule fois la lettre « e » [1]. Jouons à un jeu plus facile : interdisons-nous le mot « contenu » (surtout au pluriel !). Décrivons des œuvres, des ressources, des produits, des services, des informations, des exposés, des documents, des outils, des recueils… Intéressons-nous à ceux qui les imaginent, les produisent, les transmettent, les reçoivent et les transforment, à leurs besoins et leurs démarches. Un monde d’une extraordinaire diversité s’ouvre à nous, un monde en mouvement ! Et en prime, le débat se rouvre sous d’autres auspices…

[1] Ed. Gallimard. La « disparition » est celle de ce « rond pas tout à fait clos finissant par un trait horizontal », dont l’absence est le sujet du livre.

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