Sur l’internet, les enfants ne s’éduquent pas seuls

La semaine dernière avait lieu aux Etats-Unis le procès de Lori Drew, une Américaine de 49 ans qui s’était faite passée en 2006 sur MySpace, avec l’aide de sa fille Ashley, pour un jeune garçon de 16 ans, Josh Evans. Cet adolescent fictif avait flirté en ligne avec une adolescente « amie » de sa fille, Megan Meier, 13 ans, avant de finir, après plusieurs semaines, par la rejeter brutalement, d’un e-mail lapidaire : « Le monde serait meilleur si tu n’existais pas ». L’après-midi même, la jeune adolescente était retrouvée pendue dans sa chambre.

Première poursuite criminelle dans une affaire de harcèlement sur internet dans l’histoire de la justice américaine, rapporte l’AFP, Lori Drew vient d’être condamnée non pas pour son crime, mais pour des délits de fraude informatique et d’harcèlement liés au fait que son utilisation d’internet contrevenait aux règles d’utilisation de service de MySpace. « En mettant l’accent sur la technologie, les juges semblent montrer que la technologie a quelque chose à voir avec cette atrocité », s’enflamme la sociologue américaine danah boyd sur son blog.

« Soyons clairs. Le suicide de Megan Meier est une tragédie. Le fait qu’il ait été précipité par l’intimidation est horrible. Et le fait qu’un adulte ait été en cause est carrément odieux. Mais en se focalisant sur MySpace, les gens passent à côté du problème. »

Avec l’internet, le harcèlement, la rumeur et l’intimidation deviennent plus visibles…

« (…) L’intimidation est une pratique horrible, mais c’est aussi une réponse commune qu’utilisent les gens qui luttent pour élever leur statut social. Le harcèlement, le colportage de rumeur et l’intimidation ne sont pas propres aux pratiques adolescentes. (…) La différence est que les adultes ont appris à manipuler et à cacher leurs traces. En d’autres termes, les adultes sont beaucoup mieux équipés pour faire des dommages avec ces pratiques que les enfants et les adolescents. (…) Lori Drew a abusé de son pouvoir et de sa connaissance de la psychologie pour humilier et torturer une jeune fille. Il est dommage que la plupart des lois se concentrent sur la dénonciation des violences sexuelles et physiques et négligent la violence psychologique qui est difficile à justifier et à poursuivre », explique la chercheuse. Pourtant, elle aurait du être jugée pour maltraitance d’enfant plutôt que pour un crime de nature informatique, dénonce encore danah boyd.

un cliché de Steven Fernandez, http://flickr.com/photos/stevenfernandez/2370347860/

Ce cas n’est pas typique, rappelle avec prudence la chercheuse dans un contexte ou la généralisation est souvent trop rapide. Pour l’instant, l’intimidation est plus courante et souvent plus terrible en face en face qu’en ligne. « L’intimidation n’a pas augmenté avec l’internet, mais sa visibilité aux adultes, elle, oui. Les enfants ont toujours subi des intimidations par leurs pairs à l’école, sans que les adultes ne le sachent toujours. Or, désormais, sur le web, les adultes peuvent le voir. Pour la plupart des gens, cela signifie que l’internet est coupable. Etouffer l’intimidation en ligne ne la fera pas disparaître, mais risque juste de la renvoyer vers la clandestinité, alors que la visibilité nous donne un avantage que nous pourrions utiliser pour essayer de l’arrêter. »

… une visibilité que nous pourrions utiliser pour agir

L’internet rend les petits actes d’intimidation beaucoup plus visibles, ce qui rend aussi plus facile pour les parents d’aider leurs enfants à trouver des pistes de solutions. C’est un avantage, reconnaît la chercheuse, car les parents n’apprennent souvent l’intimidation que trop tard, quand elle a atteint un paroxysme insupportable.

Malheureusement, tous les parents ne sont pas fortement impliqués dans la vie des jeunes ou ne suivent pas avec assiduité les propos qu’ils tiennent sur les sites sociaux qu’ils fréquentent. Au contraire, l’intimidation est souvent liée à des problèmes familiaux. Sans compter que l’intimidation est souvent un mode de fonctionnement initié par la victime avec le désir d’attirer l’attention sur elle, explique encore danah boyd. Un mode de fonctionnement qui créé rapidement un cercle vicieux. « C’est pourquoi nous avons besoin le plus souvent de solutions qui vont au-delà des parents et des enfants »

« La chose la plus importante dont nous avons besoin sont des travailleurs de rue numérique », avance la chercheuse. « Nous avons besoin d’un collège de jeunes adultes capables de venir aider les adolescents en difficulté et capables de leur venir en aide en ligne. Nous avons besoin de travailleurs sociaux en ligne au contact des enfants et capables de les aider à comprendre les options qui s’offrent à eux », explique-t-elle encore.

Les éducateurs de rue, rappelle le psychologue Yann Leroux, réagissant avec enthousiasme aux propos de danah boyd, jouent un rôle de prévention « en tentant de modifier les trajectoires d’isolement et en travaillant à la reconstruction du lien social. Puisque nos vies se passent de plus en plus en ligne, il serait sans doute fructueux de développer des actions éducatives en ligne. Une telle action éducative pourrait toucher facilement les adolescents, en rendant disponible en ligne la présence d’un adulte qui rappellerait les règles essentielles du rapport à l’autre et à soi-même. Il pourrait être une médiation efficace auprès des administrateurs d’un réseau social dans les cas de harcèlement. Comme dans le monde hors ligne, son travail serait basé sur la libre adhésion et le respect de l’anonymat. C’est un travail qui est à distinguer du travail de modérateur qui existe sur les forums et les réseaux sociaux. L’éducateur n’a pas ici techniquement de pouvoirs de modération. Il peut être un tiers dans une dispute enflammée, mais aussi un autre a qui parler. »

Sur l’internet non plus, les enfants ne s’éduquent pas seuls

Certes, à l’image de la campagne publicitaire démagogique que s’apprête à lancer le secrétariat d’Etat chargé de la famille (vidéo), « l’internet introduit l’espace public dans nos maisons », rappelle la chercheuse américaine. Cette idée terrifie surtout les adultes explique-t-elle, mais cela montre surtout que les adultes n’ont pas de réflexion sur la façon de l’utiliser à leur avantage. Dix agressions pédophiles sur le net en France depuis 2005, c’est certainement dix de trop comme le dit le chroniqueur de France Inter, David Abiker, mais cela n’en fait pas pour autant un phénomène de société. « Plutôt que de se concentrer uniquement sur les adultes perturbés qui abordent les enfants, construisons plutôt des systèmes pour obtenir des adultes formés à atteindre les enfants perturbés », propose la chercheuse. « Les adolescents qui sont blessés en ligne le sont aussi hors ligne. On peut rendre silencieux leurs cris en ligne en verrouillant l’internet, mais cela n’aidera pas à régler le coeur du problème. Nous avons les outils pour faire quelque chose : nous avons juste besoin de la volonté et du désir pour le faire. »

« J’aimerais que nous puissions revenir en arrière et protéger Megan Meier des tourments qui lui ont été infligés par Drew et sa fille. Nous ne le pouvons pas. Et je ne suis pas sûr que toutes les mesures techniques et juridiques du monde permettront de prévenir des cas similaires. Ce que nous pouvons faire, c’est mettre en jeu des structures capables d’aider les enfants qui courent des risques. Nombre d’entre eux sont invisibles. Mais il y a des enfants qui sont battus et qui en parlent sur leurs blogs. Il y a des enfants qui humilient publiquement d’autres enfants pour attirer l’attention. Il y a des enfants qui cherchent des rapports sexuels avec des étrangers comme une forme de reconnaissance. Il y a les enfants qui sont seuls, suicidaires et auto-destructeurs. Ils sont en ligne. Ils appellent à l’aide. Pourquoi n’écoutons-nous pas ? Pourquoi en sommes-nous encore à accuser la technologie ? »

Le psychologue Yann Leroux prolonge d’ailleurs intelligemment le propos : « Les enfants ne s’éduquent pas seuls. Dans les mondes numériques comme ailleurs, ils ont besoin du soutien et de l’appui des adultes. Laisser flotter l’idée que les mondes numériques appartiennent aux adolescents est le plus mauvais service que l’on peut leur rendre. D’abord parce que c’est tout simplement faux. Les serveurs de MySpace ou de la skyblogosphère sont gérés par des adultes et font partie d’une économie qui n’a pas grand-chose a voir avec les problématiques adolescentes. C’est ensuite un mauvais service, car c’est construire des NeverLand numériques dans lesquels la loi et la responsabilité ne seraient pas celles des adultes. Or, c’est une chose que les adolescents repèrent les interstices de la culture pour y construire des contre-espaces (qui deviendront des espaces banals une génération plus tard), c’en est une autre que de leur construire une sorte de réserve leur laissant penser qu’ils sont hors du travail de transmission de la culture. »
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Image : cc Steven Fernandez.

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0 commentaires

  1. Tiens à propos de cercles vicieux j’en parlais justement ce matin :
    http://florencemeichel.blogspot.com/2008/12/les-dessous-des-e-stratgies.html#links

    Pas d’accord…mais pas d’accord du tout avec ça :
    « C’est un travail qui est à distinguer du travail de modérateur qui existe sur les forums et les réseaux sociaux. L’éducateur n’a pas ici techniquement de pouvoirs de modération. Il peut être un tiers dans une dispute enflammée, mais aussi un autre a qui parler.” C’est faire un raccourci non pertinent et mal connaitre le rôle de l’animation des communautés en ligne : tout n’est pas visible loin s’en faut…l’accompagnement est une dimension forte de la mission…mais ça il faut le vivre pour en parler ! 🙂

  2. @florence. Moi non plus a priori, mais je pense que Yann Leroux doit vouloir dire aussi qu’il ne faut pas confondre les deux métiers et qu’il y a certainement une différence à construire entre éducateur de rue numérique et modérateur. Et je pense que vu son expérience dans la modération, il sait cela bien mieux que nous.

  3. D’accord avec la remarque de Florence ….

    Les modérateurs sont nécessaires sur certains outils, notamment les forums ou les sujets peuvent parfois dériver loin et longtemps 😉

    Cependant animer n’est pas modérer. Modérer est le dernier recours. Avant de devoir modérer, il faut accompagner l’utilisateur pour lui éviter de s’égarer !

    Le réseau social nécessite bien moins de modération que d’autres outils. L’engagement et le phénomène d’appartenance vécu par chaque participant permet naturellement d’éviter certaines dérives.

    Enfin, même si je n’y connais pas grand chose, je ne suis pas du tout persuadé que d’insérer des « adultes moralisateurs » dans les conversations de MySpace soient efficaces. Je pense même que cela sera peine perdue. Une fois surveillé et critiqué, le jeune (se pensant encore libre) se réfugiera dans un autre espace où il sera libre de délirer loin de la morale adulte dont il n’a pas encore totalement compris l’intérêt.

    Tout les lieux ne sont pas propice à l’apprentissage. Car là, c’est comme entrer discrètement dans un bar plein de jeunes et dire doucement qu’il ne faut pas boire, non c’est pas bien, tu devrais pas. C’est peut être parce que j’y connais pas grand chose, mais j’ai du mal à croire à l’efficacité de ce stratagème.

  4. @ocarbone : je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de faire intervenir des « adultes moralisateurs » comme vous dites. L’idée de danah boyd, si je la traduit bien est qu’il y ait des adultes qui surveillent les réseaux et s’adressent individuellement ou pas à certains individus, mais pas de faire la morale pour faire la morale. Le but n’est pas de fliquer ou de moraliser, mais d’essayer de discuter. Et bien sûr, cela prend du temps. Vous n’envoyez pas un éducateur faire la police dans un lieu qu’il ne connait pas ou bien dans un lieu où on ne le connait pas.

    En tout cas, je pense pour ma part depuis longtemps qu’on ne peut pas laisser les enfants seuls entre eux. Et cette piste, si elle est tracée avec intelligence pourrait être certainement très pertinente.

  5. Je ne suis ni psychologue ni philosophe, mais je pense que l’on disserte beaucoup sur les conséquences et pas assez sur les causes: un enfant se construit dés la naissance , physiquement psychiquement affectivement et moralement . Seulement on a trop tendance à considérer un enfant comme un objet (sans esprit sans âme sans coeur sans cerveau) et non comme un sujet
    Deux périodes importantes au cours de sa construction: 3 à 5 ans (prise de position) et 11-17ans car notre cerveau passe de 500 à 10000 connexions du début à la fin de l’adolescence . Si donc le jeune évolue dans un milieu « sain » (qui n’est pas basé sur l’unique ma matérialisme) il aura des repères pour devenir un adulte responsable . Donc interdire pour interdire est contreproductif si l’on explique la raison du pourquoi ; notamment que ta liberté s’arrête où commence celle des autres et la necssité de se respecter soi-même et surtout autrui ; banaliser la sexualité c’est également leur mentir car ce n’est pas quelquechose de simple à gérer puisque indissociable du cerveau et tant que le cerveau n’est pas complètement construit , avertissons les des blessures ou pertubations parfois irreversibles que cela peut causer
    S’il est nécessaire d’avoir des éducateurs cela veut dire que les parents ne sentent pas aptes à cette délicate et noble tâche mais il faut dire qu’ils ne sont beaucoup aidés par cette Société où l’on a changé Liberté egalité Fraternit en Vanité Cupidité Individualité
    Il n’y a pas qu’internet il y a toute la Société que nous construisons autour d’eux : la TV par exemple reste pour moi une liposuceuse de neurones et les conditionne dés le plus jeune âge
    Tant que l’on négligera l’impotance du cerveau et de sa construction notre civilisation et démocratie seront en péril

  6. Selon un rapport publié par l’Internet Safety Technological Task Force et le Berkman Center for Internet and Society de l’université d’Harvard, il n’y a pas de solution imparable pour protéger les enfants sur l’internet. « Même en déployant les meilleurs outils et les meilleures technologies disponibles pour (…) améliorer la sécurité des mineurs en ligne, rien ne remplace un parent, un tuteur ou un adulte responsable quel qu’il soit, pour guider un enfant et l’aider à utiliser internet en toute sécurité. »

    Si un mineur sur 5 fait l’objet d’avances sexuelles via l’internet, 90 % de ces avances sont le fait de personnes du même âge. Entre 2000 et 2006, le pourcentage de jeunes qui disent avoir fait l’objet d’avances sexuelles sur internet a diminué (passant de 19 à 13 %). Les enfants les plus en dangers sont ceux qui sont victimes d’abus sexuels dans la vie, rappelle le rapport.

    Via Technaute et la Technology Review.

  7. Désolé, je n’ai pas vu passer le billet et j’ai donc aussi manqué les commentaires.
    Je voudrais juste préciser que le travail d’un éducateur n’est pas du coté de la morale. Les éducateurs de rue ne sont pas là pour surveiller et dénoncer, mais pour veiller et être là lorsqu’un jeune sera près à demander de l’aide. C’est vraiment un travail dans le gris, parce qu’il faut tolérer les débordements et ne pas en être complice.

    Sur le net, un éducateur ne sera pas un modérateur : il n’aura pas de droits de modération pour supprimer, déplacer, éditer un message ou fermer un fil. Il sera un parmi d’autres, a cette différence que tout le monde saura qu’il a une charge d’éducation, c’est à dire d’accompagnement. Cet accompagnement peut prendre des formes diverses : indiquer les sites de référence, expliquer comment interpréter une page, pondérer, ramener des éléments de culture…