Demain les mondes virtuels (8/11) : La civilisation artificielle

Les mondes virtuels ne sont pas qu’affaire de gros sous. Au delà de l’économie , il existe bien des aspects des systèmes sociaux sur lesquels les mondes virtuels offrent un éclairage nouveau. Les expérimentations « métanomiques » d’un Bloomfield (voir chapitre précédent) ne sont pas les seules réalisables en environnement virtuel.

Ce type d’exploration ne va pas sans poser de multiples questions. Comment s’assurer que les comportements observés dans Second Life ou World of Warcraft reflètent en quoi que ce soit le monde réel ? Peut-on vraiment les considérer comme des laboratoires ? Cette question n’est pas neuve. Elle est en fait au cœur des préoccupations des travaux d’une avant-garde de chercheurs en sciences humaines, qui recourent à ce qu’on pourrait appeler « la sociologie artificielle ». En fait, les ressemblances entre les expériences de cette nouvelle école et les études sur les « mondes virtuels » sont si proches que les deux domaines ne peuvent manquer de s’unir tôt ou tard.

En effet, en « sociologie artificielle », des chercheurs étudient les comportements collectifs dans des « univers virtuels », mais d’un type très différent de ceux connus du grand public. Ici, pas d’avatars, mais des agents, autrement dit des programmes informatiques capables d’une palette limitée de mouvements : manger, se reproduire, échanger une ressource, etc. De la combinaison de ces actions très simples naissent souvent des comportements collectifs complexes. Des phénomènes comme les embouteillages, les guerres, ou les mécanismes de la fragmentation en petits groupes des invités à une soirée sont parmi les nombreux phénomènes étudiés.

sugarscape1.jpgDes scientifiques comme Robert Axtel et Joshua Epstein ont ainsi pu créer « Sugarscape« , une société artificielle permettant d’étudier in vitro les mécanismes du marché. Ils se sont ensuite lancé dans le projet plus ambitieux des « Anasazi virtuels » : la reconstitution en milieu digital d’une ancienne culture amérindienne du sud-ouest des Etats-Unis. Le lecteur désireux d’expérimenter et de se plonger lui aussi dans les sociétés artificielles pourra télécharger Netlogo et/ou Starlogo, et faire tourner les exemples traitant des sciences sociales pour mieux les observer.

Mais est-il possible de passer des systèmes multi-agents aux mondes « multi-utilisateurs » constitués d’avatars ? Ici, les « agents » sont des êtres humains capables de bien plus de réactions que les petits programmes de Sugarscape. On est dans une problématique inverse de celle que nous avons mentionnés au chapitre sur les agents intelligents : il s’agit maintenant de remplacer des programmes par des humains et non plus le contraire ! Les mondes virtuels occupent la place intermédiaire entre les systèmes multi-agents et la réalité. Cela implique un questionnement spécifique, une procédure d’expérimentation plus complexe que dans un système multi-agent, même si l’étude reste plus simple que dans une société réelle.

Un exemple fréquemment utilisé en « sociologie artificielle » est celui des épidémies. Il existe de nombreux modèles computationnels de la manière dont une infection peut se répandre – les maladies contagieuses sont d’ailleurs un des paramètres de Sugarscape. Comment observer un tel phénomène dans un monde virtuel peuplé non plus d’agents, mais d’avatars humanoides ?

corruptedblood.jpgUn cas de pandémie s’est justement produit il y a deux ans dans le monde de World of Warcraft, qui a suscité l’intérêt de nombreux spécialistes. Le « virus » avait été introduit par les concepteurs du jeu, mais les conséquences dépassèrent largement leur intention.

A l’origine le « sang corrompu » (nom du virus) était un inconvénient mineur que pouvaient subir les joueurs de haut niveau qui s’aventuraient sur les terres de Zul’Gurub et affrontaient le serpent ailé Harrak. Problème imprévu, cependant, certains de ces joueurs avancés se sont ensuite téléportés en des lieux demandant un niveau de compétence beaucoup moins élevé. Conséquence : le « sang corrompu » s’est répandu parmi des avatars bien moins solides et les morts se sont accumulés par centaines.

Le phénomène a été plus tard remarqué par deux chercheurs, Eric Lofgren et Nina H. Fefferman, qui écrivirent en Septembre 2007 un compte rendu remarqué pour The Lancet Infectious diseases.

Les deux scientifiques ont pu constater la ressemblance entre cet évènement fictif et les véritables épidémies : rôle important joué par les animaux, échec des mesures de quarantaine, importance des transports longue distance dans la propagation de la maladie… Plus important, il ont examiné les actions des différents participants face à l’épidémie : certains tentant de venir au secours de leurs congénères, d’autres choisissant de fuir loin de l’épidémie, d’autres encore décidant de propager volontairement le virus… Une richesse de comportements bien évidemment impossible à obtenir avec des programmes informatiques, du moins si on ne l’a pas explicitement prévu.

Pour l’épidemiologiste Ran Balicer, des phénomènes comme celui du sang corrompu pourraient constituer « la prochaine étape dans la modélisation des maladies infectieuses, et cette étape doit être réalisée le plus vite possible, les épidemiologistes joignant leurs forces à l’industrie du jeu. »

L’historien Timothy Burke, qui a écrit un excellent texte comparant sociétés artificielles et mondes virtuels (il collabore également à Terra Nova), en mentionne quelques autres : par exemple dans le jeu Asheron Call, les joueurs ont découvert que certains lieux permettaient aux guerriers dotés d’un arc et d’une flèche d’être invincibles dans les combats. Cela amena pendant un moment, une restructuration complète du jeu autour de la nouvelle « richesse » que constituait ces lieux protégés. Les joueurs qui les découvraient s’y installaient de manière quasi permanente, écrivaient des macros pour défendre automatiquement leur place forte ; ils ont vite gagné un pouvoir considérable par rapport aux autres personnages de l’univers.

Comme le note Burke, « l’émergence, » dans le monde virtuel est fréquemment le produit du facteur humain : c’est en détournant les règles qu’il se produit des phénomènes inattendus. Au contraire, dans les sociétés artificielles peuplées d’agents logiciels, ce sont les « règles du jeu » et la nature de l’environnement qui expliquent les phénomènes émergents. Reste à savoir quel type d’émergence on étudie. Comme il l’explique : « Les complexes structures économiques et sociales des mondes virtuels sont-elles le produits des attentes et des motivations que les joueurs apportent avec eux, ou le résultat vraiment émergent des interactions des joueurs avec les règles sous-jacentes de leur environnement ? »

Ce qui naturellement pose toute une série de questions sur les rapports entre la carte et le territoire. Par exemple, pourquoi la courbe de distribution des richesses dans le jeu Star Wars Galaxies est elle analogue à celle constatée dans la réalité ? Pour un analyste, comme le concepteur de jeux Raph Koster, c’est la preuve que les joueurs de Star Wars sont des « agents rationnels » cherchant à maximiser leur profits, comme le prédit la théorie économique classique. Pas du tout répond Burke, c’est simplement la conséquence d’une structure de jeu ou les joueurs sont « contraints » de n’avoir qu’un seul type de comportement, qui se réduit à l’accumulation. Ce qui est un trait humain pour le premier n’est donc pour le second qu’une émergence propre à une société artificielle particulière.

Autrement dit, les études en sociologie computationnelles et les recherches sur les mondes virtuels sont condamnés à un mariage de raison. Ce qui n’exclut pas, on le voit, que les scènes de ménage vont probablement se multiplier.

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