TIC et éducation : dessiner un horizon qui ne soit pas une utopie

Il y a un mois, nous publions à l’occasion du lancement de Paris Tech Review, un essai sur l’école signé Jean Salmona. Un essai dans lequel plusieurs lecteurs ne se sont pas retrouvés, notamment du fait de sa critique radicale de l’organisation scolaire. C’est le cas de Serge Pouts-Lajus d’Education & Territoires à qui nous avons demandé de nous exposer une alternative.

Celle-ci, que nous publions aujourd’hui, est intéressante à plus d’un titre et d’abord, nous semble-t-il, parce qu’elle tord le cou à la sempiternelle rengaine de la révolution des TIC dans l’éducation : il n’y aura pas de grand soir de l’utilisation de l’informatique en classe, claironne Serge Pouts-Lajus. L’équipement, la formation et les ressources ne suffiront pas à faire muter le système scolaire, heureusement. On ne remplacera pas « l’école par des cyberclasses et les cours magistraux par des jeux vidéo ».

Ceci dit, reste à construire une prospective visionnaire sur la place des TIC à l’école. Faire de l’ordinateur ce qu’il est : un instrument de travail qui sert les finalités de l’éducation. Ce ne sont pas les outils qu’il faut changer, c’est la pratique de l’école comme expérience pédagogique collective. Un objectif qui semble plus modeste certes, plus réaliste, mais qui n’en est pas moins stimulant et mobilisateur.

Depuis plusieurs décennies, le système éducatif dit traditionnel fait l’objet de toutes sortes de critiques, externes et internes. Certaines proviennent du « milieu TIC » et de personnes, spécialistes ou non de l’éducation, qui sont convaincues que les TIC pourraient intervenir de façon décisive dans le processus d’apprentissage et déplorent que le système scolaire n’en tire pas suffisamment parti. Les plus extrémistes de ces critiques réclament ou suggèrent une remise en cause radicale de l’organisation scolaire actuelle : inapte selon eux à exploiter le potentiel des TIC, l’école devrait être profondément remaniée, voire démantelée, pour être remplacée par une autre organisation, totalement différente et s’appuyant de façon systématique et réfléchie sur le potentiel pédagogique des TIC.

Il est rare que les porteurs de ces critiques aillent jusqu’à décrire en détail le dispositif d’apprentissage qui pourrait, selon eux, avantageusement remplacer l’actuelle organisation scolaire. C’est pourtant ce que fait Jean Salmona dans un texte récemment repris par InternetActu et qui a provoqué quelques commentaires. Avant lui, l’américain Seymour Papert, après avoir attendu en vain une mutation de l’école qui donnerait enfin leur place aux « machines à apprendre », parvint à cette conclusion que l’école, dernière organisation de type collectiviste encore en service, était de toute façon condamnée à disparaître.

Quand l’ordinateur rencontre la classe, c’est la classe qui gagne

Bien que chaud partisan de l’usage des TIC dans l’éducation et, comme tout observateur attentif, conscient des défauts du système actuel d’éducation, je m’oppose à de telles analyses et je les combats à chaque fois que je le peux. On me fait parfois remarquer que la critique est facile, que la critique de la critique l’est tout autant et que l’une et l’autre gagnent à être complétées par des propositions.

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Image : l’ordinateur, un outil parmi d’autres dans une classe de l’université de l’Illinois par Jeremy Wilburn.

Les idées pour améliorer le système éducatif actuel, en l’informatisant par exemple, ne manquent pas. Elles abondent par exemple dans les deux derniers rapports remis au ministre de l’Education nationale sur le sujet (E-Educ et Ecole numérique). Toutes les mesures préconisées dans ces rapports n’ont pas été appliquées et l’on peut toujours rêver à ce qu’il adviendrait si elles l’étaient. Mais il demeure néanmoins toujours aussi difficile, après plus de vingt ans de tentatives infructueuses, de continuer à croire sérieusement que l’équipement, la formation, le développement de ressources numériques interactives et la création d’un observatoire des usages pourraient être, à eux seuls, les instruments d’une mutation du système scolaire. Même aux USA, nation la plus optimiste et la plus technologisée du monde, l’école continue de résister aux TIC et leurs partisans de s’en désoler. Larry Cuban, universitaire et critique avisé des politiques publiques, le résume dans une célèbre formule : quand l’ordinateur rencontre la classe, c’est la classe qui gagne (.pdf). De son côté, Seymour Papert compare les efforts faits pour intégrer les TIC dans l’école à ceux qu’il faudrait déployer pour concevoir un avion, par adaptations successives, en partant du modèle de la diligence à chevaux. Quant aux irréductibles optimistes qui soutiennent que les choses sont en train de bouger, il faut leur rappeler qu’ils ne sont pas les premiers à sentir ce frémissement annonciateur.

Les ordinateurs savent-ils améliorer l’efficacité de l’éducation ?

Renverser la table, renvoyer les réformateurs à leurs illusions, proposer le remplacement de l’école par des cyberclasses et les cours magistraux par des jeux vidéo, voilà l’option qui se fait aujourd’hui remarquer sur la place de marché des idées en vogue. Mais c’est là une radicalité de bon aloi, curieusement uniforme, et qui ne coûte pas cher à ceux qui s’en réclament, car elle ne les engage à rien de concret.

On aimerait surtout savoir sur quelles certitudes, scientifiques ou technologiques, une telle revendication s’appuie. Aucune preuve de la capacité des ordinateurs à améliorer l’efficacité de l’éducation n’a jamais été apportée. Aucune des promesses de l’intelligence artificielle qui aurait pu trouver un début de réalisation en éducation n’a jamais été tenue. Dans 20 ans, prophétisait Herbert Simon en 1960, l’intelligence artificielle permettra aux ordinateurs de faire ce que tout homme est capable de faire. Grâce au langage Logo annonçait Seymour Papert en 1980, les conditions de l’apprentissage seront radicalement modifiées avant la fin du siècle. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Les informaticiens nous avaient promis des ordinateurs plus intelligents : ils ne sont que plus puissants et plus légers.

Quand bien même la science et la technique nous en fourniraient les instruments, le projet d’une refonte brutale de l’organisation scolaire est ridicule et dangereux. Ridicule, car on ne change pas une forme sociale institutionnalisée sur la base d’un raisonnement, ni même, comme le rappelait Maurice Halbwachs, d’un « effort conscient » [1]. Dangereux et antidémocratique, car un tel projet alimente un courant mondialisé de déstabilisation des institutions et des traditions dont les buts sont loin d’être partagés par les peuples qui pourraient en faire les frais.

TIC à l’école : Le modèle des pionniers

Il est vrai cependant que quelque chose manque dans ce paysage : une prospective visionnaire sur la place des TIC dans l’éducation qui ne cèderait pas aux effets de manche ou aux promesses de grand soir, mais qui ne se limiterait pas non plus à un programme d’équipement et à l’invocation de la capacité des enseignants – que l’on sait toujours flatter au moment opportun – à trouver eux-mêmes les modes d’exploitation des merveilles technologiques mises à leur disposition. Un projet qui dessinerait un horizon lointain sans céder à la tentation de l’utopie.

Je dois avouer, avant de poursuivre, que je ne pense pas avoir les capacités requises pour élaborer une telle vision et que je n’ai pas non plus le goût pour le genre de spéculations que cela suppose. En revanche, je suis prêt à reconnaître que d’autres puissent avoir ce que je n’ai pas : les capacités et le goût. Mais il se trouve aussi que jusqu’à aujourd’hui je ne crois pas en avoir rencontré un seul qui ait su me convaincre.

Pour avancer, j’ai imaginé un chemin de traverse qui passerait, non par le raisonnement, mais par l’intuition. Pour cela, je suggère de revenir dans un passé récent, au moment où la question de la place du réseau dans l’éducation s’est originellement posée. Je le situe au milieu des années 90. A cette époque, des enseignants pionniers, utilisateurs d’Internet à des fins éducatives, apparaissent en de multiples endroits. Parmi ces pionniers, certains sont des caractères exceptionnellement intuitifs. Ils saisissent immédiatement la totalité des potentiels de la nouveauté qui surgit : dans un moment très ramassé et très intense, ils réussissent à l’adopter et à l’incarner dans une pratique qui contient en germe l’essentiel de ses virtualités. Une telle intuition n’est possible que dans ce court instant où la chose nouvelle émerge, juste avant qu’elle se déploie et submerge le champ d’action qu’elle ouvre par une multitude de concrétisations différentes.

Cette forme rare d’intuition chez les innovateurs peut exister, je le crois, dans toutes sortes de domaines. Celui qui me vient le premier à l’esprit, en dehors de l’éducation, est celui de l’art, particulièrement riche en personnalités intuitives. Kandinsky par exemple découvre l’art abstrait, on pourrait presque dire un beau jour, et il saisit immédiatement, d’un bloc, la totalité de ses capacités d’expression. La même idée pourrait être appliquée aux Ready Made de Marcel Duchamp mais peut-être aussi à certains travaux scientifiques ou techniques : tout Internet se trouve en germe dans l’intuition de Vinton Cerf et tout le Web dans celle de Tim Berners Lee. Il ne s’agit pas de prétendre que ces pionniers ou ces inventeurs auraient prévu toutes les conséquences et toutes les exploitations possibles de leur invention ou de leur pratique, mais de montrer qu’ils ont réussi à concrétiser la totalité de son potentiel dans une forme ramassée, condensée à l’extrême, une sorte de code génétique de la chose ou de l’idée nouvelle.

La pratique pionnière à laquelle je vais me référer pour proposer un horizon possible pour les TIC dans l’éducation est celle d’un instituteur d’une école à classe unique d’un petit village du Tarn-et-Garonne, Piquecos, près de Montauban. Certains se souviennent de cette histoire qui a eu, pendant quelques mois, l’honneur des médias. Pierre Valade, instituteur à Piquecos à cette époque, est aujourd’hui directeur du Centre départemental de documentation pédagogiquedu Lot-et-Garonne. Dans le cadre d’une étude commandée par le ministère de l’Education nationale en 1998, j’ai pu observer sa classe pendant plusieurs jours, échanger longuement avec lui et avec ses élèves. Je reproduis ci-dessous quelques extraits du rapport que j’en avais tiré à l’époque (avec Sophie Tiévant). La version intégrale de l’étude sur l’école de Piquecos est disponible en ligne (.pdf).

Observation et analyse des usages d’Interne en classe : le cas de Piquecos (1998) – Extraits

Une autre façon d’être enseignant

La disposition de la classe à Piquecos est semblable à celle de nombreuses classes primaires aujourd’hui ; le bureau du maître est dans un coin de la salle, les tables des élèves se font face et sont disposées en groupes. Ce n’est pas la présence de la technologie qui étonne : l’unique poste informatique de l’école est installé dans une salle annexe. En général, les élèves sont occupés à travailler par groupes et dans le calme. L’instituteur délivre peu de cours sur un mode frontal ; souvent, il dialogue avec un groupe d’élèves, travaille seul à son bureau ou même à l’extérieur de la classe, sans que son absence paraisse perturber les élèves. Parfois le téléphone sonne, un élève décroche – il est responsable de cette tâche pour la semaine – et court chercher son instituteur si c’est nécessaire.

Cette observation liminaire suffirait à convaincre de l’intérêt pédagogique de l’expérience qui se déroule à Piquecos : faire travailler les élèves est, sinon le but ultime de l’éducation, du moins l’un des plus sûrs moyens de l’atteindre. L’observation attentive de l’enseignant et de ses élèves permet d’approcher certaines composantes de la pratique pédagogique que Pierre Valade est parvenu à mettre en place avec ses élèves.

Une pédagogie par projets collectifs
En mode normal, la classe fonctionne par « projets de groupe ». Les projets de groupe sont des activités limitées dans le temps, entièrement consacrées à la réalisation d’un objectif désigné de façon explicite avant que l’activité ne commence, prises en charge par un groupe d’élèves qui se répartissent la réalisation des tâches. L’aspect non conventionnel de la gestion de la classe est donc double ; d’une part la gestion par projets, d’autre part la gestion collective des projets.

Il serait difficile d’établir la liste complète des projets réalisés par la classe dans une année scolaire. Un embryon de liste, sous le titre « activités de la classe » figure sur le site Web. Un relevé systématique devrait aboutir à une liste de plusieurs centaines de projets de tailles très variables, conduits au cours d’une année scolaire. Le plus petit des projets peut prendre quelques minutes (une charade à faire figurer sur le site Web) ou une année entière (le cédérom sur l’eau) ; elle peut impliquer deux ou trois élèves, ou bien la classe entière. […]

L’école comme une entreprise
La métaphore qui s’impose pour approcher le mode de fonctionnement de la classe est celle de l’entreprise : Pierre se comporte à bien des égards comme un entrepreneur qui fixe des objectifs à son entreprise, les exprime sous forme de projets, contrôle la bonne conduite des projets tout en laissant autant que possible l’initiative à ses « élèves-collaborateurs ». Le passage de l’instituteur dans le monde professionnel n’est sans doute pas étranger à cette situation : « en travaillant dans une entreprise, j’ai découvert que ce qui compte vraiment, ce n’est pas seulement le diplôme avec lequel on entre, mais c’est être capable d’y acquérir des compétences professionnelles, de prendre des responsabilités et d’être autonome ».

De façon quasi littérale, il applique un principe de congruence école-entreprise : pour préparer les enfants à trouver leur place dans le monde du travail, c’est-à-dire dans une entreprise, le mieux consiste à faire fonctionner l’école comme une entreprise. Bien entendu, derrière ce principe, il y a une conception progressiste de l’entreprise, non taylorienne, dans laquelle c’est l’autonomie des personnes et leur capacité d’initiative qui comptent. Mais surtout, et sur quoi il faut insister, c’est que, comme dans une entreprise, la fin ne doit pas être sacrifiée aux moyens, ni l’objectif aux instruments qui permettent de l’atteindre. De même qu’une entreprise qui s’informatise ne perd jamais de vue qu’elle le fait pour fabriquer de meilleurs produits, plus vite ou moins cher, pour vendre davantage, gagner plus d’argent ou en dépenser moins, l’école ne doit pas perdre de vue les objectifs éducatifs qu’elle poursuit. Dans le cas de l’école de Piquecos, les objectifs éducatifs de l’école pourraient être exprimés ainsi : aider les élèves à devenir autonomes pour les rendre aptes, entre autres, à travailler dans des entreprises.

Le principe de congruence entre l’école et l’entreprise conduit naturellement à fixer les objectifs de l’école, non pas sur une base individuelle, mais collective. Dans une entreprise, ce n’est pas la réussite de chaque employé qui compte, mais celle de l’entreprise, c’est-à-dire celle du groupe. De même, dans la classe de Piquecos, c’est la performance de la classe dans son ensemble qui est valorisée. D’où un intérêt beaucoup moins marqué que dans les classes traditionnelles pour les destins individuels : hormis deux cas, celui d’une élève exceptionnellement bonne, et d’une autre en situation difficile, la seule qui ne semble pas tirer parti du cadre pédagogique, la mention de cas individuels est très rare au cours des entretiens avec l’instituteur.

Expression et gestion des projets
Dans le mode de gestion de la classe par projets collectifs, la nature des projets, leur apparition et leur appropriation par les élèves, sont des questions centrales. Il ne suffit pas en effet d’avoir des idées et de lancer des projets pour mobiliser les élèves. C’est ici que le savoir-faire, l’expérience, mais également le talent et la personnalité de l’enseignant se révèlent. Pratiquement, les projets se déroulent très classiquement en trois phases : préparation – réalisation – exploitation. Le plus souvent, c’est seulement la phase centrale de réalisation qui requiert l’usage réel de la technologie ; mais en terme de durée, c’est une phase très courte. C’est la raison pour laquelle le temps passé sur les machines est réduit. La phase de préparation est longue ; c’est à ce niveau que Pierre est le plus directif et le plus présent. Il montre ainsi à ses élèves qu’un bon projet est un projet bien préparé. […]

Une autre façon d’être élève
A Piquecos, la technologie, et en particulier Internet, semblent omniprésents, indirectement du fait de la médiatisation de la classe (c’est à cause d’Internet que les journalistes viennent à Piquecos) et directement par la nature des activités et des projets. Cependant, le temps effectivement passé sur les machines par les élèves est en réalité faible : une demi-heure chaque matin pour quelques élèves, par rotation, une demi-journée par semaine pour l’ensemble de la classe. L’école sacrifie pourtant beaucoup, mais qualitativement, à la technologie dans la mesure où de nombreux projets de la classe font appel à la technologie à un moment ou à un autre, soit qu’elle est la cible principale du projet (cas du cédérom sur l’eau, de la création du site Web), soit qu’elle apparait comme un instrument possible pour la recherche (astronomie), soit encore que ce qu’elle produit est exploité pour un travail dérivé (exemple des deux exercices en mathématiques et français évoqués plus haut). Ce n’est pas le fruit du hasard. A l’évidence, l’instituteur retient les thèmes des projets qu’il propose à la classe en fonction de possibles exploitations d’Internet. Notamment parce qu’il privilégie systématiquement les projets fondés sur la communication. Mais il y a aussi, dans le cas de Piquecos, un effet d’entraînement : comme tout bon entrepreneur, Pierre est opportuniste ; il réagit aux sollicitations extérieures qui surviennent ici le plus souvent par Internet, donc par la technologie ; c’est naturellement par la même voie que l’école y répond.

Cet usage particulier de la technologie va être analysé du point de vue des élèves sous deux angles ; d’une part celui du rapport que les élèves entretiennent avec l’outil technologique lui-même, d’autre part celui du mode d’acquisition et de transmission des compétences technologiques au sein de la classe.

Un rapport familier à la technologie
L’école de Piquecos est sous le feu des médias, non pas parce qu’il s’y pratique une pédagogie innovante, mais parce qu’on y utilise Internet. Les médias se déplacent dans ce village retiré pour cette seule raison. On pourrait donc craindre que les élèves, et l’instituteur lui-même aient tendance à survaloriser l’objet qui leur vaut tant d’égards. En fait, ce détournement d’attention ne semble pas avoir lieu.

Le rapport à la technologie, pour Pierre comme pour ses élèves, n’est pas idolâtre comme il l’est trop souvent, non seulement dans les écoles, mais aussi dans les familles ou même dans les entreprises. Un tel travers ne semble pas exister à Piquecos. Ici, pour toute activité, l’objectif visé est toujours défini indépendamment de la technologie. Il s’agit d’abord de rédiger un journal, d’inventer une charade, de réaliser un dossier sur tel sujet, une interview. Une grande partie des activités s’exprime en terme de communication : il ne s’agit pas seulement de réaliser un journal, mais de le distribuer, pas seulement d’inventer une charade, mais de la proposer à d’autres. Jamais le moyen utilisé pour atteindre l’objectif ne se substitue à celui-ci. Cette priorité laissée aux objectifs découle directement de la logique de fonctionnement de la classe par projets telle qu’elle est décrite plus haut. Comme les élèves sont, au sein du groupe-classe ou des sous-groupes projets, en permanence impliqués dans un ou plusieurs projets, ils sont encouragés à ne pas perdre de vue leurs objectifs, souvent très concrets.

Le rapport familier à la technologie est d’abord celui de Pierre : il n’hésite pas à confier l’appareil photographique numérique ou la caméra à un élève lors d’une sortie à la pente d’eau de Montech dans le cadre de la préparation du cédérom sur l’eau ; le micro-ordinateur est souvent déplacé et, d’une façon générale, traité sans ménagement. La relation de l’instituteur avec les objets technologiques, directe, presque brutale, entre en résonance avec le comportement spontané des enfants, mais pas seulement au niveau du rapport physique avec la machine ; elle induit des représentations mentales, notamment celles qui concernent le statut des compétences attachées à l’utilisation des machines.

Statut des compétences techniques
La question de l’acquisition et de la maîtrise des compétences nécessaires à l’utilisation des technologies est, pour l’éducation, une question délicate, sans cesse débattue. En principe, on s’accorde à considérer que les savoirs technologiques ne doivent pas être enseignés en tant que tels : l’informatique n’est pas une nouvelle discipline, mais un nouvel instrument pour traiter les disciplines existantes. Au-delà de cette position de principe, l’utilisation concrète des machines par les élèves pose tout de même aux enseignants des questions pratiques qu’il leur faut bien résoudre au jour le jour. Quoique l’on fasse, les élèves doivent apprendre à se servir des outils mis à leur disposition…

Les enfants de la classe que nous avons interrogés sont bien conscients qu’ils vivent un moment un peu particulier de leur scolarité. C’est Noë qui exprime le mieux ce sentiment lorsqu’on lui fait remarquer qu’il a bien de la chance de pouvoir communiquer avec le monde entier grâce à Internet ; il acquiesce puis ajoute : « j’ai surtout de la chance d’avoir Monsieur Valade comme instituteur ». Au-delà de cette remarque qui résume le climat exceptionnel de confiance et de gratitude qu’éprouvent les enfants vis-à-vis de leur enseignant, ce qui frappe c’est que ce n’est pas pour ses compétences en informatique que l’instituteur est apprécié. Pierre n’est pas informaticien : il exploite la machine et les logiciels de façon très spontanée. Le fonctionnement de la plupart des commandes est implicite et leur mise en œuvre n’est jamais techniquement très difficile.

Finalement, les compétences requises pour se servir d’un ordinateur, d’un traitement de texte ou d’un éditeur de pages HTML sont perçues comme des compétences sans valeur intrinsèque. Elles ne confèrent à celui qui les maîtrise, aucun prestige particulier. Et d’ailleurs, elles ne sont même pas enseignées ! Du coup, lorsqu’on demande à Pierre qui sait faire quoi avec l’ordinateur, il avoue l’ignorer. Pourtant, les compétences existent chez les élèves et il nous apparut intéressant de chercher à savoir de quelle façon elles se diffusaient. […]

Douze ans après : les leçons de Piquecos

Les lignes qui précèdent ont été écrites il y a douze ans, une éternité dans l’histoire d’Internet. Et pourtant… Que croyons-nous avoir inventé de vraiment nouveau depuis lors ? Les réseaux sociaux ? Une plaisanterie. Le réseau était social dès sa naissance. Ce qui est nouveau, peut-être, c’est l’ampleur qu’a prise aujourd’hui la marchandisation de la sociabilité. Mais pour ce qui intéresse l’éducation, les avancées technologiques des dernières années peuvent être considérées comme mineures.

La vision que l’expérience de Piquecos m’inspire s’inscrit dans le cadre de l’institution scolaire et dans la continuité des traditions régionales et nationales sur lesquelles l’école française s’est construite et se maintient. Elle constitue la forme institutionnalisée de l’éducation à laquelle je suis, comme l’instituteur de Piquecos et la plupart de mes concitoyens, fermement attaché.

La pratique observée à Piquecos en 1998 n’est porteuse d’aucune volonté de rupture radicale avec cette forme. Elle invite cependant à dessiner un possible avenir des TIC dans l’éducation autour de trois idées. La première concerne le statut de l’instrument informatique, les deux autres les pratiques scolaires.

L’ordinateur comme instrument de travail

Rappeler d’abord cette banalité : apprendre est un travail.

A Piquecos, les élèves travaillent tous, beaucoup, davantage que dans d’autres écoles où c’est généralement l’enseignant, équipé ou non d’ustensiles informatiques, qui travaille le plus. Ici, les élèves s’affairent, ils ont des projets à faire avancer, la classe est une ruche. La qualité proprement éducative du travail des élèves, c’est l’enseignant qui en est le garant. Nous nous contenterons de signaler ici que la quasi-totalité des projets auxquels les élèves contribuent passe à un moment ou à un autre par le truchement de l’informatique et du réseau. L’observation montre surtout que l’ordinateur est un instrument de travail souvent sollicité par les élèves et, si l’on en juge par l’intensité de leur engagement, un instrument fécond et mobilisateur. Ces qualités tiennent moins à l’objet lui-même qu’à la nature des projets réalisés et qui sont, pour le dire en deux mots, des projets de production et de diffusion de biens culturels originaux.

Plus précisément encore : l’ordinateur est un instrument de travail intellectuel auquel le réseau fournit un cadre social et culturel (l’expression publique et la communication étendue) qui sert parfaitement bien les finalités de l’éducation. Et contrairement à ce que pensent Papert et tous les renverseurs de tables, le cadre scolaire, non seulement n’est pas incompatible avec l’exploitation pédagogique de l’informatique connectée, mais se révèle particulièrement bien adapté à des activités de ce type. La pratique observée à Piquecos en fournit une preuve et une illustration que j’estime très convaincantes. Il serait facile de montrer que cet exemple particulier est transposable à tous les niveaux de l’enseignement et à toutes les disciplines : de multiples observations et témoignages d’enseignants ayant travaillé dans ce sens pourraient être mobilisés pour le démontrer.

L’école comme expérience pédagogique collective

On croit avoir tout dit lorsque l’on a prononcé le mot de socialisation : l’école est un lieu de socialisation. Soit. Mais de quelle façon cette socialisation est-elle acquise, transmise, pratiquée dans le contexte scolaire ? Des cours de morale et d’instruction civique ? La mise en place de procédures imposant aux jeunes le respect scrupuleux des règles instituées et de l’autorité des adultes ? Chaque époque, chaque culture, choisit les solutions qui lui conviennent. L’école américaine, marquée par la philosophie de John Dewey, fait de l’école un laboratoire de la pratique démocratique. L’école française, marquée par la pensée d’Emile Durkheim, fait de l’école un lieu de formation du citoyen, libre et autonome [2].

Incontestablement, les pratiques de l’école française ont beaucoup perdu de leur efficacité en matière de socialisation : elles ont besoin d’être révisées. A cela également les TIC peuvent contribuer. C’est ce qu’illustre l’expérience de Piquecos.

Après que Pierre Valade m’eût répété plusieurs fois que la conquête de l’autonomie constitue la finalité pédagogique centrale de sa démarche, je m’étonne : comment peux-tu dire cela alors que tous les projets dans lesquels tes élèves sont engagés sont des projets de groupe ? L’autonomie n’est-elle pas la capacité de faire les choses seul, sans l’aide de qui que ce soit ? Non, me répond-il, pour moi, l’autonomie c’est la capacité de prendre sa part dans un projet collectif. Magnifique définition que je n’ai jamais oubliée.

La pratique de Piquecos ouvre une perspective nouvelle à laquelle j’adhère volontiers : elle fait de l’école un lieu de formation de travailleurs aptes à l’action collective. Elle présente, pour mon propos, un avantage particulier dans la mesure où le numérique, grâce à ses propriétés spécifiques d’intangibilité et de capacité au traitement automatique, forme un substrat favorable à des projets collectifs. Par là même, elle indique à l’école française une voie possible qui pourrait lui permettre de renouer avec l’objectif de socialisation qui lui reste assigné.

L’école comme articulation du local sur le global

Il faut tout un village pour élever un enfant dit le proverbe. C’est vrai, mais aujourd’hui plus que jamais, la mission du village éducateur s’étend bien au-delà de la localité. L’école a le devoir d’articuler le local sur le global, à ses multiples niveaux concentriques : régional, national, continental, mondial. L’éducation est une entrée dans la culture, laquelle dépasse toujours et de très loin, les limites du village.

Inutile de rappeler ici la contribution majeure du réseau à cette finalité de l’éducation. Le réseau est bien cette fenêtre ouverte sur le monde, sur les savoirs construits aussi bien que sur les savoirs en construction, il est bien cette incarnation inattendue de l’idéal de Jean-Jacques Rousseau d’une éducation s’alimentant sans intermédiaire aux réalités du monde. Mais l’intuition de Pierre Valade à Piquecos nous dit bien davantage que cela. Elle nous rappelle d’abord le rôle essentiel de l’enseignant dans cette exploration et cette conquête : organisateur, guide, soutien cognitif et affectif de chaque élève. Elle nous dit aussi l’importance de l’ancrage de cette conquête dans la matérialité de la localité, celle de l’école elle-même, des bâtiments, de la ville ou du village, de la rue, de la communauté humaine qui l’entoure et dont elle est l’émanation. L’informatique est un dispositif issu de la culture lointaine qu’il faut installer dans l’espace physique de l’école et avec lequel chacun doit se colleter.

Sur ce plan aussi, l’école française apparaît aujourd’hui singulièrement défaillante. Il lui faut rompre avec cet idéal douteux de sanctuaire, isolé et protégé de ce qui lui est extérieur. Il lui faut aussi, de façon plus triviale, achever le processus de décentralisation dans lequel elle s’est engagée il y a vingt-cinq ans et auquel elle continue de résister. A ces conditions, les TIC pourront s’inscrire utilement dans son horizon.

Serge Pouts-Lajus, Education & Territoires.

Serge Pouts-Lajus, associé-fondateur d’Education & Territoires, est un consultant et expert reconnu dans le domaine des TICE et auteur de nombreuses publications sur la question de l’école à l’heure des nouvelles technologies.

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Notes

1. « Une société ne passe pas d’une organisation à une autre en vertu d’un effort conscient de ses membres qui se donneraient de nouvelles institutions en vue des avantages réels qu’ils en tireront. Comment les connaîtraient-ils, avant que ces institutions n’eussent fonctionné, et n’eussent fonctionné précisément dans leur groupe ? » in Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, 1925, réédité par Albin Michel en 1994.
2. Denis Meuret, Gouverner l’école, Une comparaison France / Etats-Unis, PUF, 2007.

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0 commentaires

  1. Changer le système scolaire par une grande rupture ou au contraire en douceur ? Comme le souligne Serge Pouts-Lajus, on aurait pu croire la chose entendue depuis longtemps chez tous ceux qui ont un petit peu d’expérience et on peut donc ressentir un peu d’énervement à la lecture de l’article radical de Jean Salmona…
    J’en profite pour signaler, un autre billet intéressant, http://bit.ly/cSlm1G , tiré du blog revolutionnairesdunumérique.com. Il fait très justement remarquer que les profs qui font bouger les choses, généralement humblement, sans idée de grand soir, sont nombreux et au travail, y compris en dehors de l’école et de leurs heures de cours grâce au numérique. Il est important de les encourager et ne pas leur tirer dans le dos comme le font certains. Le billet cite à ce propos un article, il faut bien le reconnaître assez hallucinant, de Slate.fr sur le soi-disant scandale de la génération X.

  2. Des discussions complémentaires hors du site me conduisent à apporter un complément à la réflexion proposée. L’institution scolaire n’est pas constituée seulement d’écoles à classes uniques. L’article fait l’impasse sur un niveau essentiel du système d’éducation : celui de l’établissement scolaire et de ce qu’on appelle une communauté éducative, laquelle peut être composée de dizaines d’enseignants, de centaines d’élèves et de parents. La contribution des TIC y est tout autant stratégique qu’au niveau d’une classe et il serait indispensable d’ouvrir une perspective sur la contribution des TIC dans un collège ou un lycée. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple et une intuition de même type que celle de Piquecos à offrir à la réflexion. L’école que dirigeait Mario Asselin à Québec il y a quelques années aurait certainement été un bon candidat.

    L’établissement est le maillon faible du système éducatif français, ce qu’il n’est pas en Amérique du Nord. Cela explique sans doute l’attention accordée chez nous aux projets ENT.

  3. Bonjour Serge, bonjour à tous

    Quelques réflexions:

    ** notre époque n’est pas la seule à se poser la question des mutations et il est propable que le 19ème siècle a du gérer des mutations plus importantes. La technologie fut centrale avec l’apparition du tableau noir, de la plume en acier ou du papier en cellulose de bois. Cela amena une révolution pédagogique impossible sans ces inovations.
    ** le 20ème siècle fut par contre très pauvre et il est édifiant qu’une salle de classe de 1999 ressemble à s’y méprendre à celle de 1899 (hormis la mixité)
    ** j’ai du mal à comprendre certains points de vue car ajourd’hui les TICE sont absents des salles de classe, du moins dans leur très grande majorité ( c’est à dire à 99%). Quelles conclusions pouvons-nous tirer? Et au passage je suis inquiet de la prolifération des classes mobiles qui vont en fait à l’encontre de l’objectif, comme si au 19ème siècle ils avaient mutualisé les plumes sergent major !!

    Les TIC sont la troisième révolution cognitive de l’humanité, comment imaginer que rien de bougera?

    Amitiés

    Jean-Paul DROZ

  4. On cite souvent l’exemple du passage de la plume d’oie à la plume métallique, puis au stylo, puis au clavier informatique, et on peut évoquer aujourd’hui le passage des tableaux noirs + craie au tableau interactif en passant ou pas par le tableau blanc + feutre. Il y a des changements dans les classes et dans les pratiques, c’est clair.

    Je ne suis pas d’accord avec le constat d’absence des ordinateurs dans les classes. Ils y sont bien, dans le primaire comme dans le secondaire, ça peut se prouver.

    Mon interrogation porte sur les bouleversements institutionnels. La structure générale de ce qu’on appelle la forme scolaire a peu évolué au cours des derniers siècles, c’est vrai. La question est donc de savoir si cette stabilité est un défaut et si la forme scolaire est menacée par les TIC avec lesquelles elle serait incompatible. Ma réponse est non et j’essaie de la justifier mais il faudrait bien sûr développer beaucoup plus que je ne le fais en analysant justement ce qui fait la qualité de la forme scolaire. Et sans doute en reconnaissant une forme d’épuisement de cette forme, un besoin de renouveau. Mais là encore, il faudrait être assez fin et ne pas se limiter à un modèle universel, ne pas se contenter de parler de l’école en général mais de l’école française, américaine ou africaine. Ce ne sont pas les mêmes.

    En tous cas, je ne pense pas qu’il soit raisonnable d’imaginer que l’on pourra balancer une institution et une organisation qui fonctionnent depuis longtemps, uniquement parce qu’elles ne sont pas capables d’intégrer les TIC telles qu’elles se présentent aujourd’hui. Je pense exactement le contraire de cela: si les pousseurs de TIC ne sont pas capables de leur trouver une place dans les écoles, le problème est chez eux.