Alex Türk : « Il y a urgence à préserver notre capital de vie privée »

Alex Türk, président de la CNIL, estime que la « vague sécuritaire » apparue dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001 « pourrait bien submerger » les autorités de protection de données personnelles : « ces politiques liées aux nouvelles exigences de sécurité publique (sont) susceptibles de constituer un choc de civilisation » (c’est lui qui souligne).

Prenons garde ! A défaut d’initiative de notre part, on pourra, un jour, dire de nous : « La civilisation était en train de changer sous leurs yeux et ils n’ont rien vu venir ; un nouveau droit fondamental des hommes et des femmes vivant dans les sociétés modernes était en train d’être reconnu par les textes et ils n’ont rien fait pour le protéger ».
(…)
Le capital de notre identité et de notre vie privée est chaque jour menacé. Il y a urgence à le préserver. Comme le capital environnemental de l’humanité, il risque, lui aussi, d’être si gravement atteint qu’il ne puisse être renouvelé.

Ces propos alarmistes ont été tenus (à huis clos) en novembre dernier à l’occasion de la 28e conférence internationale des commissaires à la protection des données et à la vie privée qui s’est tenue, à Londres, en novembre dernier. Le discours d’Alex Türk, intitulé « Notre capital de protection des données est menacé« , faisait écho à la thématique de la conférence, consacrée à la « société de surveillance« , et sert d’introduction à une initiative commune, soutenue par les 75 délégations présentes, visant à « provoquer une prise de conscience collective et se rassembler pour lancer des initiatives coordonnées, reposant principalement sur une nouvelle stratégie de communication (…) et un soutien à des travaux menant à la reconnaissance d’un droit universel à la protection des données« .

La société de surveillance
Dans leur rapport sur la société de surveillance, rendu public à l’occasion de cette conférence, les chercheurs du Surveillance Studies Network relèvent que « l’opinion du public peut être partagée, mais très peu de gens sont en fait conscients de l’existence de cette société de la surveillance, et celle-ci relève pour eux plus de la science-fiction que de la vie quotidienne. Ce qui explique la quasi-absence de débats publics autour de ce sujet. L’industrie de la surveillance représente un chiffre d’affaires faramineux et sa croissance est aujourd’hui bien supérieure à celle des autres secteurs d’activité (surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001) : la valeur de ce secteur dans le monde est estimée à près de 1000 milliards de dollars US, et couvre un vaste éventail de biens et de services, allant du matériel militaire aux caméras de télévision en circuit fermé et aux cartes à puces. La société de la surveillance est devenue lentement, subtilement et imperceptiblement une réalité« .

« La difficulté majeure, poursuit Alex Türk, vient de ce que, aujourd’hui, l’informatique est devenue une informatique de « confort » indispensable dans tous les actes de la vie quotidienne (pour se contacter, se localiser, s’informer, se sécuriser…). Mais nos concitoyens se préoccupent-ils de la traçabilité et de la surveillance potentielle de leurs déplacements, de leurs comportements, de leurs relations ? (…) Pouvait-on prévoir que l’on pourrait être identifié à distance par son passeport ou encore que l’on pourrait rechercher un passé judiciaire sur internet « grâce » aux formidables capacités d’investigation dans la vie privée qu’offrent aujourd’hui les moteurs de recherche ?« 

Quand les politiques jouent avec le feu

Le problème est aussi politique : on assiste en effet à « une véritable stratégie de contournement à l’égard des autorités de protection des données » par les parlementaires qui, parce que la CNIL a une fois donné son avis sur un fichier, ne la resaisissent pas lorsqu’ils veulent en étendre la portée. C’est ainsi qu’aujourd’hui le fichage génétique concerne « quasiment toutes les affaires de police judiciaire« , alors qu’il avait initialement été réservé aux seuls délinquants sexuels récidivistes.

Cette stratégie politique de contournement de la CNIL est d’autant plus dangereuse que « la problématique de sécurité présente toutes les caractéristiques d’un cheval de Troie« . En effet, « les éléments mis en place par tel ministère vont s’ajouter à d’autres éléments, se conjuguer, se combiner pour créer des synergies et aboutir à des situations échappant à notre contrôle. Et le risque serait qu’un jour, on constate que notre civilisation est totalement engluée. Les responsables seront alors tout désignés et l’on comptera parmi eux les Autorité de contrôle…« 

« Un leurre pour l’opinion publique »

L’opinion publique, « leurrée » en cela par les responsables politiques, aurait ainsi tendance à considérer la création de nouveaux fichiers comme autant de « remèdes miracles » à même de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Il faut donc urgemment « désacraliser le caractère supposé infaillible du fichier informatique« .

En 2016, prédisent les auteurs du rapport en se fondant sur des projets d’ores et déjà expérimentés, les villes sont surveillées par des drônes espions, des systèmes de reconnaissance faciale intégrés, au niveau des yeux, dans les murs, et des systèmes d’éclairage et de vidéosurveillance intelligents. Les agents de sécurité privés, supervisés à distance par des policiers, sont habilités à prélever l’ADN de tout suspect, et à interroger la base de données qui, recensant tous leurs déplacements, et autres données « publiques« , leur assigne un profil de risque plus ou moins élevé. La gestion du système de « frontières intellligentes » des pays riches a lui aussi été confié à une multinationale de la sécurité privée.

« L’exemple de la biométrie, note Alex Türk, est sur ce point révélateur : considérée comme la panacée en matière d’identification et d’authentification, alors même qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une évaluation officielle, concertée sur le plan international, la biométrie est aujourd’hui amenée à se développer massivement sans qu’aucune réflexion réelle n’ait été conduite sur les conséquences à l’égard des personnes des erreurs d’identification biométriques« .

Rappelant que, « sur le plan technique, il est impossible d’affirmer qu’un traitement de données peut être considéré comme fiable à 100 %« , le président de la CNIL considère que, sur le plan éthique, il convient de « proscrire, tout particulièrement dans certains domaines tels que celui de la sécurité ou de la justice, la prise de décision automatique par ordinateur« .

La vie privée ? Un capital en voie d’extinction

Avec les nanotechnologies, le problème devient quasi-insoluble, dans la mesure où « il sera devenu impossible de voir à l’oeil nu que la technologie est présente dans un objet ! » Or, comment encadrer et contrôler des traitements invisibles ?…

L’une des pistes serait de « créer le réflexe de la protection des données personnelles. Nos concitoyens devraient refuser de transiger sur leurs droits à la protection des données comme ils refuseraient de le faire pour la liberté de réunion ou la liberté de la presse« .

Déplorant le fait d’en être réduit à devoir « défendre le droit des individus malgré eux« , Alex Türk plaide ainsi pour « un immense effort de pédagogie » afin de sensibiliser, en priorité, les élus locaux et nationaux, ainsi que le secteur éducatif, et «  faire en sorte que dès l’instant où un enfant pose le doigt, pour la première fois, sur un clavier d’ordinateur, il intègre à son apprentissage l’impératif de la protection des données« .

En 2016, toujours selon le rapport, les gens sont plus habitués à observer et à être observés. Un grand nombre d’entre eux procèdent une auto-surveillance permanente consistant à enregistrer, stocker voire mettre en ligne tout ce qu’ils font au quotidien. Les prestataires de services doivent transmettre à la police l’ensemble du trafic internet (courriels, appels téléphoniques par VoIP) de ceux qui ont eu affaire à elle, et leurs déplacements sont systématiquement géolocalisés.

Mais pour cela, il faut pouvoir toucher le grand public, et faire passer le message en langage clair. Alex Turk propose ainsi, « par analogie avec le thème du capital naturel de notre planète mise en danger par la pollution issue de l’activité humaine, de reprendre la notion de capital à préserver. Chaque homme, et l’humanité dans son ensemble est à la fois détenteur et responsable d’un capital. De même qu’on ne peut pas agir impunément en matière de protection de l’environnement, nous devons être extrêmement vigilants dans notre domaine (…) parce que ce capital de garantie de nos libertés et de notre identité peut alors être amputé ou menacé dans son existence même.« 

De concert avec les autres autorités de protection des données personnelles, le président de la CNIL en appelle également au développement d’une Convention universelle de protection des données, « instrument juridique contraignant (qui) devrait être une grande Déclaration de droits, consacrant la reconnaissance d’un droit universel à la protection des données et à la vie privée« .

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0 commentaires

  1. Le pervasif tend à rendre tout invisible pour l’utilisateur, reste à savoir ce que nous voulons pour l’avenir de nos enfants…

  2. Il me semble percevoir un certain décalage entre les propos tenus par A. Türk dans une instance internationale et l’action de la CNIL -son président étant le même A. Turk- qui laisse, sans rien dire, le gouvernement s’arranger avec la loi ; qui, par absence de moyens de contrôle un peu sérieux, sert de caution à des applications qui ne respectent ni ladite loi, ni même les déclarations faites à la CNIL.

    Cela ressemble un peu à ces propos du président de la république qui, au Cap, fait un discours « super écolo » (« la maison brule »….) alors que le gouvernement qu’il a nommé en fait le moins possible.