De l’innovation ascendante

Certaines des ruptures les plus significatives de l’internet n’ont pas été initiées par un plan de développement industriel accompagnant la mise à disposition d’une technologie ou d’un service nouveau issus de laboratoires de recherches. Au contraire, beaucoup d’innovations que l’on connaît dans la société de l’information (Wi-Fi, P2P, Blogs…) ont pris forme par « le bas », au terme d’un processus coopératif réunissant, souvent de manière spontanée, des réseaux d’usagers. Cette dynamique « horizontale », appelée également « innovation ascendante », est devenue une caractéristique essentielle du développement des usages et du marché de l’internet. Rencontre avec Dominique Cardon, responsable du Pôle usage au Laboratoire de sociologie des usages (SUSI) de France Télécom R&D, qui consacre une part importante de son travail à ce thème de recherche.

Internetactu.net : Dans les études relatives à l’internet, on évoque souvent « les usages », comme une « nouvelle » manière d’aborder les pratiques. Mais il est bien souvent difficile d’y voir clair sur ce qu’est cet objet d’étude. Que sont les usages ? Quels sont les usages dont on parle ici ? Et comment définir dans ce contexte « l’innovation ascendante » ?

Dominique Cardon : La notion d’usage est née de la volonté de sortir de la focalisation sur l’utilisation (on parle également d’utilisabilité) qui avait souvent cours dans la façon d’intégrer l’utilisateur final dans le travail de conception. Alors que l’utilisation fait écho à la dimension fonctionnelle des outils conçus par les ingénieurs, la notion d’usage élargit la relation des personnes aux technologies en portant attention à la manière dont elles les investissent, les pratiquent, y projettent des besoins, des envies, des imaginaires et des références culturelles. Cette approche, en France, a été influencée par Michel de Certeau (L’invention du quotidien, 1980) décrivant la lecture comme un « braconnage » au travers duquel le lecteur, dans son intimité, recompose le texte d’un auteur en introduisant son propre univers. A la suite notamment des travaux de Josiane Jouët, cette conception a été importée dans l’étude de l’appropriation des technologies pour montrer que la manière dont l’utilisateur lit le « texte » déposé par les ingénieurs dans les technologies est beaucoup plus imprévisible et ouverte que les prescriptions initiales d’utilisation.

Cette manière d’élargir le regard consiste aussi à rendre plus symétrique le couplage des hommes et des machines en équilibrant la relation entre usagers et ingénieurs. Elle permet d’observer les besoins non perçus qui entraînent des détournements de fonctionnalités, les évolutions que les usagers apportent aux outils, services et techniques proposés. La notion d’usage remobilise ainsi l’idée que dans le couplage concepteur/utilisateur, ce dernier à un certain pouvoir sur le produit. L’usager « interprète » à sa manière les technologies à sa disposition mais il les réinvente aussi et participe ainsi à leur conception. Eric Von Hippel, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et auteur de Democratizing Innovation (téléchargement gratuit ), consacre depuis des années ses recherches à ces « innovations par l’usage » ou « innovations ascendantes ». Il identifie une catégorie d’usagers-innovateurs (user/self-manufacturers), véritables petits entrepreneurs en inventions de tous ordres qui réagencent les outils dont ils disposent pour les adapter. La créativité de chacun devient dès lors une part de la conception et se traduit par une multitude de « micro-innovations ». Von Hippel a rendu fameux l’exemple de la planche à voile. Cette industrie a été révolutionnée par une innovation introduite en 1978 à Hawaii par un groupe de jeunes surfeurs adeptes des sauts de vagues, qui a bricolé des cales à pieds pour tenir sur la planche lors des sauts acrobatiques. Cette petite adaptation technique, nécessitant quelques lanières et un pot de colle, a rendu beaucoup plus accessible des figures acrobatiques complexes, jusqu’alors réservées à une élite de windsurfeurs surentraînés. Ce qui a ouvert de nouveaux marchés. Si les industriels se sont rapidement saisis des micro-innovations apportées à la planche, ils n’ont cependant pu y accéder qu’en observant, sur les plages et dans les petits ateliers, les multiples bricolages que les surfeurs s’échangeaient avec passion.

L’innovation ascendante procède de l’usage et prend son essor à partir des multiples explorations que certains usagers astucieux entreprennent en adaptant des produits existants pour répondre à la spécificité de leur besoin. Ce sont des étudiants américains bricoleurs et passionnés de musique qui sont à l’origine de la conception des systèmes P2P. Ce sont des militants associatifs américains qui ont cherché une fréquence inutilisée de la bande radio et une technologie capable de l’utiliser (le 802.11 ou Wi-Fi) pour faire décoller le haut débit radio que les industriels tardaient à initier. Ce sont des informaticiens férus de culture générale qui ont initié la conception collaborative d’une encyclopédie universelle et multilingue telle que Wikipédia. Ce sont les militants de la société civile internationale (ceux que l’on nomme les « alter », NDLR) qui ont développé les outils les plus originaux de coordination et de communication multilingue pour échanger sur toute la planète. Bien que très différentes, ces multiples innovations présentent des caractéristiques qui relèvent de la logique des innovations ascendantes : elles partent des usagers et se diffusent sur le réseau en organisant la coopération entre les usagers.

Internetactu.net : Pour ces usagers, l’innovation à laquelle ils participent est-elle consciente ?

Dominique Cardon : Les innovations par l’usage partent souvent d’un besoin absolument personnel. C’est d’ailleurs pour cette raison que le lieu de l’innovation ne peut être que le contexte d’utilisation et son principal agent, l’usager lui-même. On parle alors d’adhérence (stickiness) du besoin au contexte d’utilisation. Le besoin et la solution sont coprésents dans le contexte d’utilisation, ce qui rend difficile la perception initiale de ces innovations par les industriels et les centres de recherche.

Mais très vite, ces « micro-inventions » se font connaître auprès d’autres utilisateurs. Pour Von Hippel, les utilisateurs ont intérêt à révéler cette inventivité et à ne pas la garder pour eux. Le partage est un moyen de mieux faire fonctionner son idée. On a besoin de conforter ses idées. Mais partager son idée permet aussi de l’améliorer tout en la diffusant.

Dans les innovations à base coopérative, chacun apporte des solutions différentes en fonction de son propre point de vue d’utilisateur. L’usager innovateur ne cherche pas à répondre à un besoin moyen, mais à son propre besoin. Et plus on partage des points de vue différents, plus on « consolide » la solution. Au final, les innovations ascendantes ne produisent pas une réponse en visant la moyenne, mais procèdent d’une sorte d’intégrale de chacun des points de vues apporté par la multiplicité des contributeurs. De sorte que, comme l’ont montré des études en économie de l’innovation, ces innovations sont souvent plus « en rupture » que celles proposées par les industriels qui cherche à répondre à un besoin « moyen ».

Internetactu.net : L’innovation par l’usage n’est pas circonscrite à l’internet, on l’a vu avec l’exemple de la planche de surf. Néanmoins, le « médium » internet semble favoriser son expression. Pourquoi ?

Dominique Cardon : Les dynamiques d’innovation ascendante ne sont pas nées avec l’internet et le logiciel libre. Elles ont accompagné toute l’histoire de l’industrialisation et n’ont pas même été étouffé par le processus de fermeture des objets industriels qui s’est mis en place avec le développement des grandes entreprises, du marketing et des marchés de masse. Il est cependant incontestable que les principes mis en forme par la Free Software Fondation et l’Open Source Initiative ont donné une forme organisationnelle et des fondements politiques nouveaux aux processus d’innovation « ordinaire » déjà répertoriés par les historiens de l’innovation industrielle. D’abord, parce que la numérisation de l’information et, conséquemment, sa capacité à circuler rapidement et sans coût vers les autres utilisateurs, a rendu partiellement inutile la médiation des circuits commerciaux de diffusion de l’innovation qui justifient, dans un monde non numérique, l’intervention des acteurs du marché.

Ensuite, parce que certains acteurs du libre ont doté cette forme d’organisation de l’innovation d’une politique, conférant à leur démarche des valeurs et un esprit – la liberté -, et l’opposant au modèle « propriétaire » de diffusion des logiciels. Le mouvement du logiciel libre a ainsi réussi à doter les processus d’innovation ascendante d’une cohérence organisationnelle et normative spécifique tout en démontrant, par l’exemple, qu’ils présentaient des caractéristiques fonctionnelles de performance et de qualité équivalentes, si ce n’est supérieures, à l’innovation « propriétaire ». La General Public Licence (GPL) [1], sans doute l’innovation la plus radicale qui puisse s’imaginer en matière de morale de la coopération, fait de la protection de l’ouverture du code une obligation à l’extension des potentialités coopératives. Elle protège ainsi la diffusion horizontale de l’innovation en obligeant ceux qui cherchent à se l’approprier à développer leurs services en bordure du processus d’amélioration collective et continue du bien commun. Et elle s’oppose ainsi au modèle « propriétaire », qui marque la frontière entre concepteur et usagers en ôtant à ces dernier la liberté de participer à la continuation de l’innovation.

Depuis le début des années 90, le succès du modèle du logiciel libre a éveillé un intérêt dans de nombreux autres domaines de production de biens non logiciels. L’« esprit du libre » s’est diffusé en donnant une vigueur particulière aux dynamiques ascendantes [2]. Cette extension du domaine du libre est d’abord une conséquence de la transformation des filières industrielles des télécoms et des industries du contenu, soumises à l’influence dominante des technologies et des pratiques organisationnelles du monde informatique. Si un cadre de co-conception laissant une importante marge de liberté aux usagers a toujours été présent dans le secteur du logiciel, il n’en allait pas de même dans l’univers des télécoms et des industries culturelles, qui se sont construites sur le contrôle par les industriels de la liberté des usagers. Aujourd’hui, toute chose étant égales par ailleurs, on observe le développement de projets ascendants à base coopérative dans le monde du contenu (IMDb, Wikipedia, etc.) et dans le domaine de l’accès (autour des communautés Wi-Fi par exemple).

Internetactu.net : Qui sont ces utilisateurs-innovateurs ? Qu’est-ce qui les caractérise ? Quelles sont leurs motivations ?

Dominique Cardon : Il est difficile de généraliser, tant les situations sont multiples, variées et tant les contextes ont leur importance. Il apparaît, en tout cas, que l’on n’a pas exactement affaire à la même population que celle des lead users bien connus des études marketing, et dont le rôle dans la diffusion des innovations est souvent difficile à établir. De façon un peu caricaturale, dans le domaine des nouvelles technologies, le lead user est souvent un DINK (double income, no kid), un homme, jeune, appartenant à une catégorie professionnelle élevée… dont la technophilie est souvent plus de l’ordre de la « gadgetophilie ». De sorte que, s’il s’approprie rapidement et avec enthousiasme les services avancés, il consacre aussi peu de temps et d’imagination à les améliorer.

Chez l’usager-innovateur, ce qui apparaît vraiment décisif, c’est le plaisir de faire, qui mêle étroitement passion personnelle et vocation professionnelle. Ce mariage entre passion et activité, entre engagement professionnel et privé, caractérise bien ces « pro-ams » (professionnels-amateurs), pour reprendre un terme à la mode. Ils transfèrent dans leurs engagements le mode de fonctionnement par projet des entreprises, ainsi qu’une exigence de professionnalisme, d’efficacité.

On note aussi chez beaucoup d’entre eux des doubles compétences ou des doubles centres d’intérêts. Dans son fameux texte « Comment devenir un hacker« , Eric S. Raymond insiste sur le fait que le bon hacker doit avoir des compétences qui ne sont pas seulement informatiques : bien écrire dans sa langue, écouter de la musique, étudier le Zen… Dans les communautés coopératives de contenus comme Wikipédia, ce double engagement joue à plein. Enfin, ce mouvement émerge d’un bain culturel de revendication « citoyenne » qui porte en lui, notamment, une attitude critique vis-à-vis de la délégation à des spécialistes, des experts. Ces innovateurs ont le souci d’ouvrir la frontière avec des univers jusqu’ici fermés en élargissant les participations.

Internetactu.net : Existe-t-il des traits caractéristiques qui permettent de comprendre comment ces dispositifs se pérennisent ?

Dominique Cardon : C’est sans doute l’enjeu le plus important des dynamiques d’innovations ascendantes : quelle est la trajectoire des innovations ? Comment passer à l’échelle de la généralisation ? Dans les processus d’innovation ascendante, on peut distinguer trois cercles d’acteurs différents : le noyau des innovateurs, la nébuleuse des contributeurs et le cercle des réformateurs. On l’a dit, l’initiative première est très souvent pratique et provient d’un petit nombre de personnes, voire d’un seul individu. Mais la fonction d’utilité des innovations ascendantes reste très largement inconnue des initiateurs. Elle n’apparaît que progressivement avec l’élargissement des contributions, qui font elles-mêmes évoluer le projet. La base de données initiée en 1989 par Col Needham pour enregistrer des titres de films, leurs réalisateurs et acteurs, serait-elle devenue la célèbre Internet Movie Database (IMDb), sans les contributions extérieures qu’elle a reçues ? Bien souvent, les innovateurs se trouvent renforcés dans leur projet par la force des engagements qu’il suscite – ou au contraire découragés par leur faiblesse. L’intervention des contributeurs procède de l’extension, par simple effet de réputation sur le réseau, de la notoriété de l’innovation. Enfin, bien souvent, dans l’articulation entre le noyau des innovateurs et la nébuleuse des contributeurs, se forme progressivement un deuxième cercle de réformateurs, plus investis, qui interviennent sur le projet technique pour le renforcer et l’améliorer, notamment lorsque jouent des effets d’échelle nécessitant de franchir une étape pour en assurer la pérennité.

Mais ce développement en trois cercles, les innovateurs, les contributeurs, les réformateurs n’est pas simple à conduire et les innovations ascendantes doivent traverser des épreuves de croissance qui peuvent les fragiliser.

Avec prudence, tant les contextes et les situations sont différents, on peut avancer qu’au-delà des premiers temps, la pérennité d’un dispositif coopératif nécessite de savoir articuler le noyau initial des innovateurs et la nébuleuse des nouveaux entrants. L’extension des dynamiques bénévoles dans le monde des NTIC dépend étroitement de la manière dont s’articulent les investissements orientés vers le contenant (l’innovation technique) et ceux qui se portent vers les contenus (les productions échangées par la nébuleuse des contributeurs). Même si elles sont souvent parallèles, ces deux dynamiques constituent deux composantes différentes des projets à base coopérative. Or, la réussite des innovations ascendantes dépend souvent de la tolérance dont savent faire preuve leurs initiateurs à l’égard de la diversité des formes d’engagement dans leur projet. Non sans difficulté, les promoteurs du logiciel libre, véritable aristocratie technicienne, ont du accepter d’ouvrir leurs logiciels a des utilisateurs profanes en simplifiant les interfaces de leurs outils comme, par exemple, avec Open Office ou Firefox. Les sites contributifs doivent tolérer une même diversité des participations, allant du développement informatique à la correction des fautes d’orthographes. Les animateurs de Wikipedia s’efforcent, par exemple, d’élargir les milieux sociaux de leurs contributeurs afin que les articles sur le Moyen-âge ne soient pas exclusivement rédigés par des informaticiens férus de culture gothique, mais aussi par des professeurs d’histoire, des passionnés de cathédrale et des lecteurs de Chrétien de Troyes. Le développement des innovations à base coopérative se joue ainsi dans la manière dont elles parviennent à s’extraire de la culture technique dans laquelle elles sont nées, sans renier pour autant les principes de comportement ouvert et collaboratif qu’elles ont importés du monde informatique.

Par ailleurs, le militantisme des valeurs communautaires s’essouffle quand il ne rencontre pas (ou plus) quelque chose contre lequel s’opposer. C’est le cas par exemple de nombreuses communautés Wi-Fi dont l’activité s’est ralentie en partie du fait que la tension avec le marché a diminué. La généralisation des accès sans fils, l’ouverture de points d’accès sans fil gratuits ou payants, a démobilisé bien des communautés. Si les accès sont ouverts, les capacités des usagers à proposer des services vont entrer en concurrence avec celles des opérateurs du marché. Leur opposition critique n’a plus d’appui, sauf à avancer vers des constructions techniques ou communautaires encore plus avancées, comme le réseau Mesh à Seattle.

Les innovations ascendantes vivent toujours sous la menace de l’éclatement du collectif initial. Celui-ci se profile d’abord lors de l’élargissement du noyau des fondateurs à de nouveaux entrants, moment crucial du développement des innovations à base coopérative où se joue le partage des tâches entre anciens et nouveaux et le maintien de l’autorité symbolique des fondateurs sur le pilotage collectif du processus. Mais le risque d’éclatement apparaît surtout avec la prolifération des innovations complémentaires apportées par le deuxième cercle des réformateurs. Ceux-ci apportent des spécifications nouvelles au projet fondateur, mais il arrive aussi qu’ils « fourchent » pour créer un projet parallèle. Cette tendance à l’éclatement apparaît même comme une constante dans l’univers des innovations ascendantes : multiplication des licences libres, des distributions de Linux, des outils de gestion de contenus (CMS, Content Management Systems), développement d’une « fourche » de SPIP [3], etc. Ces logiques centrifuges sont la conséquence de la nécessaire diversification des services conduisant les innovations ascendantes à rechercher le meilleur ajustement à une multiplicité de contextes. Mais elles obligent aussi les porteurs d’innovations ascendantes, à maintenir des standards d’interopérabilité entre les services qu’ils génèrent.

Internetactu.net : On voit donc émerger des aspects de gouvernance…

Dominique Cardon : Oui, et il est intéressant de voir qu’elles émergent de la même manière dans la production de standards techniques et dans les contenus (par exemple dans le cas de Wikipedia), que dans les mouvements militants, notamment chez les altermondialistes. Ces mouvements à structure plate, composés de militants dont les motivations et les degrés d’implication sont très variés, mobilisent très efficacement les technologies. Ils partagent également avec le monde de l’internet et du libre la recherche d’une forme de gouvernance a forte composante « procédurale », dans laquelle le « centre » s’occupe d’organiser la discussion, de vérifier le respect de règles communes et de gérer l’apprentissage collectif, mais pas de définir ou de valider des orientations de fond.

Internetactu.net : Comment se passe l’interaction de ces formes d’innovation avec le marché ?

Dominique Cardon : Les innovations ascendantes exercent de nombreux effets sur les marchés. Elles permettent d’abord de révéler l’existence de nouveaux besoins qui n’avaient pas été perçus précédemment et participent à leur généralisation et leur extension. Elles identifient aussi des axes de recherche technologique qui vont parfois exercer une influence non négligeable sur les politiques des centres de recherches industriels. Les entreprises informatiques n’ont pas eu beaucoup de mal à collaborer avec ces dynamiques. Après tout, avec ses versions bêta, ses SDK [4], ses API [5], les standards ouverts, etc., elle a depuis longtemps une expérience de la « co-conception » avec ses utilisateurs.

Les innovations par l’usage sont aussi à l’origine d’importantes « externalités » – après tout, l’internet lui-même est le produit d’un de ces processus d’innovation ascendante et coopérative. C’est parce que l’internet est le résultat d’une immense œuvre bénévole composé de pages personnelles, d’échanges en ligne, etc., qu’il attire à lui une large population et que les services marchands peuvent se déployer en rencontrant des utilisateurs. Enfin, l’innovation ascendante donne à voir des fonctions, des idées, des besoins qui vont aussi donner naissance à des projets commercialisables. Certaines idées sont reprises et commercialisées. Certains domaines d’innovation par l’usage donnent également naissance à une industrie de services.

Au-delà d’une certaine taille, la question se pose souvent du financement des projets d’innovation ascendante, car il n’est plus possible à leurs initiateurs de s’en occuper pendant leur temps libre. Le financement trouve plutôt sa place en bordure du projet, soit au travers de fondations (aux Etats-Unis), soit en développant des versions « professionnelles » parallèles, destinées à des publics particuliers : l’IMDb « pro », ou les projets de services aux entreprises de Jimmy Wales, fondateur de Wikipedia. Mais il est clair que l’esprit d’ouverture et de gratuité demeurent puissants dans cet univers. L’innovation ascendante entretient une relation de tension avec le marché qui généralement a souvent des conséquences plutôt positives de part et d’autre.

Propos recueillis par Daniel Kaplan et Hubert Guillaud

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Notes
[1]. L’une des caractéristiques essentielles de la GPL consiste à exiger que toute modification et redistribution d’un logiciel couvert par cette licence soit elle-même couverte par la même licence, et donc également « libre ».

[2]. Mulgan (Geoff), Steinberg (Tom), Salem (Omar), Wide Open. Open Source Methods and their Future Potential, Demos, 2005, http://www.demos.co.uk.

[3]. SPIP est un « système de publication pour l’internet » développé sous licence GPL à partir de la France. Pour répondre aux besoins des sites publics (notamment en termes de gestion de droits et de systèmes de validation), le Service d’information du gouvernement a développé une version adaptée de SPIP, dénommée SPIP Agora, également libre mais qui suit une évolution partiellement différente de celle du logiciel original.

[4]. Software Development Kit, « boîte à outils » destiné aux développeurs tiers désireux d’ajouter des fonctions à un logiciel ou un matériel.

[5]. Application Program Interface, ou interface de programmation, qui permettent à un logiciel tiers de communiquer avec un autre logiciel et d’échanger avec lui des données ou des instructions.

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0 commentaires

  1. Merci pour cet article passionnant; les travaux de Von Hippel sont très intéressants. Vieux débat entre innovation push et innovation pull. Il ne faut pas oublier cependant que pour permettre les innovations ascendantes (aussi appelées innovations d’usage), il a d’abord fallu inventer Internet, parfait exemple d’innovation « délibérée », dont les auteurs reconnaissent explicitement qu’ils n’avaient aucun usage en tête lorsqu’ils l’ont inventé. Idem pour le laser.

  2. Félicitations pour cet excellent article, tant par le fond que par la forme. Je fréquente un site de forums spécialisés, et je reconnais facilement plusieurs de nos membres dans votre description de l’usager-innovateur. Bravo et merci. Catherine.

  3. Une innovation correspond à un changement de paradigme, alors que le progrès s’inscrit dans un même paradigme (Ivan Gavriloff).

    Quel rapport entre le management et l’innovation ? Comment favoriser l’emergence de nouvelles idees et d’innovation dans des organisations et notamment des entreprises ? Quelles sont les pratiques existantes ? Les retours d’experience ? L’Innovation participative, une nouvelle forme d’exploitation ou un changement profond du mode de management ?

    Voila, seulement quelques une des questions que nous nous posons, sur lesquelles nous voulons reflechir et que nous souhaitons partager ..

    Si ces sujets vous interessent, faites un tour sur le site : http://innovation.zumablog.com