ProspecTic 2/12 : Stratégies pour les nanosciences et les nanotechnologies

ProspecticA l’occasion de la parution de « ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées ? » par Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fing – un ouvrage pédagogique et de synthèse sur les défis des prochaines révolutions scientifiques (Amazon, Fnac, Place des libraires) -, il nous a semblé intéressant de revenir sur les enjeux que vont nous poser demain nanotechnologies, biotechnologies, information et cognition.

Quelles sont les prochaines révolutions technologiques à venir ? Quels défis nous adressent-elles ?

Les nanosciences et les nanotechnologies sont deux termes qui désignent un vaste ensemble de sciences et de technologies qui ont pour point commun de s’intéresser à des structures à des échelles inférieures à 100 nanomètres, c’est-à-dire cent millionièmes de millimètres, comme notre ADN (2 nanomètre de diamètre) ou les atomes (le plus petit, l’atome d’hydrogène mesure un dixième de nanomètre). Comme le précise l’US National Nanotechnology Initiative : « les nanotechnologies ne se limitent pas au travail à l’échelle nanométrique, mais également à la recherche et au développement de matériaux, objets et systèmes qui disposent de nouvelles propriétés et fonctionnalités du fait des dimensions nanométriques de leurs composants ». Appellée à être la clef de la prochaine révolution industrielle elles se fondent sur deux changements de paradigme.

Ce que les nanotechnologies changent

Un premier changement de paradigme vient de la taille même des nanotechnologies. Elles sont du même ordre de grandeur que celui des macromolécules utilisées par le vivant, ce qui permet d’imaginer construire des objets aux fonctions similaires ou pouvant agir directement sur les cellules vivantes. De même, la maîtrise au niveau nanométrique permet de doter des matériaux de fonctions particulières. Par exemples, la longueur d’onde de la lumière visible étant de l’ordre de 400 à 700 nm, de nombreuses applications optiques deviennent possibles. Certaines particularités utilisées par les êtres vivants sont également dans ces ordres de grandeur, comme les poils de gecko – qui lui donnent une adhérence sur toutes les surfaces. La maîtrise des technologies à des niveaux nanométriques devrait donc s’accompagner d’une explosion d’innovations dans des secteurs extrêmement variés (médecine, optique, matériaux, etc.).

Un deuxième changement de paradigme est soumis à notre capacité, encore hypothétique, de réaliser des nanosystèmes moléculaires et même atomiques. En atteignant une maîtrise au niveau des briques de base, il devient possible d’envisager une approche « bottom-up », par assemblage, molécule par molécule ou atome par atome plutôt que par usinage. Cette inversion dans le mode de construction, si elle devient un jour possible, aurait des conséquences importantes dans notre maîtrise de la fabrication d’objets complexes. L’arrivée d’imprimantes 3D moléculaires ou atomiques aurait également un impact économique en rendant les objets matériels aisément duplicables comme le sont les biens matériels, offrant ainsi une économie de l’abondance (ce qui nécessiterait une révision profonde des modèles économiques sur lesquels se fondent le développement de nos sociétés). Enfin, une approche par agrégation, en cas de non-maîtrise, porte des risques de prolifération qui nourrisent les peurs face à l’arrivée de systèmes autoréplicateurs comme l’évoque Michael Crichton dans La Proie.

Les risques

De nombreux rapports et débats publics ont été produits en France et dans le monde sur les opportunités, mais aussi les risques que pose l’arrivée des nanotechnologies et nanosciences. Les risques identifiés, tant par les chercheurs, les politiques et les citoyens que par les industriels, se croisent et peuvent être regroupés sous la forme de quatre grandes familles.

Le risque sanitaire
Lorsque de très petites particules entrent dans le corps, par inhalation ou en traversant directement la peau, un rapport élevé surface/volume qui les rend actives peut engendrer des risques d’inflammation, des stress oxydants, des dérégulations cellulaires comme le cancer ou des maladies auto-immunes. Ces particules ne sont pas facilement évacuées et s’accumulent donc dans le corps, pouvant causer des dommages, même à faible dose reçue régulièrement. Ce risque est rendu préoccupant par le manque de connaissances scientifiques concernant l’influence des nanoparticules sur l’homme. Il est donc nécessaire de développer la nanométrologie et les études épidémiologiques.

La prise en compte du risque sanitaire passe par l’utilisation du principe de précaution afin d’éviter le risque de dissémination. Par exemple, il faut prendre en compte la production, l’utilisation, mais aussi l’élimination et l’intégration dans d’autres matériaux. Chez les humains, la priorité doit être donnée aux publics exposés (travailleurs dans les nanos) et aux publics vulnérables (femmes enceintes). Quant aux espèces animales et végétales, il faut prendre en compte le risque qu’ils accumulent des nanosubstances nocives. Les poissons, par exemple, stockent le mercure. Des animaux ou des végétaux pourraient très bien amasser des nanoparticules jusqu’à présenter des concentrations dangereuses.

Le risque pour les libertés individuelles
Les systèmes d’identification communiquants sont de plus en plus invisibles avec des étiquettes et des capteurs de taille millimétrique, qui pourraient encore diminuer. De plus, l’interconnexion des bases de données où sont stockées ces informations permettrait une surveillance généralisée. La prise en compte de ce risque passe par l’étiquetage et la mise à disposition d’inventaires des produits mis sur le marché ou en instance de l’être.

Le risque de voir dériver l’usage des technologies
Il y a une tension entre le désir de contrôle et le désir de voir émerger de nouvelles propriétés. Il y a, par exemple, la possibilité de voir apparaître des usages incontrôlés à un rythme incompatible avec le temps nécessaire à la réglementation ; ou bien des usages qui seraient réglementés dans certains pays et libres dans d’autres.

Une autre dérive possible est celle du droit de propriété. Le débat sur les brevets du vivant est actif et pourrait s’étendre à certains produits des nanotechnologies. Par ailleurs, si, dans le futur, le coût de la reproduction d’objets à l’aide de nano-usines devient très faible, la question du modèle économique de l’investissement nécessaire à leur conception se posera, tout comme cela a déjà été le cas pour les biens numériques immatériels.

Dans un futur plus lointain, on pourrait craindre une prolifération incontrôlée des objets lorsqu’ils seront capables de s’autoreproduire.

La prise en compte de ces différents risques pourrait passer par l’implication des citoyens dans le débat éthique et par un encadrement par le Parlement des activités militaires.

Le risque de déconnexion avec la société
Enfin, il existe un risque de déconnexion entre les grandes entreprises et le reste de la société. Cette déconnexion pourrait s’effectuer non seulement entre les citoyens et les grandes entreprises, amenant le public à un rejet massif de l’ensemble des nanotechnologies – y compris dans leurs côtés positifs – mais elle pourrait s’exprimer aussi par une défiance face aux politiques et aux scientifiques.

Les débats ont révélé « moins une peur des nanotechnologies qu’une défiance à l’égard de ceux qui font ou gouvernent la science ». Par ailleurs, selon une étude de Nature, les chercheurs travaillant dans les nanosciences et les nanotechnologies apparaissent plus inquiets que le grand public sur les risques potentiels pour la santé ou l’environnement.

Établir la confiance passe par la formation, l’éducation et l’implication des citoyens afin de leur donner la capacité de s’interroger sur ces sujets, de s’approprier les enjeux et de s’investir dans le débat public. Il est nécessaire d’associer tout le monde aux décisions en organisant des débats publics suivis de réelles décisions politiques, en permettant aux associations de monter en compétence et en influence pour porter des avis et servir de relais entre les citoyens et les autres acteurs. En France, les initiatives de débat public sont trop souvent sans effet politique ; ce fut le cas en 1998 avec les OGM, ou en 2005 avec un débat sur le réacteur pressurisé européen (EPR) qui fut conduit alors que les appels d’offres étaient déjà lancés.

Enfin, il s’agit de rendre plus transparents les choix politiques et industriels ainsi que les financements des projets de recherche.

Les quatre risques cités sont encore amplifiés par deux facteurs particuliers :

Le déséquilibre entre la rentabilité et la gestion des risques
L’Europe, les États-Unis et le Japon investissent environ 700 millions d’euros par an dans les nanotechnologies pour un marché espéré de plusieurs centaines de milliards d’euros dans les années 2010. Il y a cependant un déséquilibre entre les sommes allouées aux nanotechnologies et la part pour la recherche sur les risques, qui ne représente que 4 % du budget total. La société ne peut laisser à l’industrie seule tous les choix (risque d’une trop grande précipitation, de conflits d’intérêts, ou de manquement à la déontologie). Et celle-ci ne doit pas non plus se réfugier systématiquement derrière le secret industriel et ne pas impliquer les autres acteurs.

Quant aux politiques, il leur faut acquérir les moyens de comprendre et d’évaluer en toute indépendance les procédures et hypothèses scientifiques et donner des priorités de développement (santé publique, développement durable, économies d’énergie). Les scientifiques doivent être formés et informés sur les questions d’éthique, leur évaluation devrait prendre cette dimension en compte. Le travail des associations doit être valorisé et financé pour assurer une indépendance d’évaluation.

La difficulté culturelle à travailler de façon pluridisciplinaire
Les nanotechnologies touchent des domaines très divers qui ont chacun des méthodes et des approches propres. La difficulté à dialoguer affecte les relations entre les scientifiques impliqués dans les nanosciences mais aussi ceux qui travaillent en sciences humaines et sociales. Tous les acteurs sont en fait touchés : scientifiques, industriels, politiques, associations.

Les échanges doivent se faire aux différents niveaux depuis le local jusqu’à l’international. L’attribution des financements publics de recherche pourrait être conditionnée à la mise en place d’équipes pluridisciplinaires.

Jean-Michel Cornu
Extrait de ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées, FYP Editions, 2008.

Pour en savoir plus, voir les annexes sur le blog de Jean-Michel Cornu :

Encadré

Les 6 types de nanotechnologies

L’ensemble de termes « nanosciences et nanotechnologies » désigne souvent des domaines très différents. Nous inspirant d’une classification établie par Mihail Roco (1) et le Joint Economic Committee du congrès américain, nous allons envisager six types de nanotechnologies (2). Si certains domaines des nanotechnologies font déjà partie de la pratique industrielle contemporaine, d’autres relèvent encore de la recherche fondamentale, voire de la spéculation tout court.

ProspecTic, la carte des nanosciences et nanotechnologies

1- Nanoélectronique :
Production industrielle
Création de produits macroscopiques nécessitant une taille de gravure de quelques nanomètres. C’est le cas par exemple des circuits intégrés les plus récents, qui passent de la microélectronique à la nanoélectronique, mais aussi de la spintronique(3) que l’on retrouve dans les disques durs et qui a fait l’objet du prix Nobel 2007. Nous avons choisi d’ajouter cette première étape aux quatre générations proposées par le Docteur Mihail Roco car elle est historiquement la première réalisation industrielle dans le domaine nanométrique.

2- Nanostructures passives :
Production industrielle
Matériaux contenant des particules de taille nanométrique ayant des propriétés particulières constantes, comme par exemple les nanotubes de carbone ou les nanopoudres. On trouve déjà de nombreuses nanostructures passives dans le commerce (cosmétiques, pneus, etc.).

3- Nanostructures actives :
Premières réalisations concrètes
Matériaux contenant des particules de taille nanométrique qui changent d’état durant leur utilisation en fonction de leur environnement. Ce domaine est actuellement en plein essor pour le bâtiment ou encore pour les militaires (par exemple, des matériaux qui se liquéfient en cas de choc pour remplir automatiquement les fissures d’une maison lors d’un séisme).

4- Assemblage de nanosystèmes :
Travaux de recherche en cours avec pour l’instant des systèmes de taille micrométrique comme par exemple des micro-émetteurs/récepteurs acoustiques (4)
Assemblage de systèmes (mécaniques, hydrauliques, optiques, etc.) de taille nanométrique qui fonctionnent de concert dans un but précis (notamment en échangeant des informations pendant le processus). Ce stade est porteur d’avancées notables en robotique, biotechnologie et technologie de l’information.

5- Nanostructures moléculaires et atomiques :
Recherche fondamentale
Il s’agit cette fois d’assembler directement des atomes ou des molécules permettant « un contrôle sans précédent des briques de base pour toute construction générée par la nature ou par l’homme ».

6- Nanosystèmes autorépliquants
Spéculation sur le long terme
Nanosystèmes capables de construire eux-mêmes d’autres nanosystèmes à partir des atomes prélevés dans leur environnement. Cette étape a été ajoutée à la classification du Docteur Mihail Roco par le Joint Economic Committee sous le nom d’ »ère de la singularité », en référence aux travaux de Ray Kurzweil. Lorsque les avancées technologiques facilitent de nouvelles découvertes (ou lorsque des nanosystèmes construisent des nanosystèmes), l’évolution s’autoaccélère. Il arrive un moment, qu’il appelle « singularité », où tous les paradigmes changent.

Le Joint Economic Committee suggère que nous pourrions franchir chaque nouvelle étape tous les cinq ans. Nous serions actuellement, entre 2005 et 2010, dans la phase des nanostructures actives. Nous verrons plusieurs exemples de réalisations concrètes pour les trois premières phases et ce que les étapes futures nous réservent.

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Notes :
(1) Le Docteur Roco présidait encore récemment le sous-comité sur les sciences, ingénierie et technologies nanométriques
de l’U.S. National Science Technology Council.
(2) Certains considèrent que cette classification mélange la finalité (par exemple l’électronique) et le type de système (par exemple
les nanomatériaux actifs). Nous avons cependant choisi, faute de mieux, de nous en servir comme base pour structurer les débats.
(3) La spintronique prend en compte non seulement la charge (comme l’électronique) mais également le spin des électrons.
(4) Conception d’un émetteur/récepteur à ultrason par le laboratoire Tima de l’Imag.

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