Comment l’émotion stimule notre créativité ?

Bon, je sais que j’en ai déjà parlé récemment. Mais la lecture de la semaine est un texte de Clive Thompson, qui n’est pas paru dans Wired, mais sur son blog Collision Detection qui est toujours à suivre. Le texte de Thompson s’intitule : Comment la vidéo du bébé qui rit nous rend plus intelligent. La vidéo à laquelle se réfère Thompson est une des plus célèbres de YouTube, elle a été vue plus de 4 millions de fois. On y voit un bébé d’à peu près 9 mois assis dans sa chaise haute, un bavoir autour du cou, rire à gorge déployée aux sons émis par son père.

laughingbaby

L’argument du post de Thompson est d’expliquer que ce type de vidéos non seulement nous distrait, mais nous rend plus intelligent. Il s’appuie pour cela sur les travaux (.pdf) d’un groupe de chercheurs de l’Université de Western Ontario qui s’est intéressé à la manière dont les émotions affectent nos aptitudes intellectuelles. Les chercheurs en sciences cognitives savent depuis longtemps que le fait d’être de bonne humeur nous permet d’améliorer notre capacité de réflexion ; cela favorise en particulier ce qu’on appelle notre « flexibilité cognitive », notre aptitude à détecter des relations inhabituelles entre les choses, et à trouver des manières nouvelles et différentes de résoudre les problèmes.

Mais ce groupe de chercheurs s’est demandé si la bonne humeur pouvait aussi améliorer un type particulier d’apprentissage, à savoir notre apprentissage des catégories, c’est-à-dire notre aptitude à observer un lot d’items, à y distinguer des modèles et à faire de ces groupes des catégories. Et quelle est la meilleure manière de mettre les gens de bonne humeur ?

Eh bien, ce sont bien sûr les vidéos rigolotes de YouTube.

Et Thomspson de décrire la méthode employée par les chercheurs de l’université de Western Ontario. Ils ont pris une petite centaine de sujets qu’ils ont scindée en trois groupes. A certains on a fait regarder et entendre des morceaux de musique et des vidéos les rendant tristes (le thème principal de La liste de Schindler ou un reportage sur le tremblement de terre en Chine), à d’autres on a montré et fait entendre un matériel neutre, et au troisième groupe un matériel censé le faire sourire (dont du Mozart et la vidéo du bébé qui rit).

Ces groupes ont ensuite subi un test d’apprentissage des catégories. Eh bien le troisième, le groupe des gens de bonne humeur s’est avéré beaucoup plus performant que les deux autres, en moyenne entre 15 % et 20 % plus performants que les deux autres groupes.

Thompson en tire une conclusion : on ne devrait pas culpabiliser quand on passe trop de temps à surfer d’une vidéo rigolote à une autre vidéo rigolote. Peut-être sommes-nous seulement en train de chercher un moyen de stimuler notre créativité cérébrale. Et selon le responsable de ce projet de recherche, cela pourrait expliquer pourquoi les gens aiment regarder des vidéos rigolotes pendant qu’ils sont en train de travailler, ils tentent inconsciemment de se mettre dans de bonnes dispositions pour le travail, ce qui est une bonne nouvelle.

Thompson précise que dans le cadre de l’étude menée par l’Université de Western Ontario, ce rapport établi entre le travail et le fait de surfer sur YouTube n’est qu’une spéculation. Néanmoins, il ajoute qu’il y a là une piste à suivre. Car s’il est évident que l’on peut perdre du temps à surfer pendant qu’on est censé travailler, l’inverse est tout aussi vrai. Les lieux de travail contemporains ont été remodelés selon un taylorisme sans merci qui laisse très peu d’occasions aux employés de faire reposer leur cerveau de manière productive (le fait de faire un tour par exemple est souvent un bon moyen de trouver la solution d’un problème, quelle entreprise l’autorise ? se demande Thompson). Il n’est donc pas surprenant que les gens se tournent vers la substance de stabilisation émotionnelle qu’ils ont sous la main : l’Internet. Et Thompson de citer le travail d’un enseignant en management de l’Université de Melbourne qui a étudié les habitudes de travail de 300 employés et a montré que ceux qui erraient en ligne dans une proportion raisonnable – établie à un cinquième de leur journée de travail – avaient une productivité supérieure de 9 % à ceux qui ne le faisaient pas.

La conclusion de Thompson : peut-être qu’être aspiré dans un trou noir Wikipédia repose nos cerveaux et nous permet, après en être sorti, de nous remettre à notre labeur avec une vigueur renouvelée.

Voilà pour ce post de Thompson toujours aussi optimiste quant aux effets des technologies sur nos vies. Passons sur le pragmatisme de l’argumentation, le but est malgré tout d’être plus productif, ce qui n’est pas forcément une fin en soi. Mais cet art de nous déculpabiliser de nos pratiques numériques les plus apparemment vaines est toujours une bonne raison de lire Thompson.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 6 février 2011 recevait le journaliste David Dufresne (Wikipédia), auteur notamment du webdocumentaire Prison Valley.

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0 commentaires

  1. Le rire [acte positif] motive, au contraire le pessimisme démotive…
    Cela n’a rien de surprenant.
    Lorsque je chante dans une voiture sur un long trajet, j’ai l’impression que le voyage est plus court que prévu…
    Remarquez que les africains ils chantent [acte positif] souvent lorsqu’ils travaillent dans leur champ.

    Personnellement, je travaille mieux lorsque j’ai fait une pause où je me suis amusé [acte positif].
    Je m’amuse en regardant des films, ou en lisant par exemple.

    Il faut féliciter ce monsieur d’avoir eu le courage de le dire car dans les entreprises on décourage l’usage d’internet à titre privé…

  2. Merci pour cet article qui réhabilite l’immense pouvoir de l’émotion et notamment, comme c’est d’ailleurs dit, ce que les Anciens auraient appelé la bonne humeur.
    Quand on pense aux ravages qu’a exercé le patriarcat dans son refus de la manifestation de l’intériorité : peut-être car l’émotion n’est pas quantifiable ? Nous vivons une civilisation où tout est logique et pesé dans le but du « bien » humain et dont pourtant le système est grippé. Exemple, ces responsables qui agitent sans cesse les vieux outils de la restriction et de la peur en appuyant sur notre culpabilité ; soit,ce qu’enseignants et thérapeutes appellent l’éducation « noire » ?..

    Aujourd’hui, par rapport aux beaux modèles que sont la vertu, la conscience et le sérieux – qui ne sont absolument pas à rejeter, la frivolité ne serait en effet qu’un retournement fugace – il faut donc associer ce qui relève de notre lumineuse ombre : la distraction, l’évasion, l’in-connu…

  3. Loin de moi l’idée de vous reculpabiliser, Xavier, mais un article (http://t.co/AKBOfYR) du n° 43 du magazine « Cerveau & Psycho » fait l’éloge de la mauvaise humeur. Elle stimule la mémoire et rendrait les personnes plus objectives. Du coup, on peut se demander si la bonne humeur rend effectivement les travailleurs plus performants comme l’indique les chercheurs de l’université de Western Ontario.

    L’article « Les bons côtés de la mauvaise humeur » est payant (1 € ; à part éventuellement si on m’en fait la demande par courriel).

  4. de l’importance d’une incontournable bonne ambiance au travail.

    A lire à ce sujet « Recettes pour plomber l’ambiance au travail ». On ne rit peut-être pas à gorge déployée, mais on sourit beaucoup. On le feuillette gratuitement sur le site http://www.communication-interne.fr

  5. J’aime bien comment, à partir d’une étude objective avec des chiffres sur un sujet très restreint, ils en arrivent à des généralités philosophiques subjectives. Tout ce que veut dire cette étude, c’est ce qu’elle dit, et c’est ce qu’il faut essayer de comprendre: quelle est la nature de l’impact de l’humeur sur la vie intellectuelle, et par quel mécanisme. Tout le reste est du délire, plus ou moins proche de la manipulation. Le chercheur moyen, à part ses procédures et les méthodes mathématiques pour analyser leurs résultats, est en général assez maladroit dans tout ce qui sort de sa spécialité. C’est la deuxième conclusion qu’on peut tirer de cet article.

  6. @Romain C,

    Effectivement, ça va dans le sens de mon précédent commentaire, on ne peut absolument pas en tirer des conclusions générales. L’humeur (émotion?) a un rôle puisqu’elle existe, mais ce rôle est certainement plus complexe que ça. Le fait même de regarder cette étude sous le jour de la performance au travail en dit plus sur notre société que sur la psychologie elle-même. La bonne humeur est utile simplement parce que … ça met de bonne humeur, et que le fait de chercher à être de bonne humeur revient à chercher de bonnes conditions de vie. La mauvaise humeur peut effectivement être une motivation à … devenir de bonne humeur, et donc stimule pas mal de choses aussi. Lamartine n’aurait sans doute pas écrit quelques uns de ses plus beaux poèmes s’il n’avait pas été de mauvaise humeur.

  7. On peut aussi regarder cette étude sous le jour de la dominance hémisphérique. On sait que ceux pour qui l’hémisphère gauche du cerveau est dominant ont plutôt tendance à être de mauvaise humeur, tandis que c’est la bonne humeur qui caractérise ceux dont l’hémisphère droit est dominant. Or il se trouve que l’hémisphère gauche est celui l’objectivité et des faits, et le droit celui de la créativité et de la globalité. Pour la vidéo en elle même, le sujet s’adresse au cerveau droit, la bonne humeur est peut-être secondaire. Ont-il fait la contre expérience avec un bébé qui pleure?
    Donc même conclusion, ce groupe de chercheur a sans doute raison pour ce qui est le résultat de son étude, mais complètement tort par les conséquences qu’il en donne. Il devrait se cantonner à sa stricte spécialité, qu’il a l’air de si bien maîtriser.