« Technologies clés 2010 » : à la recherche du désir perdu

Quelle proportion des technologies, ces dernières années, a-t-elle vraiment émergé de la prise en compte raisonnable des grands problèmes de société ? On veut dire, par rapport à la proportion de technologies qui émergent du pur désir d’innover, du pur désir de communiquer autrement, de glisser plus vite, de séduire plus lontemps ?…

Le rapport « Technologies clés 2010« , dont Jean-Marc Manach rend compte par ailleurs dans Internet Actu, est un exercice ambitieux, utile, englobant, qui fournit un panorama vraiment intéressant de la plupart des technologies qui compteront dans l’avenir. Qu’on puisse discuter des choix, de celles qui manquent ou qui déparent, est naturel et n’entame pas la crédibilité de l’exercice. Le problème n’est pas là.

Plus troublant me paraît être ce que révèle le chapitre « contexte » (pp. 24 à 44), dont on imagine que s’il se trouve placé juste avant la liste des technologies-clés, c’est qu’il à servi à qualifier de « clés » certaines technologies plutôt que d’autres : « il convient de cerner les enjeux, tant mondiaux qu’européens et français, auxquels les innovations technologiques pourraient répondre ou contribuer à leur résolution, et ainsi trouver leur marché. » Ces enjeux développés sont réels et importants : les problèmes de sécurité liés au contexte géopolitique, le changement climatique, la ressource en eau, les défis énergétiques, la disponibilité des matières premières, le vieillissement démographique, l’emploi et la compétitivité économique. Nul doute que la technologie puisse contribuer à y répondre.

Mais une question émerge : où est le désir ? Quelle proportion des technologies, ces dernières années, a-t-elle vraiment émergé de la prise en compte raisonnable de ces grands problèmes ? On veut dire, par rapport à la proportion de technologies qui émergent du pur désir d’innover, ou de la pure volonté de secouer un marché, ou du pur désir de communiquer autrement, de jouer dans des environnements plus immersifs, de glisser plus vite, de séduire plus lontemps ?…

Quelques exemples : dans « Technologies clés 2010 », les robots domestiques n’existent (à peine, sur une ligne) que pour surveiller les vieux ; le respect de la vie privée est une préoccupation qu’on espère venir des offreurs ou des régulateurs, mais on ne propose pas aux utilisateurs des outils pour s’en occuper eux-mêmes (privacy-enhancing technologies, PETs) ; le jeu comme source d’innovation n’existe pratiquement pas ; la coopération, la collaboration non plus, pas plus que l’intervention des utilisateurs dans la production de contenus ou l’innovation…

Il ne s’agit pas de ricaner en pointant du doigt les manques du rapport. Ses auteurs sont d’excellents chercheurs et professionnels, parmi les meilleurs, et ils ont consulté beaucoup de monde. Les technologies clés qu’ils ont sélectionnées sont réellement importantes, il faut effectivement les soutenir. Il s’agit plutôt de se demander pourquoi un champ entier de l’innovation technique, d’usage et de service, en tout cas dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, reste le plus souvent invisible aux rapports de ce type et par suite, aux décideurs publics. Et pourquoi, de ce fait, les politiques de soutien à la R&D et l’innovation restent aussi imperméables au désir.

Quand on est décideur public, on doit (pense-t-on) raconter des histoires édifiantes. Dans ces histoires les technologies répondent à des « grands problèmes » – et dans la liste des grands enjeux que développe le rapport, il n’y a bien, en dehors de la compétitivité qui n’est qu’un moyen (le développement économique pourrait être un but, à la rigueur), que des problèmes. On a à la rigueur le droit de parler de grands objectifs, de grands desseins – mais les décideurs publics ont souvent perdu l’habitude d’oser de telles choses.

Quant à parler du quotidien, du futile, du pratique, du ludique n’y pensons pas – pas dans un Rapport ! Pourtant, chacun sait qu’ils influent en profondeur sur l’orientation de la R&D et de l’innovation – au moins autant que la prise en compte sérieuse et raisonnable des « grands problèmes ». Cet angle de vue, focalisé sur les petites choses de la vie plutôt que les grandes affaires du monde, n’est ni meilleur, ni pire que celui de « Technologies 2010 » ; mais il correspond à l’angle mort de ce rapport, celui qu’il ne peut même pas voir et qui recèle, aussi, des technologies-clés à suivre et pousser.

Il faudrait inventer des rapports non-officiels (mais publics quand même, et préfacés par des ministres, mais le dimanche seulement) pour explorer ces angles morts et ainsi, compléter le paysage proposé aux médias, aux décideurs, investisseurs, aux structures de R&D et d’innovation.

Daniel Kaplan

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0 commentaires

  1. Professionnel de l’innovation depuis plus de 15 Ans , utilsant ( ou faisant semblant d’utiliser) les classements des technologies clés , j’avoue avoir éprouvé un garnd plaisir à vous lire.Comme vous je ne remets pas en cause le sérieux et l’intérêt de ces travaux mais je me suis souvent demandé – y compris dans notre mission auprés des PME – si tous ces gens avaient comme moi des désirs futiles, des achats compulsifs de livres,CD, Gadgets, jeux ?etc…ou s’ils n’achetaient que des « systémes complexes sécurisés » des « outils intégrés de gestion de l’information » ou autres produits hautement sérieux…
    Bravo pour votre humour mais aussi plus sérieusement pour la clairvoyance qui le soutende…

  2. Je me demande comment l’on peut faire indifféremment de la prospective dans des domaines aussi différents. Qui sait quelles seront les technologies dominantes de la société de l’information en 2010 ? Connaître celle de 2008, voire de 2007 me plairait déjà beaucoup…

  3. 1/ Un vrai plaisir de lire cet édito, merci !

    2/ Il me semble que votre thèse faire échos au dicours politique de « désir d’avenir ». Quelques similitudes par exemple :
    – une référence forte au terme « désir » revendiqué et choisi plutôt qu’une référence à une valeur de tradition et d’héritage
    – la valorisation des contributions « de la base » et la relativisation du point de vue des représentants du pouvoir, cf. la thématique de la démocratie représentative.
    Mon propos n’est pas de dire que vous êtes un suporter de SR, mais de dire que votre analyse et celle de ce mouvement politique populaire semblent s’appuyer sur des paradigmes et des perceptions communs, à l’évidence très actuels.

  4. Oui, bravo pour cet édito. Tout à fait dans ces nouveaux concepts comme l’innovation ascendante, un Web 2.0 très « user centric » et les nouvelles exigeances de participation…

  5. Merci de ces compliments… Il y a de bons lecteurs : je n’ai jamais rencontré Ségolène Royal, mais « Désir d’avenir  » (sans s à la fin de désir) est une expression que j’utilise depuis 2002 au moins. C’était le nom du « Manifeste » que nous annoncions l’an dernier avec AEC, au lancement de Ci’Num, pour publication début 2008. Bien sûr, nous avons depuis du trouver un autre nom ! C’est bien comme ça : les bonnes idées comme les belles expressions n’appartiennent à personne, elle émergent souvent à peu près en même temps et en plusieurs lieux – et surtout, au fond, je suis content qu’une femme politique de premier plan en ait fait son signe de ralliement. En espérant, bien sûr, qu’il y aura dans sa campagne (voire ensuite, dans sa politique) et du désir, et de l’avenir.

  6. merci pour l’édito (d’autant qu’il me fait remarquer le rapport). Dans cette approche « par les grands problèmes », il y a bien sûr le côté « trop techno et pas assez humain » ; il y a pire aussi : un totalitarisme implicite, un rejet de la démocratie.

    Le mot magique qui signe ce totalitarisme d’un « big brother transparent » est celui que tu cites au deuxième paragraphe : le « il convient ». Convenir à qui ? Et qui convient ?

    Comme civiliser le désert était l’état pur du projet colonial, ordonner le vide est l’état pur de l’ambition énarchique. Me semble-t-il …