UpFing07 : Trajectoires d’apprentis sorciers

« En quoi sommes-nous des apprentis sorciers ? », s’est interrogé d’emblée Jacques-François Marchandise, directeur du développement de la Fing en inaugurant cette 5e université de printemps. « Qu’est-ce qui constitue notre quotidien d’apprenti sorcier, c’est-à-dire d’incompétent qui se trouve augmenté, d’autodidacte, « d’apprenti sans maître », qui se trouve en position de pouvoir faire des choses considérables, immédiatement ». Et d’en retenir, tout de suite, les « risques et les chances, l’inquiétude et l’enthousiasme qu’il y a dans cette formule ». L’apprenti sorcier porte en lui sa propre ambivalence : il joue avec le feu autant qu’il construit l’avenir. Il représente la relève, transgresse les interdits, essaie, invente, se trompe, inquiète parfois mais excite aussi. Difficile de chercher, d’innover en profondeur, si on ne se sent pas prêt à jouer un peu à l’apprenti sorcier. Mais peut-on n’y jouer qu' »un peu » ? A partir de quel moment devient-il indispensable de se préoccuper des conséquences de ce que l’on fait ? Avant, pendant, après ?…

D’où l’idée de présenter trois parcours, trois regards sur l’innovation, trois exemples scénarisés qui pointent du doigt les dilemmes et paradoxes de l’apprenti sorcier…

Déléguer nos responsabilités aux machines
Emmanuel Kessous, du laboratoire Sense d’Orange Labs a présenté des histoires de communication machine to machine (M2M) dans lesquelles la technologie peut être vue comme un modèle de surveillance généralisée ou un modèle transactionnel où la figure de l’utilisateur est soit le maître de ses données, soit une marionnette aux prises avec Big Brother. Emmanuel a évoqué de nombreux exemples, comme les tests de Gillette et Benetton pour contrôler la vente de leur produits via des étiquettes Rfid, deux exemples qui ont généré de fortes critiques, notamment de l’association Caspian, ce qui les a conduit à revoir leur politique (cf. Boycott Gillette et Boycott Benetton). En Angleterre, l’assureur Norwich Union a lancé un module d’assurance automobile reposant sur des informations de conduite géolocalisées par GPS pour calculer, selon vos déplacements, votre prime d’assurance. En France, la Maaf a essayé de mettre au point le même type de formule pour des jeunes conducteurs, mais la Cnil a refusé l’agrément expliquant que le dispositif mis en place était disproportionné au but.

Emmanuel a continué à égrener les exemples de délégation accrue aux machines et leurs conséquences sur le mode de fonctionnement de nos organisations ou de notre travail : comme ce robot de traite couplé à une identification des vaches par puces électroniques qui influe sur la sélection des vaches adaptées à la machine (il faut que la vache possède des trayons adaptés au robot, ce qui induit une sélection) et sur leurs comportements (les vaches sont plus craintives car moins en contact de l’homme). Et d’évoquer également comment on normalise les comportements des gens avec les caméras de surveillance couplés à des dispositifs de reconnaissance de formes : dans un espace public, on devient suspect par exemple quand on reste trop longtemps immobile dans un lieu de passage. La délégation de responsabilités accrue aux machines créée des polémiques comme on l’a vu récemment avec les régulateurs de vitesse des voitures ou les machines à voter. Nous sommes confrontés au syndrome de la boîte noire, conclut Emmanuel Kessous : l’utilisateur ne sait pas comment fonctionne le dispositif, ce qui est à la fois source d’efficacité mais aussi, dans certaines circonstances, source d’incompréhension et de défiance. Et de poser la question de la légitimité des programmeurs pour ces types de services : quels types d’acteurs doivent-ils représenter ? Les procédures de décision et de validation des choix sociaux doivent-elles être mises en débat ?

Des micro-projets pour co-élaborer
Hugues Aubin, chargé de mission TIC à la ville de Rennes, est venu évoquer les expérimentations qu’il mène depuis longtemps dans le cadre d’un territoire et d’une collectivité. Il expliqua comment, dès 2002, pour la réalisation du Cd-Rom Vivre à Rennes, qui consistait en une base de données d’adresses utiles couplée à une cartographie de la ville depuis une maquette 3D réalisée depuis 1999, la collectivité avait bénéficié de la richesse du contact avec ses habitants. La mairie avait ouvert aux habitants la possibilité de tester le Cd-Rom avant sa réalisation, une opération qui avait permis d’améliorer vraiment le dispositif proposé. Sur Rennes cité-Vision, en 2005, dont les tests ont fonctionné sur le même principe, deux tiers des fonctionnalités de base ont été ajoutées sur suggestion des utilisateurs, comme ce fut le cas des horaires des stations de bus, la possibilité de localiser n’importe quelle adresse, etc. Lors du passage de ce service sur l’internet, 2000 testeurs en ligne ont été recrutés afin de mieux co-élaborer un service public en ligne. Bien sûr, souligne le dynamique chargé de mission, pour dépasser les problématiques que connaissent d’autres territoires, il n’y avait pas d’enjeux politique et le but était de concevoir un service utile dans une dynamique fructueuse d’essais/erreurs.

Fin 2005, la ville lance Tout Rennes Blog qui permet aux Rennais d’envoyer des textes, des photos et des vidéos sur leur ville via un site internet dédié composé d’une plate-forme de 43 blogs répartis par quartiers. Certes, la prise de risque était importante pour l’équipe, en terme d’image : mais le projet ne mettait pas en péril un projet d’expression associatif ou un service existant. Et d’expliquer comment la ville de Rennes aujourd’hui se pose des questions sur l’intégration d’un projet comme Peuplade. Est-ce à la ville, à une association, à un organisme privé d’accompagner ce type de projets et comment ? Qui a la légitimité pour syndiquer les contenus 2.0 d’une ville ? En tout cas, la dynamique semble lancée et la volonté de se rapprocher d’une communauté active avec qui organiser des tests, avec qui co-élaborer les services publics – et pas seulement numériques -, est primordial. La Ville prépare le lancement de Tic-Tac, un système d’information temporel pour connaître les évènements et les ouvertures de services à toute heure. Elle travaille aussi à une plate-forme de moblog scolaire pour les voyages scolaires en prêtant aux élèves des mobiles pour rendre compte de leurs voyages et en implantant des bornes internet dans les écoles pour que les parents puissent accéder librement à l’expérience. Hugues Aubin semble prendre un réel plaisir à fonctionner ainsi en micro-projets, mais souligne néanmoins la difficulté de passer une étape pour tester ce type d’expérimentations au niveau régional…

En tout cas, annonce-t-il : « ne pas investir le web 2.0 est s’exposer à voir naître demain un territoire public différent. Qui pourra à l’avenir accéder au plan de situation de type « vous-êtes ici » version numérique ? Ceux qui payent un accès, ou tout un chacun ? Implémenter des émetteurs Bluetooth sur la ville, favoriser l’émergence d’un portail de contenus 2.0 par exemple, sont assurément légitimes pour une ville. Car le risque de perdre prise sur le territoire augmenté est encore plus fort si on ne fait rien. »

Quand la création et son processus échappe à son auteur
Stéphane Distinguin, PDG de Fabernovel et président de Silicon Sentier, a souhaité évoquer le Quartier Numérique, ce projet de déploiement de services et d’infrastructure Wi-Fi lancé depuis 2003, dont le but est d’habiter et animer le quartier du 2e arrondissement de Paris, l’ex-quartier de la Bourse devenu celui des start-ups. Le quartier numérique est une plate-forme d’expérimentation pour PME et Startups. Un projet qui aujourd’hui « dépasse ses initiateurs, tant les enjeux, les acteurs, les intérêts qui s’y retrouvent et les ont rejoints sont devenus nombreux et multiples ».

Et d’évoquer plusieurs projets auxquels Stéphane a participé, pour mieux observer comment la création et son processus échappe à son créateur. Comme Codes 2D, l’expérimentation menée en partenariat avec la RATP, sur les codes barres 2D depuis 2003, née après avoir vu ce qu’il se passait en Corée et au Japon. Autre exemple, le projet BlueEyes (voir la vidéo), un projet de guidage de personnes malvoyantes en système souterrain, qui permet de lever des ambiguités au passages d’obstacles, via des émetteurs Bluetooth disposés sur les objets et le mobilier urbain. Ou encore DigiTick, projet initié avec France Télécom en 2003, comme une suite de services mobiles pour les usages des transports en commun, focalisé d’abord sur les temps de passages des transports, qui s’est transformée en Plate-forme billettique dématérialisée sur téléphone mobile et sur internet. Ou comment par simple opportunité, via la proposition d’un simple stagiaire, la vente des billets du Gala de Dauphine sur DigiTick a permis de tester la solution dans un autre contexte que le transport urbain et au service de décoller.

Apprenti sorcier ? « Oui, car on copie, mélange, expérimente. Oui car on cherche la potion, la martingale… », constate Stéphane Distinguin à l’aune de son expérience. « Oui, parce qu’il y a une part de magie dans les projets qu’on mène, et on ne veut pas toujours casser la dynamique en la comprenant trop. ». « Non, parce que nos risques sont mesurés (absence de sujet sensibles comme la santé, boucles itératives de fonctionnement…). Non, parce que nous sommes toujours dans des projets collectifs plutôt que seuls. Non, car notre envie n’est pas de devenir sorcier, mais bien de fournir le chaudron et les ingrédients, et de profiter d’un climat d’innovation qui rend tout cela possible. » Pour autant, si nous sommes tous des apprentis sorciers, « reste à savoir où va émerger l’inquisition ? », s’inquiétait Stéphane Distinguin.

Le dynamisme des exemples recueillis montrait bien en tout cas celui qui anime nos apprentis sorciers. « En réfléchissant d’une manière un peu subversive à l’histoire de l’apprenti sorcier (un poème de Goethe) », concluait Daniel Kaplan, on peut se dire qu’en demandant à son apprenti de laver tout un château avec un balai et un seau, avant de s’en aller, le maître n’attendait qu’une chose : que son disciple essaie ses pouvoirs magiques pour accélérer le travail ! Qu’aurait-il pensé si en rentrant, il avait trouvé le jeune homme peinant encore au milieu de la cour d’entrée ? « A quoi ça sert que je t’enseigne tout cela si tu n’es pas capable de prendre des risques ? »

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  1. Ce qui me gène, c’est le paradoxe de la conclusion : pour que (pouvoir, intention, controle)/prendre des risques (liberté)…ce qui revient à dire : le maitre détient le pouvoir de te « donner » ta liberté…mais il peut aussi la retirer…Encore un joli jeu de manipulation qui montre bien toute l’ambiguité des systèmes éducatifs qui sont les notres aujourd’hui et leur mode de fonctionnement sur le mode de l’injonction paradoxale !… Finallement, « apprenti sorcier » ne fait que refléter les modes de raisonnement et les paradigmes inculqués !