Répondre à l’injonction d’innover

Pas facile de comprendre ce qu’est l’innovation dans un monde mouvant et complexe. C’était pourtant l’un des défis de la session introductive de l’édition 2011 de la conférence Lift qui se tenait la semaine dernière à Genève.

« Jusqu’à présent, les révolutions avaient toujours une structure, une organisation, des figures intellectuelles à leurs têtes… L’Egypte ou la Tunisie nous montrent un autre type de révolution, les “WikiRévolutions” », explique le célèbre Don Tapscott, professeur de management à l’université de Toronto, président du think tank Moxie Insight et surtout auteur (avec Anthony D. Williams) du bestseller mondial Wikinomics et de sa suite, Macrowikinomics qui vient de paraître.
Grâce aux médias sociaux, le coût de transaction de la collaboration a changé et ces médias ont bouleversé la façon dont les gens collaborent. En Tunisie, les gens par exemple prenaient des photos des snippers pour les dénoncer à l’armée qui les soutenait…

Comment faire société dans un monde en réseau ?

Cette transformation semble positive. Mais elle est confrontée à un défi historique : en Tunisie, il n’y a plus de partis, d’organisation, de structure pour reprendre les rênes. Et c’est bien le problème, estime Tapscott. Comment dans ce contexte arriver à une nouvelle ère démocratique, économique et de justice sociale ? Si on regarde le fonctionnement des institutions (au-delà de la Tunisie), beaucoup sont aujourd’hui bloquées, s’écroulent, et ce, alors que nous ne vivons pas nécessairement une période radicale. L’ère industrielle et les institutions traditionnelles semblent arrivées au bout de leur fonctionnement : université, journaux, système financier, système de santé… Ces institutions vont-elles parvenir à se reconstruire dans un modèle en réseau ?

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Image : Don Tapscott sur le scène de Lift11 à Genève, photographié par Raphaëlle Ankaova, avec son aimable autorisation.

Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut passer par l’histoire. Il y a 700 ans, nos économies étaient agraires, résume à toute vitesse le gourou des stratégies d’affaires. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, les connaissances se concentraient chez très peu de gens. Avec l’imprimerie et l’élargissement de la connaissance qui en a résulté, les institutions ont alors profondément changé. L’Eglise n’avait ainsi plus besoin de s’occuper de médecine par exemple, qui peu à peu a été confiée aux universités. Les institutions existantes se sont adaptées à cette nouvelle donne et de nouvelles institutions se sont mises en place qui ont permis l’essor de l’âge industriel.

Actuellement la nouvelle révolution de la communication produit une nouvelle transformation des connaissances et donc des institutions, estime Don Tapscott. L’internet nous permet d’arriver à « l’âge de la connaissance distribuée », à l’ère de la connaissance en réseau. Mais comment vont évoluer les institutions en regard de cette transformation ?

La nouvelle génération, celle des gens qui sont nés avec le numérique, est dans une situation difficile. Elle est confrontée à de nombreux problèmes : le chômage massif, le changement climatique, la fin des énergies fossiles, etc. “Nous sommes au début d’une radicalisation de la jeunesse”, prophétise Tapscott, car elle a désormais des outils très performants pour réagir, pour organiser une riposte aux difficultés qu’elle connait.

La crise économique nous rappelle que nous devons changer notre manière de concevoir le monde et l’économie qui le fonde, souligne le spécialiste en stratégie d’entreprise. Qui aurait pensé il y a 3 ans, que le grand sujet de l’économie mondiale deviendrait “comment sauver le capitalisme” comme le montre la floraison de publications qui ne sont pas l’oeuvre uniquement de radicaux, bien au contraire…

Nous devons reconstruire le monde et ses institutions autour de nouvelles séries de principes, propose Tapscott : à savoir la collaboration, l’ouverture, le partage, l’interdépendance et l’intégrité. Que peut-on créer par la collaboration massive ? Que peut-on créer avec l’ouverture, l’hypertransparence ? Que se passe-t-il quand les entreprises sont mises à nues par les usagers ? Comment développer une « stratégie de la transparence » tout en faisant attention de ne pas confondre la transparence (les institutions qui dévoilent toujours plus d’information sur elles-mêmes) et la vie privée, l’intimité (qui elle protège les individus) ? Comment trouver des solutions pour que les modèles d’affaires s’expriment par le partage – plutôt que par des poursuites à l’encontre des utilisateurs comme l’a trop fait l’industrie du disque ?

Si nous reconstruisons toute notre société autour de ces principes que va-t-il se passer ? Est-ce que cela suffira à “tout changer” ? On peut changer la manière dont on est élu, mais est-ce que cela changera la manière dont on va gouverner ? Obama a bien montré qu’on pouvait faire l’un sans l’autre. Pas sûr que cette façon de fonctionner tienne encore longtemps, estime Tapscott… Certes, General Motors a fait faillite : mais de nouveaux types d’industrie automobile émergents comme Local Motors, qui propose de produire des voitures locales pour des marchés locaux, avec une conception innovante.

Le système financier a également fait faillite, montrant combien nous avons besoin de nouveaux modèles de services financiers… Le Chicago Sun Times, comme beaucoup d’autres journaux, a fait faillite, mais le Huffington Post est né. Il est 20 fois plus gros que le New York Times, mais ses journalistes ne sont pas payés ! Ce qui nécessite de réfléchir encore au modèle d’affaire de la presse… Ces transformations en cours ne sont pas sans poser problèmes. Et Don Tapscott ne cherche pas à minimiser les difficultés.

Cependant, on est dans une période très intéressante, s’enthousiasme-t-il. Toutes les institutions internationales montrent leurs limites (la banque mondiale, l’ONU, le G20 comme le G8…). A Copenhague, comme à Cancoon, les organisations n’arrivent pas à s’entendre… En attendant, des millions de personnes se mobilisent et agissent concrètement, comme le montre certaines initiatives modèles telles Eye on Earth ou Ushahidi. Nous sommes dans une époque de profond changement, où les gens peuvent communiquer et adresser les grands problèmes du monde. Le pouvoir passe des institutions habituelles, vers des outils plus modernes et des organisations en réseau.

Et Don Tapscott de conclure son exposé en montrant une vidéo avec force violon montrant un fourmillement d’oiseaux en vol (le swarming), la “murmuration nocturne” des oiseaux, qui volant en groupe, décrivant de larges cercles, se réchauffant avant l’arrivée de la nuit, agissant en groupe, sans dirigeants, globalement. Il n’y a pas d’accidents dans ces phénomènes de swarming estiment les spécialistes. C’est une collaboration de groupe fondée sur l’ouverture et le partage. Il y a une interdépendance entre les intérêts des individus et ceux de la masse. « Pourrions nous créer, une intelligence, une conscience qui va au-delà de l’individu ? L’ère de l’intelligence réseautée sera-t-elle celle des promesses tenues ? Pourrait-on créer de tels types de conscience au sein d’une société pour résoudre les défis auxquels nous allons être confronté, pour reconstruire le monde cassé dont nous héritons ? »

Don Tapscott semble le croire. C’est certainement rayer de la carte un peu vite les nouvelles organisations qui naissent de nos outils, comme si elles étaient autoconstituées, comme si elles ne faisaient pas naître de nouvelles hiérarchies, de nouvelles structures et de nouvelles formes d’organisation… Pas sûr que l’intelligence collective immanente des animaux ressemble beaucoup à celle des hommes.

Innovons, innovons, innovons !

Pour l’entrepreneur Jean-Claude Biver, président de Hublot, un fabricant de montres suisses de luxe, il n’y a pas de vie, de futur sans innovation. « Nous sommes soumis à l’injonction d’innover depuis le jour de notre naissance ! », clame Jean-Claude Biver.

Mais l’éducation nous formate et nous fait perdre l’essentiel de notre créativité, regrette l’entrepreneur. Et plus nous cadrons les enfants, plus les enfants vont perdre leur créativité. “L’innovation est plus puissante que le savoir, car le savoir, c’est facile à obtenir. Il est désormais très accessible avec les nouvelles technologies. Mais la créativité est au-dessus du savoir. Si tout le monde pouvait être créatif, il faudrait certainement inventer quelque chose de plus pour distinguer les gens.” L’innovation est ce qui nous distingue les uns les autres. Rien de moins !

“Dans l’environnement compétitif d’aujourd’hui, où la vitesse est devenue si importante, il est capital de penser autrement. Dans mon entreprise, quoiqu’on fasse, nous devons toujours respecter trois règles : essayer d’être le premier, être unique et différent et ce quelque soit le projet. Si c’est le cas, le budget est ouvert, on peut aller de l’avant. Car quand on est le premier, on ne peut pas avoir tort, on ne peut que gagner”, assure le manager d’entreprises.

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Image : Jean-Claude Biver sur la scène de Lift11 à Genève, photographié par Ivo Napflin.

Biver fabrique des montres qui se doivent d’être exceptionnelles, car les téléphones les ont remplacés. Il y a 400 ans, quand a été inventé l’art de l’horlogerie suisse, l’innovation était de fabriquer un instrument qui vous donnait l’heure. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. “Nous devons nous débarrasser de la nécessité d’une montre. Nous devons changer l’utilisation de la montre pour en faire un outil de communication, un rêve, une innovation, un produit relationnel et irrationnel ”, explique le concepteur de montres de luxe.
Pour innover, il faut permettre aux gens de faire des erreurs. La société Hublot offre un bonus aux employés quand ils font des erreurs. “Quand on demande aux gens de se tromper souvent, alors ils deviennent très actifs. Souvent, on a peur d’innover, car l’innovation mène à l’incertitude. Or, l’innovation c’est le contraire. C’est comme une vision. Et la réalité, c’est ce à quoi il faut arriver. Pour cela, il faut encourager les gens à prendre des risques, il faut pardonner les erreurs.” Pour Biver, c’est un moyen d’encourager la créativité de chacun. “Nous avons besoin de la créativité, dans notre sang, dans notre coeur, dans notre corps. Nous ne travaillons plus, nous jouons. Comme les enfants quand ils jouent, ne pensant pas qu’ils sont en train de travailler.”

Mais voilà, dans les exemples qu’il choisit, Jean-Claude Biver dérape petit à petit, en rigolant… En évoquant par exemple le fait que le joueur de foot japonais le plus connu au monde est un joueur qui s’est longtemps teint les cheveux en rouge pour être différent, unique (il parle de Hidetoshi Nakata, Wikipédia). Ou en évoquant le fait que notre créativité rend le travail si passionnant qu’on ne se rend plus compte que cela en est. Et de vanter les qualités de travail des Coréens « qui valent 3 Suisses », rigole-t-il. Ou de s’en prendre à la politesse japonaise et aux pesanteurs des contraintes sociales qui engoncent la société nippone, qui pousse tous les gens à s’habiller de la même façon. Au Japon, “il y a trop de règles pour être créatif”, juge un peu rapidement l’entrepreneur.

Le savoir c’est la base de la créativité, semble se rattraper Biver. Mais si la créativité consiste à faire une sélection sur la couleur de cheveux, pas sûrs que le savoir soit une base. Le risque ici, est bien plutôt de nier la connaissance. Ce n’est pas les qualités du joueur de foot (son expertise, ses connaissances du jeu, de la stratégie) qui sont mises en avant, mais son aspect différenciant. Il n’y a qu’un pas entre la créativité inspirée par la connaissance et la conscience, et une créativité qui fonctionne pour elle-même… “Libérons les gens. Ils vont voler”, conclut Jean-Claude Biver. Malgré son sourire engageant et ses principes originaux, la démonstration est loin d’être faite. Parfois, plutôt que de voler, ils s’écrasent.

Faire comprendre est plus important qu’innover !

« On a tous ressenti le choc qui parcourt la société en ce moment. C’est la 22e année d’existence du World Wide Web cette année et, depuis sa naissance, il n’a cessé de causer une révolution qui a bouleversé la société créant un fossé entre les générations et modifiant les organisations, changeant le concept même de la civilisation ». Ben Hammersley, éditeur à Wired UK et journaliste a souhaité apporter un contre-point à l’injonction à innover présentée par les précédents orateurs.

“Quand on voit la tête de Hosni Moubarak dans la presse ou à la télé, on voit bien qu’il à la tête de quelqu’un qui se demande : “mais que vient-il de se passer ?”” Il fait la même tête que bien des entrepreneurs de médias découvrant la puissance du web à l’heure où ils tentent encore de vendre du papier… Quels effets psychologiques a cette innovation sur les dirigeants du monde, les gens de plus de 50 ans, qui sont déstabilisés par ce présent ? Ce qui se passe ne pose aucun problème aux jeunes générations : ils vivent avec, ils font l’innovation d’aujourd’hui. C’est tout. Mais il est intéressant de remarquer que les gens qui parlent le plus d’innovation, c’est la génération tampon. “Notre génération”, estime Ben Hammersley en s’adressant à la salle.

“Un pays est défini par la distance entre eux et nous. Nous sommes nous, car nous sommes ici. Différentes langues, cultures, religions, formes de gouvernement… formaient autant de distances entre les gens. La distance c’est ce qui définissait ce que nous étions. C’est plus tard, par commodité qu’on a placée des lignes sur des cartes. Dans la société, on se situe aussi par les gens au-dessus et en dessous de nous. Le système très hiérarchique semble inhérent à toute forme de civilisation. Au début du XXe siècle, Freud a codifié la société sur la base des relations hiérarchisées en nous donnant une explication et une boite à outils pour comprendre les systèmes. C’est resté le cadre intellectuel dominant du XXe siècle, de la post-modernité. Nous sommes jugés par des chiffres qui représentent ces fictions hiérarchiques. Tout ce juge sur des chiffres (notre économie, nos amitiés…).”

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Image : Ben Hammersley sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Autant dire que nous avons une mauvaise boite à outils cognitive, estime Hammersley. Le système hiérarchique de la génération des 50-60 ans était simple. Depuis 1989, la chute du mur et le développement d’internet, tout a changé. Les réseaux ont commencé à se former. En 1999-2000, les règles économiques ont censée avoir été réécrites. Depuis le 11 septembre, notre monde a même changé d’ennemi : un ennemi sans tête, protéiforme… en réseau. Les temps modernes sont déstabilisants, car tout a changé.

On est désormais dans la situation où toutes ces hiérarchies et leurs fondements sont en train de disparaître, comme le disait Don Tapscott. La “distance” qui nous a amenés à créer des pays et des hiérarchies sociales n’a plus aucun sens. On peut envoyer un e-mail partout dans le monde. On a créé des diasporas d’intérêt en ligne. « La mort de la distance a créé de nouvelles formes de pays, fondés non plus sur la distance, mais sur la culture, les croyances, les principes, les relations… Nous avons plus de liens avec des gens qui ont les mêmes intérêts que nous dans le monde qu’on n’en a avec nos voisins voire avec notre famille. Les nouvelles formes culturelles sont fondées sur des intérêts communs… Tant mieux, car il n’est pas si facile de tirer sur hastag. »

“Il y a le monde des plus vieux, celui des hiérarchies (le temps des pyramides) et le monde des plus jeunes, qui vivent dans un monde de réseau, sans hiérarchie. Et nous sommes au milieu. Nous avons un travail difficile, car les gens qui ne sont pas nés à l’époque des hiérarchies ne les comprennent pas et les gens plus âgés, qui n’ont connu qu’elles, ont du mal à comprendre comment fonctionne un réseau (qu’ils essayent de faire cadrer avec des images mentales de hiérarchies le plus souvent). Les gens qui dirigent le monde actuellement, qui sont à Davos, qui conseillent Moubarak, “ne peuvent comprendre qu’ils ne peuvent pas comprendre ce qu’ils ne peuvent comprendre”. Ils n’ont pas le cadre intellectuel sur lequel construire cette nouvelle forme de pensée » – mais on ne peut pas se débarrasser de cette génération, qui forme la majorité de nos concitoyens… et qui tient les rênes – semble presque regretter Ben Hammersley.

Alors que peut-on faire ? Quelle est notre mission ? s’interroge Hammersley. “Nous n’avons cessé de parler d’innovation, de technologie, de rupture… Mais ces mots ne nous ont pas aidés à convaincre, à faire comprendre de quoi nous parlions. Notre premier problème n’est pas d’encourager l’innovation : les gens vont innover de toute façon. Notre premier problème est de traduire l’innovation entre ceux qui ne la comprennent pas et ceux qui la vivent sans la penser. Nous devons ouvrir le chemin pour que les plus jeunes puissent passer avec cette révolution. Notre premier problème n’est pas l’innovation, mais de la traduire pour que tous la comprennent. Demandons-nous comment pouvons-nous expliquer à notre mère, à notre patron, ce que nous faisons… Expliquons-leur. Traduisons-leur. C’est cela qui est important. C’est en tout cas bien plus nécessaire que d’encourager les gens à innover. »

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0 commentaires

  1. Certains prospectivistes prévoient « 70% de sans-emploi en 2030 » résultant de l’automatisation de la production, etc.

    http://is.gd/bJupdo

    Dans ce contexte, l’injonction d’innover revient à demander aux individus de faire le choix : être dans les 30% de prédateurs ou les 70% de laissés pour compte. Pas très motivant comme alternative…

    Pour le moment, tout le monde continue à tourner en rond dans ce cadre convenu et on s’interdit d’imaginer qu’il en soit autrement.

    Faudra t’il des cataclysmes pour réveiller les esprits ?
    Un autre monde est pourtant à porté de main !

    La première vision positive du XXième siècle :
    http://www.peripheries.net/article326.html

    Appel pour le revenu de vie
    http://appelpourlerevenudevie.org/

  2. Même les ruraux, du fin fond de leur village lozérien, se battent depuis longtemps pour avoir un droit égal à l’information http://www.village-justice.com/articles/droit-information-Pierre-Ygrie,3292.html « matière première » indispensable pour innover !

    La route sera encore longue pour que les principes énoncés dans ce superbe article deviennent des évidences !… mais tous espoir n’est pas perdu lorsqu’on garde à l’esprit cette pensée de Schopenhauer « Toute idée innovante chemine en 3 étapes :1-elle est ridiculisée 2- elle subit une forte opposition 3- c’est une évidence pour tout le monde  » !!

  3. Bien au contraire, c’est la contrainte qui provoque l’innovation.

    En témoigne le mouvement littéraire de l’Oulipo…