L’internet des objets va-t-il changer la nature des objets ?

L’une des thématiques de cette première édition de Lift with Fing se consacrait à l’avenir des objets, ces objets intelligents proposant des fonctions, des formes d’interactions et de communications nouvelles. Un internet des objets, comme le décrit Daniel Kaplan, délégué général de la Fing, qui ambitionne de transformer notre rapport au monde aussi profondément que l’internet d’aujourd’hui a transformé notre quotidien.

Bruce Sterling : Changing things

L’écrivain de science-fiction Bruce Sterling est revenu sur les Spimes tels qu’il les définit dans son livre Shaping Things (2005, qui vient de paraître en français sous le titre Objets bavards), ces objets à venir, contraction entre l’espace (space) et le temps (time). Ce néologisme désigne l’une des catégories d’objets que distingue Sterling, au côté des artefacts (des objets artificiels simples, fabriqués par la main de l’homme, un par un, à l’échelle locale, et fonctionnant à l’énergie musculaire), des machines (des objets complexes, calibrés, composés de nombreuses pièces et dont la source d’alimentation électrique n’est ni humaine ni animale), des produits (des objets manufacturés en masse) et des gizmos (des objets instables, modifiables par l’utilisateur, programmables, à courte durée de vie). Pour son auteur, « les Spimes sont des objets manufacturés dont la structure informative est si irrésistiblement étendue et riche qu’ils sont considérés comme les incarnations matérielles d’un système immatériel. Les Spimes sont des données, du début à la fin de leur existence. Ils sont conçus sur des écrans, fabriqués digitalement, et tracés dans l’espace et le temps tout au long de leur séjour terrestre. Les Spimes sont durables, améliorables, exclusivement identifiables, et composés de matières qui peuvent être et seront réincorporés au flux de production des Spimes futurs. (…) Dans une infrastructure de Spimes, les individus sont des « collecteurs » » (wranglers qui vient du verbe argotique to wrangle, qui signifie « s’attaquer à , prendre à bras le corps, se colleter à »).

Mais pour Sterling, c’est un dessin qui exprime le mieux c’est qu’est un Spime, cette théorie sur l’ubiquité informatique. Car pour lui, c’est bien d’une théorie dont il est question, même si, à l’époque de sa rédaction, les Spimes étaient une idée de laboratoire qui se sont depuis mis à exister (comme les OpenSpimes imaginés par le designer italien Leandro Leeander).

Pour développer des Spimes, il faut d’abord les concevoir, en dresser les plans. Ensuite, il faut comprendre ce que ça active, ce qu’ils permettent de voir de ce qu’on ne voit pas. Il faut pouvoir associer des étiquettes et du sens sur ces objets qui traduisent l’invisible. C’est là un problème difficile à régler « plus que je ne l’avais imaginé », reconnaît Bruce Sterling. « Je ne pensais pas que dans l’internet des objets, les choses se mettraient autant à ressembler à l’internet ». Les industriels sont habitués à faire des objets qui se distinguent les uns des autres. Mais qu’en est-il des composants ? Ont-ils besoin d’identité également ? Il n’est pas si simple d’associer des étiquettes et du sens. Ces objets qui s’assemblent, comme ceux que l’on voit apparaître de plus en plus sont étranges, inquiétants, à l’image de la BBC Olinda, cette radio modulaire qui assemble des fonctions à la fois physiques et logicielles, qu’évoquait récemment le designer Matt Jones. La nouvelle nature de ces objets pose la question de savoir si l’internet lui-même peut devenir un objet…

Dans cet internet des objets, la fabrication est importante, insiste Bruce Sterling. La fabrication personnelle (à l’image des bricolages que propose Make Magazine) n’est peut-être pas appelée à devenir une tactique industrielle majeure, mais il me semble qu’on a tout de même sous-estimé jusqu’à présent le pouvoir de la fabrication personnelle, notre rapport aux outils, la personnalisation qu’ils permettent, la puissance créative qu’ils libèrent.

Bien sûr, l’internet des objets favorise la traçabilité. C’est une technologie qui possède des zones d’ombres puissantes, socialement déstabilisantes, assume l’auteur qui a toujours apprécié les ambivalences des technologies.

Ces technologies sont appelées à transformer la recherche, car des technologies puissantes sont cachées derrière des interfaces simples, comme le montre Google. La question est de savoir quelle transparence on veut ? Pourra-t-on googler nos sous-vêtements ? Allons-nous inventer des moteurs de recherche ou de décision ? Des moteurs d’achats ou de requêtes ? Quelles zones d’ombres veut-on enlever à nos sociétés ? Qu »elles sont celles qui resteront ?

Bruce Sterling sur la scène de Lift par Laurent Neyssensas
Image : Bruce Sterling sur la scène de Lift par Laurent Neyssensas.

« Le recyclage des objets est le point essentiel de ma théorie », rappelle Bruce Sterling. Nous avons un problème avec nos déchets et une phobie de ceux-ci… Mais si on ne fait pas quelque chose, notre civilisation va s’effondrer, car son pire problème, c’est le changement climatique, la pollution et les déchets. « On n’a pas trouvé la solution pour que l’industrie nous paie pour sauver nos propres vies », alors on enveloppe nos déchets dans des cartons et des sacs poubelles pour mieux les faire disparaître à nos yeux…

« Je ne sais pas si ma théorie sur les Spimes va se réaliser. Peut-être va-t-on la construire sans la voir. Dans mon roman, on ne voit pas non plus les objets. L’internet des objets est invisible, aussi invisible que l’effet de serre ».

Usman Haque : Partageons nos environnements !

Pour l’architecte et designer Usman Haque, l’inventeur de Pachubecf. Des applications pour l’internet des objets sur InternetActu -, il faut se poser la question de ce qu’il faut réaliser pour développer l’internet des objets. C’est-à-dire qu’il faut d’abord s’intéresser à la connexion, aux environnements et à la participation !

« Je suis connecté à des centaines de gens à travers le monde… Cela nous donne l’image d’un univers complexe, mais dans lequel on a toujours des voisins, même s’ils n’habitent pas à côté de chez vous. La topologie du voisinage est différente, souvent compliquée, souvent asymétrique… Mais nous essayons chaque jour de tirer partie de cette complexité et de cette connectivité. Cette connectivité extrême induit une interdépendance : je dépends de gens que je n’ai jamais vus et de machines que je ne maîtrise pas. Cela nécessite de l’interopérabilité pour que les choses puissent communiquer entre elles… »

Usman Haque sur la scène de Lift
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Usman Haque sur la scène de Lift.

Pour Usman Haque, l’environnement est certainement le plus important. Nous vivons dans des environnements qui nous façonnent, comme il l’a déjà expliqué avec l’histoire des porcelets. En modifiant la température de la pièce où vivent quelques porcelets, on change les relations entre les animaux et la façon dont ils habitent l’espace. C’est la même chose pour nous ! « L’environnement c’est là où l’on construit des relations avec les autres, c’est là où l’on vit et perçoit les choses. Nous construisons nos environnements ! », clame l’architecte.

La granularité de la participation est importante. Mais également les querelles qu’elle génère, car produire nos environnements n’est pas sans générer de tensions. Il faut s’assurer avoir plusieurs niveaux d’accès, d’intérêts et de compétences pour que les gens puissent entrer dans un système participatif de multiples manières.

Pachube.com est un système pour négocier d’une manière généralisée et en temps réel avec nos environnements en réseaux, pour mettre en place un espace de négociation entre protocoles. En envoyant des données à Pachube, vous pouvez les partager avec d’autres environnements. Pachube permet de partager des données provenant de détecteurs, de capteurs ou de sondes, de les voir, de les récupérer, de les utiliser dans d’autres environnements. Chaque donnée est taguée, située géographiquement et permet de les utiliser en temps réel ou de les analyser sur le long terme. Plutôt que de construire un internet des objets, Pachube essaye de construire un écosystème d’environnements, afin d’en partager les contextes. Et de permettre à chacun de vivre dans les contextes des autres. Ainsi, vous pouvez utiliser les résultats obtenus par un capteur à Honolulu pour animer le climat d’une île sur Second Life ou modifier la température de votre appartement.

Pour Usman Haque, l’essentiel n’est pas tant de proposer de nouveaux objets avec de nouvelles capacités, que de proposer un internet des objets malléable, plastique, qui puise sa richesse dans les interconnexions que chacun sera capable d’imaginer.

Timo Arnall : Rendre les choses visibles

Timo Arnall est designer et conduit le projet Touch à l’Ecole d’architecture et de design d’Oslo. L’internet est une plateforme remarquable sur laquelle on peut faire beaucoup de choses, reconnaît-il. Mais il y a aussi des aspects négatifs… Pour Timo, ces aspects reposent surtout sur le fait que la plupart des interactions numériques se font dans un autre espace que l’espace physique : ils se font sur des écrans, séparés de nos existences physiques. Il nous faut changer cela, explique le designer. L’internet des objets c’est comment participer à des environnements, sans être nécessairement devant un écran. Les interfaces sans écrans sont intéressantes, car elles s’adressent à nous autrement.

Timo Arnall sur la scène de Lift à Marseille par Fabien Girardin
Image : Timo Arnall sur la scène de Lift à Marseille par Fabien Girardin.

Les peluches de SniffL’internet des objets n’est pas l’internet de demain. Il est déjà là. On compte plus de 2 milliards de puces RFID en activité dans le monde, rappelle Timo Arnall (voir la vidéo de sa présentation). Il faut donc regarder comment cet internet est conçu, comment il s’intègre à des espaces culturels différents, comment il génère déjà des interactions. « Les technologies deviennent socialement intéressantes, quand elles deviennent technologiquement ennuyeuses ». Et pour Timo Arnall, l’important repose sur des interactions tangibles. Et d’évoquer de nombreux projets de son laboratoire comme Bowl ce capteur de puce en bois avec lequel les enfants peuvent interagir via leurs jouets quotidiens équipés de puces ou Sniffmis au point avec Sara Johansson – , cet adorable chien en peluche doté d’un capteur dans le nez. Un compagnon tangible, un doudou qui renifle les objets qui l’entourent, et vibre pour donner un retour tactile aux enfants et les accompagner dans le processus de découverte de leur quotidien, de leur environnement de manière ludique.

Les étiquettes intelligentes permettent de créer des expériences physiques. Nos interactions avec les objets deviennent de plus en plus physiques comme le montre notamment l’évolution des consoles de jeux, ou cette boussole qui vibre dès que vous regardez le Nord, qui vous rend conscient du sens dans lequel vous vous orientez dans une ville. Ces nouvelles interfaces, périphériques, nous apportent des informations supplémentaires sans nécessiter de notre part forcément un important engagement (cognitif).

De nombreux produits conçus pour l’internet des objets deviennent inutiles sans connectivité, comme le Watson, cet outil de mesure de nos dépenses énergétiques. La radio BBC Olinda, mime l’internet par sa modularité, vous permettant d’écouter ce qu’écoutent vos amis si vous y branchez le bon module… Ces exemples montrent comment un produit physique peut agir comme un miroir du fonctionnement du web où chaque objet irradie l’infrastructure qui le porte.

Ces objets permettent également de développer la visualisation, car ils produisent de nombreuses données, comme les cartes de transports et de paiement britanniques Oyster. L’important est d’avoir accès à ces données, comme on l’a sur le Nokia Sports Tracker, permettant aux gens équipés de certains téléphones Nokia de partager par géolocalisation, leurs itinéraires sportifs. Mais comment récupérer les données ? Comment les ramener à des interfaces tangibles, hybrides, organiques ?

Timo Arnall distingue 3 niveaux d’expérience de l’utilisateur : le niveau tangible et « embarqué dans le corps » (embodied) qui permet en fait de générer des données ; celui de la connexion et du partage et celui de la visualisation et de la réflexion qui permet d’acquérir une meilleure connaissance de l’environnement et des objets que nous utilisons. Ces trois boucles de rétroactions ont des temporalités différentes (immédiates, à court terme et à long terme), mais elles nous permettent de mieux comprendre et mieux concevoir le futur de l’internet des objets.

Lift with Fing 09 : La vidéo de la présentation de Timo Arnall « Making Things Visible » from Lift Conference on Vimeo.

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