Une société de la requête (1/4) : De la Googlisation de nos vies

En 2008, Geert Lovink, animateur de NetworkCultures, l’Institut des cultures en réseau, a publié, un intéressant essai sur la Société de la requête et la Googlisation de nos vies. Dans cet article, il adressait de pertinentes question à notre dépendance à Google et tentait de faire le point sur les rares critiques à l’encontre de l’Ogre de Mountain View. En ouverture d’un dossier sur Google et les moteurs de recherche, la traduction de cette article nous a semblé une première adresse importante. Traduction.

La société de la requête et la Googlisation de nos vies

Un hommage à Joseph Weizenbaum.

Un spectre hante les élites intellectuelles du monde : la surcharge d’information. Les gens ordinaires ont détourné les ressources stratégiques de la connaissance et engorgent les canaux médiatiques d’habitude soigneusement policés. Avant l’internet, les cours des mandarins reposaient sur l’idée qu’ils pouvaient séparer le bavardage de la connaissance. Avec la montée des moteurs de recherche, il n’est plus possible de distinguer les idées des patriciens des potins des plébéiens. La distinction entre la base et le sommet, et leur mélange réservé aux moments de carnaval, appartiennent à une époque révolue qui ne doit plus nous préoccuper davantage. De nos jours un phénomène tout à fait nouveau est à l’origine d’une inquiétude bien plus forte : les moteurs de recherches classent selon la popularité, pas selon la vérité. La requête est devenue la façon dont nous vivons aujourd’hui.

Avec l’augmentation spectaculaire des informations accessibles, nous sommes devenus accros aux outils de recherche. Nous cherchons des numéros de téléphones, des adresses, des horaires d’ouvertures, des noms de personnes, des informations de transport, les meilleures offres et, dans cette ambiance frénétique, nous appelons cette matière grise toujours croissante des « données ». Demain nous chercherons et nous nous perdrons. Les anciennes hiérarchies de la communication n’ont pas seulement implosé, mais la communication elle-même a assumé son statut d’agression cérébrale. Non seulement le bruit a atteint des niveaux insupportables, mais même une demande bénigne d’un collègue ou d’amis a acquis le statut d’une corvée dans l’attente de réponse.

La classe instruite déplore le fait que le bavardage est entré dans le domaine jusque là protégé de la science et de la philosophie, plutôt que de s’inquiéter de savoir qui contrôle cette grille de calcul de plus en plus centralisée.

Ce que les administrateurs actuels de la noble simplicité et de la tranquille grandeur ne peuvent pas exprimer, nous allons le dire pour eux : il y a un mécontentement croissant à l’égard de Google et de la façon dont l’internet organise notre recherche d’information. La communauté scientifique a perdu le contrôle de l’un de ses projets de recherche clés : la conception et la propriété des réseaux informatiques, désormais utilisés par des milliards de personnes. Mais comment tant de gens finissent-ils par être dépendants d’un seul moteur de recherche ? Pourquoi répétons-nous à nouveau la saga Microsoft ? Cela fait un peu rabat-joie de se plaindre d’un monopole en devenir alors que les utilisateurs de l’internet ont une telle multitude d’outils à leur disposition pour distribuer le pouvoir. Une manière possible de surmonter cette difficulté serait de redéfinir positivement le bavardage, le Gerede tel que l’entendait Heidegger. Plutôt qu’une culture de la plainte qui rêverait d’une vie en ligne sans distraction et de mesures radicales pour filtrer le bruit, il est temps d’affronter ouvertement les formes triviales du Dasein que l’on trouve dans les blogs, les SMS et les jeux vidéos. Les intellectuels ne devraient plus représenter les utilisateurs de l’internet comme des amateurs secondaires, coupés d’une relation primaire et primordiale avec le monde. Il y a une question plus importante en jeu qui nécessite de s’aventurer dans la politique de la vie informatique. Il est temps d’aborder l’émergence d’un nouveau type de société qui nous transcende : Google !

Geert Lovink
Image : Geert Lovink introduisant le colloque sur la Société de la requête, en nombre dernier, photographié par Anne Helmond.

Le World Wide Web, qui se proposait de réaliser la bibliothèque infinie que décrivait Borges dans sa nouvelle La bibliothèque de Babel (1941), est considéré par nombre de ses détracteurs comme rien d’autre qu’une variante du Big Brother d’Orwell (1948). Mais ici, le pouvoir n’appartient plus à un monstre maléfique, mais a une collection de jeunes gens cools dont le slogan d’entreprise responsable est « Don’t be evil ». Guidé par une génération bien plus âgée et expérimentée de gourous des technologies de l’information (Eric Schmidt), des pionners de l’internet (Vint Cerf), des économistes (Hal Varian), Google s’est étendu si rapidement et dans une si grande variété de domaines que pratiquement aucun critique, chercheur ou journaliste n’a été en mesure de faire face à l’ampleur et à la rapidité avec laquelle il s’est développé ces dernières années. Les nouveaux services et les applications s’empilent comme autant de cadeaux de Noël indésirables : tel le service d’e-mail gratuit Gmail, la plateforme de partage vidéo YouTube, le réseau social Orkut, GoogleMaps et GoogleEarth, ses principaux revenus provenant des services AdWords avec ses publicités au Pay-per-Click, ses applications bureautiques comme Google Calendar, Google Talk et Google Documents. Google n’est pas seulement en concurrence avec Microsoft et Yahoo !, mais aussi avec des entreprises de divertissement, des bibliothèques publiques (via son programme de numérisation massive de livres) et même des entreprises de télécommunications. Croyez-le ou non, le téléphone de Google sera bientôt disponible. J’ai récemment entendu un membre peu féru de technologie de ma famille dire que Google était bien mieux et plus facile à utiliser que l’internet. Cela semblait mignon, mais elle avait raison. Non seulement Google est devenu le meilleur de l’internet, mais il a pris en charge les tâches logicielles de votre ordinateur afin que vous puissiez accéder à ces données depuis n’importe quel terminal ou appareil de poche. Le MacBook Air d’Apple est une autre indication de la migration des données vers des silos de stockage sous contrôle privé. La sécurité et la confidentialité de l’information sont en passe de devenir les nouvelles économie et technologie de contrôle. Et la majorité des utilisateurs, voire des entreprises, abdiquent avec bonheur leur pouvoir sur leur ressources informationnelles.

L’art de poser la bonne question

Le livre d'entretien de Joseph Weizenbaum auquel fait référence cet articleMon intérêt pour les concepts qui se trouvent derrière les moteurs de recherche a été renouvelé par la lecture d’un livre d’entretien [1] avec le professeur du MIT et critique des sciences de l’information Joseph Weizenbaum (Wikipédia), connu pour son programme d’agent conversationnel Eliza (1966) et son livre Computer Power and Human Reason (La puissance de l’ordinateur et la raison humaine, 1976, Amazon). Weizenbaum est décédé le 5 Mars 2008 à l’âge de 84 ans. Il y a quelques années, il a déménagé de Boston pour revenir à Berlin, la ville où il a grandi avant de fuir le nazisme avec ses parents en 1935. L’histoire de sa jeunesse à Berlin, son exil aux Etats-Unis et la façon dont il s’impliqua dans l’informatique durant les années 50, sont particulièrement intéressantes. Son livre se lit comme un résumé de sa critique des sciences informatiques, à savoir que les ordinateurs imposent un point de vue mécaniste à leurs utilisateurs. Ce qui m’intéressait surtout, c’est la façon dont « l’hérétique » Weizenbaum forma ses arguments à la manière d’un initité informé et respecté – représentant une position critique semblable à la net critique de Pit Schultz que j’ai abordé depuis que j’ai développé le projet NetTime en 1995 (Wikipédia).

Le titre et le sous titre de son livre d’entretien est fascinant : Où sont les îles de la raison dans le flot numérique ? Comment sortir de la société programmée ? Le système de croyance de Weizenbaum peut se résumer par quelque chose comme : « Tous les aspects de la réalité sont prévisibles ». La critique d’internet de Weizenbaum est d’ordre général. Il évite d’être spécifique. Ses remarques sur l’internet n’apportent rien de nouveau pour ceux qui sont familiers avec son oeuvre : l’internet est un gros tas d’ordures, un média de masse qui se compose à 95 % de choses sans sens, tout comme le médium télévision dans la direction duquel le web se développe inévitablement. La révolution dite de l’information a basculé dans un flot de désinformation. La raison en est l’absence d’éditeur ou plutôt de principe éditorial. Le livre n’explique pas pourquoi ce principe essentiel des médias n’a pas été intégré par les premières générations de programmeurs informatiques, dont Weizenbaum était un membre éminent. La réponse réside probablement dans le fait que l’emploi initial de l’ordinateur était celui d’une calculatrice. Les techno-déterministes de la Sophienstrasse à Berlin et d’ailleurs insistaient pour voir dans le calcul mathématique l’essence même de l’informatique. La mauvaise utilisation des ordinateurs à des fins médiatiques n’a pas été prévue par les mathématiciens, et les maladroites interfaces et systèmes de gestion de l’information d’aujourd’hui ne peuvent pas être imputées à ceux qui ont conçus les premiers ordinateurs. L’ordinateur est né machine de guerre, et la route sera longue et sinueuse, pour transformer le calculateur numérique en un dispositif humain universel qui réponde à nos buts de communication et d’information toujours plus riches et diversifiés.

A plusieurs occasions, j’ai formulé une critique de « l’écologie des médias », qui se fixe pour but de filtrer l’information « utile » pour la consommation individuelle. Hubert Dreyfus et son On the Internet (2001) est l’un des principaux coupables. Je ne crois pas qu’il appartient à un professeur, éditeur ou codeur de décider pour nous ce qui est ou n’est pas absurde. Cela devrait résulter d’un effort distribué, intégré dans une culture qui facilite et respecte la différence d’opinion. Nous devrions faire l’éloge de la richesse et faire des nouvelles techniques de recherche une part de notre culture générale. Une façon d’y parvenir serait de révolutionner les outils de recherche et d’augmenter le niveau général d’éducation aux médias. Quand nous nous promenons dans une librairie ou une bibliothèque, notre culture nous a appris à naviguer à travers les milliers de titres disponibles. Au lieu de nous plaindre au bibliothécaire ou au libraire du fait qu’ils proposent trop de livres, nous demandons de l’aide, ou faisons ce travail par nous-mêmes. Weizenbaum voulait que nous nous méfions de ce que nous voyons sur nos écrans, que ce soit à la télévision ou sur l’internet. Mais il omet de mentionner qui va nous conseiller sur ce qu’il faut faire, si quelque chose est digne de confiance ou non, ou comment hiérarchiser l’information que nous récupérons. En bref, il se débarrasse du médiateur au profit d’une suspicion généralisée.

Oublions l’anxiété informationnelle de Weizenbaum. Ce qui fait de cet entretien une lecture si intéressante, c’est son insistance sur l’art de poser la bonne question. Weizenbaum nous met en garde contre une utilisation non-critique du mot « information ». « Les signaux à l’intérieur des ordinateurs ne sont pas de l’information. Ils ne sont rien de plus que des signaux. Il n’y a qu’un moyen de transformer les signaux en information, par l’interprétation. » Pour cela nous comptons sur le travail du cerveau humain. Le problème de l’internet, selon Weizenbaum, est qu’il nous invite à le voir comme un oracle de Delphes. L’internet va apporter la réponse à toutes nos questions et problèmes. Mais l’internet n’est pas un distributeur automatique dans lequel on jette une pièce de monnaie et qui vous donne tout ce que vous voulez. La clé, ici, est l’acquisition d’une formation adéquate en vue de formuler la bonne requête. Tout tourne autour de la manière d’arriver à poser la bonne question. Pour cela, on a besoin d’éducation et d’expertise. Des normes plus élevées d’éducation ne sont pas atteintes simplement en rendant les choses plus faciles à publier. Weizenbaum : « Le fait que n’importe qui peut mettre n’importe quoi en ligne ne signifie pas grand chose. Jeter quelque chose au hasard accomplit aussi peu de choses que pêcher quelque chose au hasard. » La communication seule ne nous conduira pas à une connaissance utile et durable.

Weizenbaum relie la croyance incontestée dans les requêtes (des moteurs de recherche) à la montée du discours du « problème ». Les ordinateurs ont été présentés comme des « solutionneurs de problèmes généraux » et leur but était de fournir une solution pour tout. Les gens étaient invités à déléguer leur vie à l’ordinateur. « Nous avons un problème », argumentait Weizenbaum, « et le problème exige une réponse ». Mais les tensions personnelles ou sociales ne peuvent pas être résolues en les qualifiant de problèmes. Ce dont nous avons besoin à la place de Google ou de Wikipédia, c’est de la « capacité à examiner et à exercer son esprit critique ». Weizenbaum explique cela en faisant référence à la différence entre l’audition et l’écoute. Une compréhension critique exige que nous nous asseyons et que nous écoutions. Ensuite, nous avons besoin de lire (pas seulement de déchiffrer) et d’apprendre à interpréter et à comprendre.

Comme vous pouvez vous l’imaginer, ce que l’on appelle le web 3.0 est annoncé comme la réponse technocratique à la critique de Weizenbaum. Au lieu d’algorithmes à la Google basés sur les mots clefs et sur des résultats classés, nous serons bientôt capables de poser des questions en langage naturel à des moteurs de recherche de nouvelle génération comme Powerset. Nous supposerons tout de même que les spécialistes d’informatique linguistique éviteront de se poser en « brigade du contenu » qui trie la qualité du déchet sur l’internet. La même prudence est de mise pour le web sémantique et les technologies d’intelligence artificielle qui lui sont proches. Nous sommes coincés dans l’ère de la recherche d’information sur le web. Alors que le paradigme de Google reposait sur l’analyse de liens et le classement de pages, la prochaine génération de moteurs de recherche sera visuelle et indexera les images du monde, cette fois non sur la base d’étiquettes que les utilisateurs ajouterons, mais sur la « qualité » de l’image elle-même. Bienvenue dans la hiérarchisation du réel. Les prochains volumes de manuels d’utilisateurs d’informatique vont amener les programmeurs à la culture esthétique. Les amateurs des clubs photos transformés en codeurs seront les prochains agents du mauvais gout en ligne.

Depuis l’avènement des moteurs de recherche dans les années 90, nous vivons dans une « société de la requête », qui, comme l’indique Weizenbaum, n’est pas loin de la « société du spectacle ». Ecrite à la fin des années 60, l’analyse situationniste de Guy Debord se fondait sur l’avènement des industries du cinéma, de la télévision et de la publicité. La principale différence aujourd’hui est qu’on nous demande explicitement de réagir. Nous ne sommes plus traités comme une masse anonyme mais plutôt comme des « acteurs distribués » présents sur une multitude de canaux. La critique de Debord contre la marchandisation n’est plus révolutionnaire. Le plaisir de la consommation est si répandu qu’il a atteint le statut de droit humain universel. Nous aimons tous le fétichisme des produits, les marques, et l’éclat que leur célébrité mondiale apporte à nos comportements. Il n’y a pas de mouvement social ou de pratique culturelle, même radicale, qui puisse échapper à la logique des marchandises. Aucune stratégie n’a été conçue pour vivre à l’ère de l’après-spectacle. Les préoccupations ont plutôt mis l’accent sur la vie privée, ou ce qu’il en reste. La capacité du capitalisme à absorber ses adversaires est telle que, à moins que toutes les conversations téléphoniques privées et le trafic internet soient rendus publics, il est presque impossible d’expliquer pourquoi nous avons encore besoin du sens critique… même si cette critique ressemblerait à la « démocratie des actionnaires » en action. La question sensible de la vie privée deviendrait le catalyseur d’une conscience plus large sur les intérêts financiers, mais ses participants seraient soigneusement sélectionnés : la participation de masse est limitée aux classes moyennes et supérieures. Cela ne fait qu’amplifier la nécessité d’un domaine public vivant et diversifié dans lequel ni la surveillance par les Etats ni les intérêts de marché n’ont un rôle vital à jouer.

Ne cherchons plus, interrogeons

En 2005, le président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney, publiait un essai dans lequel il mettait en garde contre la volonté de Google à « organiser l’information mondiale ». Quand Google défie l’Europe : Plaidoyer pour un sursaut (Mille et une nuits, 2005) reste l’un des rares documents qui conteste l’hégémonie incontestée de Google. Jeanneney dénonçait uniquement un projet spécifique, celui de Google recherche de livre, dans lequel des millions de livres de bibliothèques universitaires américaines sont en passe d’être numérisées. Son argument est très franco-européen. En raison de la manière non systématique et non organisée dont Google sélectionne ses livres, les archives ne représenteront pas correctement les géants des littératures nationales comme Hugo, Cervantès et Goethe. Google, avec son parti pris d’utiliser des sources anglaises, ne serait pas un partenaire approprié pour construire une archive publique du patrimoine culturel mondial. « Le choix des livres à numériser sera imprégné par l’atmosphère anglo-saxonne », écrit Jeanneney.

Même s’il s’agit en soi d’un argument légitime, le problème est que Google n’est pas intéressé par la création et l’administration d’une archive en ligne, en premier lieu. Google souffre d’obésité de données et est indifférent aux appels à la préservation attentive d’archives. Il serait naïf d’exiger de lui une attention culturelle particulière. L’objectif premier de cette entreprise cynique est de surveiller le comportement des utilisateurs afin de vendre des données de trafic et des profils à des parties tierces intéressées par ceux-ci. Google n’a pas pour objectif de s’approprier Emile Zola, au contraire : son intention est d’attirer les amateurs de Proust loin de l’archive. Même si pour les Français, l’oeuvre complète de Balzac constitue l’épiphanie de la langue et de la culture française, pour Google elles sont des données abstraites, une matière première dont le seul but est de faire du profit.

Nul ne sait si la réponse européenne à Google, le moteur de recherche multimédia Quaero, deviendra un jour opérationnel, ni si elle incarnera les valeurs défendues par Jeanneney.

Ce n’est donc pas une grande surprise de constater que les plus féroces critiques à l’encontre de Google sont Nord-Américains. Jusqu’à présent, l’Europe a investi étonnamment peu de ressources dans la compréhension conceptuelle et la cartographie de la culture des nouveaux médias. Au mieux, l’Union européenne est la première à adapter des standards techniques et des produits venus d’ailleurs. Mais ce qui compte dans la recherche sur les nouveaux médias est la suprématie conceptuelle. La recherche technologique ne suffira pas, quelles que soient les sommes que l’Union européenne investira dans la recherche sur l’internet du futur. Tant que l’écart entre la culture des nouveaux médias et la gouvernance institutionnelle privée comme publique restera béant, nous n’établirons pas une culture technologique vivace. Dit autrement, nous devons cesser de voir l’opéra et les autres beaux arts comme des compensations face à l’insoutenable légerté du cyberespace. En plus de l’imagination, de la volonté collective et d’une bonne dose de créativité, les européens pourraient mobiliser leur capacité unique à grommeler dans une forme productive de négativité. La passion collective pour la réflexion et la critique pourrait être utilisée pour surmonter le syndrome d’outsider que beaucoup ressentent dans leur rôle de simples utilisateurs et consommateurs.

Jaron Lanier a écrit dans sa nécrologie de Weizenbaum : « Nous ne laisserions pas un étudiant devenir chercheur professionnel en médecine sans lui apprendre les expériences en double aveugle, les groupes témoins placebos et la réplication des résultats. Pourquoi la science informatique nous donne-t-elle un passeport unique qui nous permet d’être pu exigeants avec nous-mêmes ? Chaque étudiant en informatique doit être formé par le scepticisme Weizenbaumien, et devrait tenter de faire passer cette précieuse discipline aux utilisateurs de nos inventions. » Nous devons nous demander pourquoi les meilleurs et les plus radicaux critiques de l’internet sont américains. Nous ne pouvons plus utiliser l’argument selon lequel ils seraient mieux informés. Mes deux exemples, en travaillant sur les traces de Weizenbaum, sont Nicolas Carr et Siva Vaidhyanathan. Carr vient de l’industrie (Harvard Business Review) et est un parfait critique de l’intérieur (blog). Son récent livre The Big Switch décrit la stratégie de Google qui vise à centraliser et à contrôler l’infrastructure internet via ses centres de données. Les ordinateurs deviennent de plus en plus petits, moins chers et plus rapides. Ces économies d’échelles permettent d’externaliser le stockage et les applications à un coût faible ou nul. Les entreprises passent de départements informatiques internes aux services en réseaux.

Il y a quelque chose d’ironique ici. Des générations de gourous technologiques à la mode se sont moqués de la prédiction de Thomas Watson à la tête d’IBM qui pensait que le monde n’aurait pas besoin de plus de 5 ordinateurs – et c’est pourtant exactement ce qu’il se passe ! Au lieu d’une plus grande décentralisation, l’usage de l’internet se concentre dans quelques centres de données, nécessitant énormément d’énergie. Carr ignore la cupidité des entreprises point com devenues 2.0 et se spécialise plutôt dans les observations amorales de la technologie. Le projet de Siva Vaidhyanathan, « la Googlisation de tout », a pour objectif de synthétiser les recherches critiques sur Google dans un livre à paraître en 2009. Dans l’intervalle, il recueille la matière première sur l’un de ses blogs.

Pour le moment, nous restons obsédés par la diminution de la qualité des réponses à nos questions – et non par le problème sous-jacent, à savoir la mauvaise qualité de notre éducation et la diminution de notre capacité à penser de manière critique. Je suis curieux de savoir sir les générations futures devront incarner – ou peut-être devrions nous dire concevoir – les « îles de la raison » de Weizenbaum. Ce qui est nécessaire est une réappropriation du temps. A l’heure actuelle, nous ne disposons tout simplement pas assez de temps pour nous promener comme un flâneur. Toutes les informations, objets ou expériences doivent être accessibles instantanément. Notre pratique techno-culturel habituelle repose sur une intolérance au temps. Nos machines considèrent l’obsolescence des logiciels avec une impatience croissante, exigeant que l’on installe sans cesse des mises à jour. Et nous sommes tous obligés d’y répondre, mobilisés par la crainte d’un ralentissement de la performance. Les experts de l’usabilité mesurent la fraction de seconde dans laquelle nous décidons si les informations qui s’affichent à l’écran sont celles que nous recherchons. Si nous ne sommes pas satisfaits, nous cliquons pour nous éloigner. Or, la sérendipité nécessite beaucoup de temps. Nous faisons volontiers l’éloge du hasard, mais nous peinons à nous appliquer cette vertu. Si nous ne pouvons plus tomber au hasard sur des îles de la raison à travers nos requêtes, il nous faudra bien les construire. Avec Lev Manovich et d’autres collègues, je soutiens que nous avons besoin d’inventer de nouvelles façons d’interagir avec l’information, de nouvelles façon de la représenter et de nouvelles façons d’en faire émerger le sens. Comment les artistes, les designers, les architectes répondent-ils à ces défis ? Arrêtons de chercher. Commençons à interroger. Plutôt que d’essayer de nous défendre contre l' »infobésité », nous pourrions aborder cette situation de façon plus créative, comme une opportunité d’inventer de nouvelles formes appropriées à un monde riche en information.

Geert Lovink

Traduction Hubert Guillaud.

Le dossier « Une société de la requête » :

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[1] Joseph Weizenbaum et Gunna Wendt, Wo sind sie, die Inseln der Vernunft im Cyberstrom, Auswege aus der programmierten Gesellschaft, Herder Verlag, Freiburg, 2006. Où sont les îles de la raison dans le flot numérique ? Comment sortir de la société programmée ?

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0 commentaires

  1. Pour faciliter ce travail d’apprentissage de rédaction des requetes google et enlever l’effort de trier les résultats obtenus, certains proposent d’user de techniques, de type semantique, qui permettraient à la machine de « comprendre » la requete et de trier les résultats à votre place. Je pense que le remède est pire que le mal. Jugement personnel, car ces techniques sont généralement basées sur une ontologie, donc un point de vue individuel. A développer si interlocuteurs intéressés

  2. Bonjour,
    J’ai quelques difficultés à comprendre comment on peut accuser Google d’avantager les ouvrages américains alors qu’on lui interdit de numériser les livres français. il faut accepter les conséquences de ses choix et ne pas les imputer à autrui.

  3. Je trouve symptomatique que cotre article n’aie reçu que deux commentaires quand le moindre pêt d’un président, d’un tennisman ou d’une vedette (rapide?) est âprement discuté pendant de longs fils.
    Cela illustre bien la différence entre pertinence et notoriété.
    Bonne suite à vous.

  4. @JR: Si le voyeurisme inherent a notre societe s’interessait aux grande pensee cela se saurait… Et c’est d’ailleur pour moi le probleme essentiel des algorithmes de google; ils classent en premier les pages les plus vues. Et rejette donc par consequent tout article digne d’interet mais trop long ou trop complique pour que les gens s’y interesse. A moins bien sur de savoir a l’avance ce que l’on veut trouver et d’y acceder via une serie alambiquee de mots cles.

  5. google est il une cause ou une consequence?
    les utilisateurs d’internet en general sont ils contraints de n’etre interesses que par la consommation et le sensationnel.
    l’humanite en general, dans l’utilisation d’internet comme dans tous les autres domaines, est elle contrainte de ne s’interesser qu’aux « biens de consommation » et a ce qui permet de les consommer? n’y a t’il pas d’autre chemin que celui qui est empreinte par le plus grand nombre? suivre la mode dans tous les domaines, y compris ce qui doit etre aime ou pas, rejete ou accepte, moral ou non, est-ce reellement la seule alternative?
    l’etre humain n’est il pas doue de libre arbitre? le monde d’aujourd’hui n’est il pas le pathetique reflet d’un choix consensuel?
    je crois faire partie jusqu’a aujourd’hui des quelques uns qui choisissent encore. libre a tout le monde de faire pareil.

  6. Cet article est un peu réactionnaire.

    Il est un peu facile de considérer Google comme un monstre. Si nos techniques désignent nos perceptions, tout ne passe pas en permanence par le même medium.

    S’il est un déterminisme technologique, il s’inscrit dans un dispositif interactant plus vaste que le dichotomique sujet-technique (ex : on est bien revenu du déterminisme linguistique…)