Le numérique doit-il passer en force ?

Les services publics en ligne doivent-ils être le levier pour stimuler les usages de l’internet ? Doivent-ils être rendus obligatoires ? La contrainte est-elle nécessaire et si oui, à quelles fins ? Et surtout, est-elle légitime ?

Comme Alexis Mons du Groupe Reflect, nous restons un peu interloqués par le programme d’administration électronique obligatoire Danois dont nous vous parlions il y a peu. Les services publiques en ligne doivent-ils être le levier pour stimuler les usages de l’internet ? La contrainte est-elle nécessaire et si oui, à quelles fins ? Est-elle, par ailleurs, légitime ?

Les défenseurs des politiques autoritaires de basculement vers le numérique, que l’on ne rencontre pas qu’au Danemark, évoquent souvent deux objectifs simultanés : développer les usages de l’internet, et récolter tous les gains de productivité que des acteurs publics aux finances de plus en plus tendues peuvent attendre de leurs investissements. L’ennui, c’est que ces deux objectifs peuvent s’avérer contradictoires entre eux, mais aussi, avec d’autres objectifs stratégiques que les services poursuivent depuis des années – qui visent, notamment, à être perçus comme des acteurs du service et pas seulement de la contrainte.

Comme le relevait dès 2001 la mission « Données personnelles et administration électronique », l’administration électronique a d’abord aidé, sous couvert de services, le développement de téléprocédures de déclaration et de paiement. Déclarer et payer en ligne, ça arrange l’administration davantage que l’usager, même si celui-ci s’en accomode. Mais les enjeux de l’administration électronique, tiennent aussi dans une offre de service et d’information orientée usager, ainsi que dans l’apport d’une réponse à la fracture administrative se défiant des réponses techniques pour imposer une médiation de proximité mieux tournée vers le public.

En imposant le passage au numérique, l’administration clamerait haut et fort que ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’usager, ni la cohésion sociale, mais le fait de se simplifier la vie et de réduire son personnel. Pourquoi pas, mais il faut le dire clairement. Et savoir qu’après avoir elles aussi été tentées par le tout-automatique, les grandes entreprises de services, les banques, les distributeurs, sont vite revenues à des stratégies multi-canaux centrées sur le client, qui s’appuient bien sûr sur des outils informatiques communs en visant à la fois des gains de productivité et une amélioration du service rendu. L’administration veut-elle vraiment apparaître comme sa caricature, celle du monstre froid des procédures et de la contrainte ?

Du point de vue des usages, sauf peut-être du côté des entreprises, l’effet peut également s’avérer contre-productif. Quand on voit que 50 % des Français et plus de 70 % des Danois utilisent l’internet, apparu dans le paysage il y a seulement 10 ans, on n’a pas l’impression que les usages soient si difficiles à « développer » qu’il faille les rendre obligatoires… Et ceux qui ne peuvent pas, faute d’argent ou des connaissances nécessaires ? Et ceux qui ne veulent pas, pour des raisons qui leur sont propres, va-t-on faire leur bien malgré eux ?

La question de la légitimité d’une telle démarche reste posée. Pour ceux qui n’utilisent pas aujourd’hui l’e-administration, la difficulté n’est pas nécessairement technique ou financière. Remplir un formulaire n’est pas toujours facile, surtout si une erreur peut vous coûter de l’argent ou l’accès à un droit. Pour beaucoup de personnes, se trouver contraint de le faire seul devant une machine intimidante rend la situation pire, et non meilleure. Désigner, comme le demande le Danemark, un compte en banque de référence peut poser problème à ceux qui n’en ont pas ou qui ont du mal à l’alimenter. Alors, soit on transforme des personnes en difficulté en hors-la-loi, incapables de remplir leurs obligations administratives ; soit on multiplie les médiateurs, les accès publics et assistés, les instances d’appel et de traitement des litiges, les services d’assistance… Et alors, on peut se demander si les gains de productivité seront bien au rendez-vous. Autrement dit, l’administration électronique obligatoire n’est-elle pas une réponse à deux mauvaises questions ?

L’incitation « positive », elle, permet plus de souplesse et permet aux usagers, professionnels ou non, de se saisir des bons services et de rejeter les mauvais. Pour exemple, l’une des grandes réussite de l’administration électronique française : la déclaration d’impôts électronique. Bien sûr, on peut toujours en rappeler les couacs, il n’empêche que son succès s’est appuyé sur des mesures simples : une incitation forte à basculer (promotion), un réel accompagnement (aide physique et en ligne), et des bénéfices très clairs pour les usages (modique remise d’impôt et, surtout délai supplémentaire). Incontestablement, la formule devrait porter ses fruits.

Peut-être est-ce par des petites choses que l’administration électronique s’imposera. Un ensemble d’incitations positives encourageant les entreprises, les administrés à privilégier le canal numérique : délais de traitement notablement plus courts et plus rapides, délais de réponses prolongés pour tout télédéclarant, remise financière (même modique), accès facilité à des mesures variées d’accompagnement avec des procédures adaptées (aide en ligne et physique)… Prendre l’habitude de répondre à un mail ou à des documents transmis électroniquement plus vite qu’à un courrier par exemple. Des petites incitations peuvent produire de meilleurs résultats que de grandes contraintes.

Daniel Kaplan et Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Un bon article qui offre un point de vue équitable, on pourrait aussi parler de l’ergonomie de ces différents services, c’est-à-dire la façon dont les designers participent d’une facilité d’accès vers ces nouvelles procédures.

  2. pour info, ca fait déja quelques années que dans certaines facs, la préinscription ne se fait que sur internet.

  3. Sur le fond vous avez sans doute raison. Reste que les mesures d’incitation à la déclaration en ligne des revenus, ne sont pas justes et remettent en cause le principe même de l’égalité de tous face à l’impôt. Quid des personnes non connectées ? Ou de celles qui ne veulent pas déclarer en ligne. Ne risquent elles pas d’être agacées par ces mesures auxquelles elles n’ont pas le droit, et finalement de se détourner complétement de ce rouleau compresseur numérique ?

  4. Le numérique doit-il passer en force ? Ma réponse est oui. Voici pourquoi. En matière d’e-administration, il y a deux grandes voies, la voie choisie par le Danemark ou le Canada qui s’attache à reconstruire l’administration autour d’un usage systèmatique du numérique et la voie essentiellement Française qui s’attache à développer une sorte de « front-office » pour interfacer les services avec l’usager. La caricature de ce shéma, bien connue des chefs d’entreprise, est le CFE, centre de formalité des entreprises, qui sous des intentions louables de guichet unique ajoute une « couche écran », qui isole encore plus les administrations des usagers, et rend encore plus complexe la résolution de problèmes, même les plus simples. Il est illusoire d’attendre que le dernier usager dispose d’internet haut-débit et une agilité internet éprouvé, avant d’obliger les administrations à se numériser de façon systématique et coordonnée. L’avance de l’administration fiscale est l’arbre qui cache la forêt. Quant à l’accès pour tous, les VisioGuichets ont été développés et déployés il y a plus de dix ans par CITCOM, la filiale téléservice de France Télécom, et sont un excellent moyen pour déployer un fonctionnaire d’accueil « multi-administration » dans chaque village de France pour aider l’ensemble des usagers (il n’y en a « que » 36 000, au regard de millions de fonctionnaires).

  5. Pour répondre à Loic : Quid des personnes illettrées ou ne maitrisant pas suffisament le français pour remplir leur déclarations d’impôts papier ? Je pense qu’il n’est pas absurde de vouloir imposer l’usage du numérique, si on développe en parallèle des points d’accès publics gratuits ( ou à coût marginal ) avec de l’assistance aux utilisateurs. On pourrait même ainsi arriver à toucher un public plus nombreux : des formulaires en ligne accessibles aux non-voyants ne sont-ils pas préférables aux formulaires papier inutilisables ?

  6. Bonjour,

    « Les services publiques en ligne doivent-ils être le levier pour stimuler les usages de l’internet ? La contrainte est-elle nécessaire et si oui, à quelles fins ? Est-elle, par ailleurs, légitime ? »

    Combien de foyé sont il équipé de connection internet ?
    Combien de peronne sur ces foyés maîtrise l’outil même ?
    Quel est l’ergonomie des site publique, leurs lisibilité et leurs facilité d’accès ?
    Quel est la pertinance de la FAQ des sites en question ?

    Avant de passer à l’internet nous sommes en partie passé à la téléphonie pour « certaines » administrations, quel coût pour l’usagé ?

    Service Publique il n’y à pas 2 termes assez importants ? Service Publique

    Quelles sont les structures de transition ? ou se situe « le » programme d’aide à la réduction de la fracture internet et ou en est il ?

    Service public et passage en force, thèse anti thèse synthèse s’il vous plais. Pour le moment cela n’est ce représente qu’un cacophonie. Bien sur nous prenons exemple sur d’autre pays, mais nous sommes la france et pour le moment c’est à la sauce française que les choses se font…

    l’administration électronique obligatoire n’est-elle pas une réponse à deux mauvaises questions ?

    Totalement, le système d’incitation est je le pense la meilleure solution elle permet une véritable transition et une meilleure qualité de service.

  7. « En imposant le passage au numérique, l’administration clamerait haut et fort que ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’usager, ni la cohésion sociale, mais le fait de se simplifier la vie et de réduire son personnel. »

    En tant qu’usager connecté, pour moi la contrainte c’est d’avoir un timbre, une enveloppe, l’adresse et des temps d’attentes qui sont d’une autre epoque.
    Le pire etant de devoir physiquement me rendre dans une administration!

    Il est si simple de se connecter sur un site web qui ne pose que les questions necessaires (je pense aux impots), avec une aide contextuelle bien faite!

  8. Tel l’Eglise sous les ors du Vatican durant des siècles, l’Administration dans les palais de la République, a besoin de ses pauvres, pour justifier son existence et son confort. Evidemment, on échappe pas au pauvre numérique, enrobé soit le vocable de fracture numérique, pour justifier tous les immobilismes et le sacro-saint « touche pas à mon poste ! ». Pour ne pas caler le développement sur le plus démuni, il suffit simplement de généraliser des points d’accès publics ou des interfaces internet-papier qui disparaitront peu à peu. Qui imagine de supprimer les imprimés, au prétexte que certains ne savent pas écrire même en 2006 !

  9. Si certains politiques français voient seulement dans les TIC un moyen de diminuer le nombre de fonctionnaires, nous risquons de voir une cause supplémentaire d’inégalité sociale et même de complète fracture. Si les futurs reponsables du pays comprennent que le gain de productivité est d’abord un moyen de donner du temps à ceux qui recoivent et conseillent les « administrés », Internet est un atout, s’y on investit dans la formation et l’accès pour tous au numérique… pour ceux qui le souhaitent !
    Simplement il faut que l’on trouve à proximité de son choix un accueil administratif attentif, pour accompagner tous les citoyens, lettrés ou pas, « numérisés » ou non, dans leur accès aux réseaux.

  10. La passage en force concernera plus les institutions dont les cultures résistent par nature au changement que les usagers qui sont généralement très favorables à la modernisation des services administratifs. D’ailleurs, les usagers ne sont-ils pas les principaux vecteurs d’innovation ?