UPFing06 : Espace privé, espace public

En ouvrant cette 4e université de printemps de la Fing, Daniel Kaplan (vidéo, slides) a essayé de dessiner les enjeux que recouvrent le concept, incertain et assumé comme tel, d’Entrenet : « cet univers de pratiques individuelles mais pas privées, collectives sans intention ni but particulier, publiques sans y penser, communautaires sans communauté bien définie… ». Un ensemble de pratiques individuelles, d’expériences, outillées pour le partage et qui produisent de manière plus ou moins subreptice des effets collectifs. Mais qu’est-ce qu’on partage ? Qu’est-ce qu’on publie ? Son profil, comme sur les 50 millions de comptes de MySpace, quitte à résumer tout le message à un simple portrait – ce qu’on (dit qu’on) est, ceux qu’on aime ? Ici, comme l’explique Danah Boyd qui a étudié cet espace, participer, c’est « zoner en ligne » (hang out), à plusieurs bien sûr : le sens émerge par l’évaluation a postériori et par le jeu entre ce qui est public et ce qui est privé. Sa présence en ligne s’organise au sein d’un réseau très dense d’échanges où la réticulation et la réplication dominent. Comme le montre le blog emblématique de Loïc Le Meur, où il ne s’agit pas seulement d’une publication de contenus sur un blog, mais de contenus placés au centre d’un maillage de liens (commentaires, trackbacks, outils d’agrégation et de republication…), proposés à la duplication. Penser, écrire, publier et faire circuler ne sont plus (ici) des actes très différents. Et l’on passe ainsi de proche en proche, par dessein ou par sérendipité (heureuses rencontres de hasard) de la petite pensée à l’opinion discutée, de l’expérience individuelle à la « nouvelle »… jusqu’à voir se produire de véritables phénomènes d' »émergence », dans lesquels le produit de petits actes individuels prend un sens très différent de la somme des parties.

Le réseau élargi auquel je m’adresse est-il privé ou public ? Comment s’organise-t-il autour de moi et comment me mets-je moi-même en scène dans ce réseau ? Comment les frontières entre sphère publique et privée se remodèlent-elles, comme se le demandait déjà en 1999 Florence Millerand ?

la dog poop girl Frank Beau (vidéo, slides) illustre certaines de ces questions par un exemple très concret : l’histoire de la « Dog poop Girl » (la « femme aux crottes de chien »), cette Coréenne lynchée sur le web pour ne pas avoir ramassé dans le métro la crotte de son chien. En décortiquant ce « PEPS » (« Phénomène d’émergence publique spontanée »), typique des phénomènes viraux qu’il nous a déjà décrit, Frank montre comment se confrontent des espaces publics éphémères et persistants au coeur d’un espace symbolique sans réelle régulation.

L’occasion pour Samuel Bordreuil (vidéo, texte), directeur du Lames (Laboratoire méditerranéen de sociologie) d’expliciter la trame sociologique de cette histoire et de proposer du même coup une autre vision de l’EntreNet. L’histoire de la femme aux crottes de chien naît dans un espace public urbain, un espace dans lequel l’attente vis-à-vis des autres – tous anonymes – est d’abord celui d’un « respect des réserves et des engagements privés des uns et des autres« . La crotte empiète sur ces réserves et déclenche donc, de la part des autres, une demande – selon les termes du sociologue Erving Goffman – d' »échange réparateur » (indignation suivie d’une réparation et d’excuses acceptées). Le refus de la jeune femme interrompt ce processus et l’indignation se nourrit, se propage, transforme l’exigence de réparation en exigence de rétorsion, ce qui conduit des internautes à se transformer en enquêteurs et à exposer publiquement la jeune femme, notamment dans les autres espaces publics (professionnel notamment) auxquels elle participe.

Rien que de très sociologiquement classique en somme, mais en revanche, les technologies permettraient à ce processus de passer à une toute autre échelle : « Le web, il faut le dire, pour le meilleur et pour le pire, permet d’explorer, d’élargir l’éventail de tout ce qui peut faire cause ou intérêt commun. Je crois que cela a à voir avec sa topologie, qui non seulement est illimitée, mais est surtout hétérotopique [pour simplifier, elle permet de construire différents « espaces » alternatifs et simultanés, relativement étanches, mais entre lesquels on peut se mouvoir – Ndlr]. »

Samuel Bordreuil nous invite en quelque sorte à penser l’EntreNet en 3D : « Ce n’est pas que ce qui s’y expérimente soit intermédiaire entre public et privé, c’est mieux que cela : ce qui s’y expérimente, ce sont des pluralités de façons de faire public, et d’explorer du même coup, et pour son propre compte, ces facettes de soi que ces publicités, certes limitées, permettent cependant de révéler à chacun des membres de ces publics. Bref, on n’est pas forcément obligé d’y raconter sa vie, et c’est cela même qui permet de la vivre autrement. Ce qui n’est pas plus mal ! Il nous semble qu’on gagne à ce recadrage de ne pas durcir l’opposition entre réel et virtuel. »

Les différentes formes d\'énonciation dans les blogs caractérisent des relations et des communautés différentes Dominique Cardon (vidéo), sociologue au Laboratoire des usages de France Télécom R&D, pousse la réflexion un cran plus loin en évoquant la « malléabilité » de l’espace public, expliquant que l’espace de visibilité que l’on se donne sur l’internet est à comprendre essentiellement comme un « potentiel relationnel », générateur de liens sociaux et support d’une communication granulaire et facilement abordable. L’acteur de l’EntreNet n’est ni calculateur ni vertueux : il est nécessaire pour le comprendre de plus s’intéresser à ses pratiques qu’à ses intentions. Après avoir remarquablement caractérisé les formes d’énonciation dans les blogs et la trame de relations sociales en ligne que ces formes impliquent (slides), Cardon explique que l’espace public varie selon les acteurs qui le composent, sa nature physique, sa temporalité, ses frontières…

« Nous sommes confrontés à un espace public en clair-obscur » conclut-il. « Ca fonctionne bien parce que l’espace public est pluriel, parce qu’il est divisé, parce qu’il est pensé différemment par les utilisateurs. Ca fonctionne bien aussi parce qu’il y a une relative obscurité de la recherche d’information sur les blogs. Les outils restent suffisamment imparfaits pour maintenir ce clair-obscur à l’intérieur de la blogosphère qui permet la diversité des pratiques et des engagements. Mais n’y a-t-il pas un risque d’écrasement à vouloir éclairer de façon uniforme l’espace public des blogs par des outils de recherche et de visibilité toujours plus poussés ? » Dit autrement, nos outils imparfaits permettent de nous mouvoir dans cet EntreNet, mi-public, mi-privé, mais qu’en sera-t-il avec des outils toujours plus évolués ?

Ce que dit en creux Dominique Cardon, c’est que l’ambivalence des identités et des propos tenus sur les blogs profite aux utilisateurs. Comme il s’en explique à Jean-Marc Manach, dans l’interview vidéo ci-dessous, « cette relative opacité des outils va peut-être se transformer en un système plus ouvert et plus transparent amenant les utilisateurs à être plus réticents à se livrer sur leurs blogs ou en commentaires ». L’autocensure se développerait à mesure que les outils affinent la traçabilité, comme l’exprimait il y a peu Cyril Fiévet dans nos pages. A croire que les outils de demain pourraient mettre fin au relatif confort du clair-obscur que nous connaissons et mieux distinguer ou radicaliser les espaces d’expression. Mince, à peine né, l’EntreNet va déjà disparaître !


Dominique Cardon, de France Télécom R&D, interviewé par Jean-Marc Manach pour InternetActu.net, durée 3’00.

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0 commentaires

  1. Merci Hubert d’avoir fait cette synthèse, c’était un des moments qui m’a le plus marqué de l’UP FING cette année.
    Bon, je souscrit pleinement à tout cela, mais cela m’amène à deux réflexions :

    1/ considérons la pauvreté technologique des skyblog et si souvenons-nous des communautés virtuelles d’antant.
    Outre la force de diffusion qu’un Skyrock peut opérer sur sa communauté, je me demande si le modèle des communautés virtuelles et l’exigence d’y organiser son réseau par invitation n’était pas un frein que l’auto-organisation du modèle d’espace ouvert a levé. En ce sens, l’importance du clair-obscur est effectivement fondamental.

    2/ sur le sujet qui m’anime, à savoir tous ces nouveaux usages dans les organisations, ce modèle donne des clés, mais les choses sont évidemment plus complexes.
    Si cela fonctionne avec des individus maître de leur espace, comment cela fonctionne-t’il sur des blogs collectifs ou sur des sphères de blogs inscrits dans des organisations ou des buts communs ?
    En premier lieu, la notion de clair-obscur ne s’y applique plus obligatoirement. Nous sommes rarement dans un espaces massifié.
    Ensuite, on sent bien qu’il y a plusieurs choses qui entrent en jeu, entre la posture naturelle de l’auteur, le sens qu’il veut donner à son lui par rapport aux autres, au sens du groupe et par rapport à l’institution et donc son management.
    Les différentes mises en réseau qui se forment selon les énoncés sont évidemment très importantes suivant ce que l’on souhaite qu’il se passe du point de vue de la collaboration. Inversement, la modélisation d’un existant peut sans doute faire ressortir des choses sur la micro-société qui se cache derrière l’espace collectif.
    Tout cela ouvre des perspectives passionnantes, mais on n’en est qu’au début !

  2. Bonjour Hubert, je trouve le cr parfait, mais il y a juste une phrase à l’envers qui fait un peu contresens. L’idée n’est pas que « il est nécessaire pour le comprendre [le=l’internaute « coopérant »] de plus s’intéresser à ses intentions qu’à ses pratiques », mais bien l’inverse de « s’intéresser à ses pratiques plus qu’à ses intentions »… En fait décoder les intentions des personnes, est une tâche si incertaine que je trouve assez sage d’y renoncer…
    amic

  3. Inutile, d’en rajouter sur ce qui est déjà excellement dit, mais, juste un regret (en plus de celui de n’avoir pu être présent 😉 : l’oubli de la dimension documentaire. C’est à dire qu’ici l’espace public (ou l’espace privé 😉 passe par des documents ou proto-documents par le « paradoxe de Roger ».
    http://grds04.ebsi.umontreal.ca/jms/index.php/2006/06/18/42-entrenet-et-documents

    Ici l’espace est fait d’objets non éphémères et documentés, ce n’est pas le cas de toute mise en visibilité. Ainsi cette-ci séance dépasse l’éphémère par sa mise en visibilité sur le Web.