Faire levier sur les réseaux sociaux

« Comment peut-on encourager la participation dans les communautés en ligne ? », s’interrogeait Tiffany St James à la conférence Lift 11 qui se tenait la semaine dernière à Genève. Tiffany St James a longtemps été à la tête du bureau de la participation publique pour le gouvernement britannique. Elle a participé au lancement du répertoire de données du gouvernement britannique. Elle est également à la tête d’une communauté qui aide les organisations à s’adapter au monde numérique.

Comment encourager l’engagement dans les communautés en ligne ?

Même une carte aujourd’hui ne nous permet plus d’aborder la diversité des communautés existant en ligne. S’il est inutile de rappeler les avantages que chacun peut tirer de son engagement dans un site social, on constate que les entreprises et les organisations ont par contre plus de mal à comprendre ce qu’elles ont à y gagner. Hormis la collecte de données, moteur pour leur but d’entreprise, elles ont souvent encore du mal à intégrer cette pratique.

Pour les y aider, Tiffany St James tente de dresser dans sa présentation une typologie des communautés. La plupart sont fondées sur l’intérêt (à l’exemple de Mon Jardin, proposé par la société d’horticulture royale qui rassemble les Britanniques amateurs de jardins), l’action (comme les Fairtrade Towns, les villes qui s’engagent pour le commerce équitable), le lieu (à l’image de Craiglist, qui propose un annuaire de petites annonces locales dans des centaines de villes), les pratiques (comme on le trouve sur le site des communautés de pratiques du gouvernement britannique, qui rassemble 53 000 employés du secteur public pour leur permettre de se connecter entre eux pour innover), voire les circonstances (comme se rassemblent ceux qui voyagent pour évaluer ou recommander un lieu sur TripAdvisor).

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Image : Tiffany St James sur la scène de Lift, photographiée par Ivo Näpflin.

Tiffany St James, à la suite de Steph Gray d’Helpful Technology, distingue ainsi plusieurs types de communautés selon qu’elles sont orientées par la conversation ou le contenu, menées par des individus ou des organisations. Bien sûr, l’engagement en ligne est inégalement distribué : l’implication est souvent progressive et tout le monde ne participe pas de manière égale à une communauté.

Pour autant, la confiance dans les communications a profondément changé depuis l’apparition des sites sociaux. Comme le montre certaines études, la confiance dans les recommandations en provenance des relations que l’on a sur ces sites sociaux, vient juste après celle dans les recommandations familiales et amicales. Les sites sociaux sont également très utilisés pour organiser l’action politique ou de lobbying, à l’image de CNNFail, créé pour répondre aux contre-vérités diffusées par la chaine d’information américaine lors des manifestations en Iran. L’année dernière, le drame de BP dans le golfe du Mexique a stigmatisé la question du rôle des sites sociaux dans les situations de crise. « Comme disait Don Tapscott, nous allons être nus sur les réseaux sociaux, ce qui veut dire qu’il faut être plus musclé et beau pour s’y préparer », s’amuse Tiffany St James.

La grande question demeure d’analyser et comprendre les actions que les réseaux sociaux peuvent avoir sur la société, estime la spécialiste. Bien sûr, certains individus peuvent acquérir beaucoup de pouvoirs en utilisant les applications de communauté de façon stratégique : c’est le cas de certains blogueurs influents dans leur domaine d’expertise comme Beth Kanter au Royaume-Uni (spécialiste de l’usage des réseaux sociaux pour les associations). De nombreuses plateformes sociales s’intéressent à créer des actions en ligne pour créer des liens en ligne : que ce soit le réseau social de microcrédit Kiva, le réseau social pour adolescents américains DoSomething.org, qui incite les jeunes à s’engager dans des actions de quelqu’ordre qu’elles soient, ou encore le RefreshEveryThing de Pepsi, un site qui propose aux gens d’orienter le mécénat et le sponsoring de l’entreprise pour soutenir l’innovation sociale.

Quelle signification chacun doit-il tirer de cette transformation ? Comment participer ? Faut-il créer une communauté ou s’intégrer à une communauté existante ? Il n’est encore pas toujours si simple de trouver une communauté pertinente où participer. D’avoir des critères pour juger de sa pertinence, de sa qualité. Il faut également se donner des buts : savoir si notre participation est professionnelle, commerciale, personnelle… Si notre présence à pour but d’écouter, de générer du buzz, de stimuler une discussion, d’obtenir une réponse ou de faire des choses avec les autres… Et Tiffany de rappeler le grand écueil des réseaux sociaux : l’inégalité de la participation, qui fait que 9 % contribue quand 90 % ne sont que spectateurs. Une centaine de personnes postent l’essentiel des critiques sur Amazon.

Pour gérer une communauté, il faut apprendre à transformer les utilisateurs : faire monter les participants dans la catégorie des commentateurs, et les commentateurs, dans celle des plus actifs participants… Mais ce n’est pas si simple. Et cela demande du temps et de l’attention des modérateurs. Tiffany St James rappelle d’ailleurs qu’il y a peu de métriques pour mesurer l’impact de ce que l’on fait en ligne. Bien sûr, il y a des choses mesurables comme les visites… Mais ce n’est pas nécessairement le critère le plus déterminant à mesurer. Dans une communauté, il faut surtout regarder les résultats : ce qu’on veut que les gens fassent ! On pense également peu comment les communautés s’arrêtent ou meurent : souvent, il n’y a pas de stratégies de sorties. Cesse-t-on la publication ? Est-on transparent ? Quels sont les risques de ces différentes stratégies ?
Il faut enfin se méfier des mythes : « Si l’on fait quelque chose, les gens viendront ! » L’expérience montre que ce n’est pas si simple, qu’il faut aussi savoir promouvoir son réseau. Tiffany St James conclut par quelques mises en garde. « Ne soyez pas trop strictes : il ne faut pas mettre trop de règles en place et ne pas avoir un modérateur avec un égo trop fort. Il ne faut pas que ce soit trop complexe, et il faut beaucoup interagir avec les gens. Dotez-vous d’un code de bonne conduite également. Soyez crédible, transparent, mais pas nu ! Enfin, il faut se demander si toute l’organisation est prête à se projeter en ligne ! Que tout le monde en comprenne l’utilité, mais aussi les risques ! »

Le renouveau des communautés invisibles

Pour le designer Chris Heathcote de Dentsu Londres, également, Facebook n’est pas le seul réseau social d’internet. « Si on regarde l’histoire d’internet, ce n’est qu’une histoire de communautés. Usenet notamment a été une communauté fondatrice du réseau sur laquelle s’échangeait en 2001 encore plus de 500 millions de messages annuels. Il y avait également les mailing-lists (listes de diffusion)… Elles existent toujours, mais on n’en parle pas notamment parce qu’elles sont difficiles à trouver, souvent privées et sur invitation. En 1999, eGroups, totalisait 13 millions d’utilisateurs et 1,3 milliard de messages par mois. Puis les gens se sont tournés vers les forums en ligne. PhpBB et vbulletin, les deux logiciels de création de forums représentent respectivement les logiciels qui équipent 0,4 % et 1,4 % de tous les sites web. Autant d’espaces sur lesquels les gens se sont habitués à échanger. »
Mais ces espaces sont invisibles. Google a du mal à les indexer. Ils semblent ne pas exister. Ces espaces de discussions circulent essentiellement par le bouche-à-oreille et ne disposent pas d’identifiant unique…

Or, il y a de très nombreuses communautés de ce style. Au Japon, Gree et Mobage-Town sont deux grandes communautés qui rassemblent 22 millions d’utilisateurs sans être vraiment accessibles sur le web, estime Chris Heathcote dans sa présentation. Au Japon, les utilisateurs ont l’habitude de prendre des pseudonymes, ce qui explique aussi le fait que Facebook y soit moins présent qu’ailleurs.

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Image : Chris Heathcote sur la scène de Lift, photographié par Ivo Napflin.

Avec les téléphones intelligents (iPhone et Androïd) se développent de nouvelles communautés, elles aussi discrètes, car bien souvent inaccessibles à ceux qui ne disposent pas de l’application. En Corée par exemple, Kakao Talk et WhatsApp sont deux des plus populaires applications du moment. Elles permettent de discuter à deux ou en petits groupes et de s’échanger des messages courts et gratuits, style SMS, votre numéro de téléphone servant d’identifiant. Kakao Talk a rassemblé 4 millions d’utilisateurs en 9 mois. On connait également les applications de partages de photos, comme Path ou Instagram, où le tchat a lieu uniquement via les applications… Ces communautés existent sur l’internet, mais pas de la façon dont on les voit traditionnellement, c’est-à-dire via un navigateur web.

Il existe aussi des applications qui n’étaient pas des communautés, mais qui le sont devenues, comme Grindr, une application de rencontres homosexuelles, qui rassemble quelque 1 million d’utilisateurs. Cette application de géolocalisation permet de ne voir que les 100 utilisateurs les plus proches de vous. Grindr est une application minimaliste, qui sert surtout à rencontrer des gens et à tchatter. Pour essayer de comprendre comme une application peut faire communauté, Chris a récolté 4000 profils sur Grindr et les a mis sur une carte. Il a analysé les profils et le comportement des gens. Sans trouver visiblement ce qui permet d’expliquer comment une application de rencontre peut devenir une véritable communauté, à l’image du réseau Gaydar, qui est non seulement un site web avec 5,2 millions d’utilisateurs enregistrés, mais également un réseau de bar, une station de radio (avec 2,2 millions d’auditeurs)…

« Les gens aiment parler de tout et n’importe quoi. Ils vont là où les gens sont. Ils vont là où ils se sentent proches, s’intègrent à des communautés qui leur correspondent. Beaucoup d’utilisateurs ne veulent pas que leurs identités puissent se recouper. Parfois, ils utilisent un vrai nom sur ces sites, mais pas toujours. Les gens souhaitent communiquer en privé… Tous ces forums ont des systèmes de messagerie privée. Beaucoup de groupes d’ailleurs souhaitent être très privés, comme Anonymous. C’est pourquoi la modération est essentielle dans les communautés invisibles. Ce sont souvent des personnes réelles, très impliquées dans le développement même de la communauté. Il faut qu’ils puissent regarder ce qu’il s’y passe. Ce qui est souvent très difficile à faire de l’extérieur, comme aussi parfois de l’intérieur… »

Dans son dernier livre, Programmé ou être programmé, Douglas Rushkoff écrit : « Là où il y a des gens, il y a des conversations. Plutôt que de chercher à monétiser ou à intercéder entre des connexions sociales existantes, ceux qui promeuvent les réseaux devraient regarder comment encourager les connexions entre les gens qui ne se connaissent pas ou qui pourraient potentiellement avoir besoin les uns des autres. Et laissez leur faire leurs affaires – ou leur socialisation. »

Il y a là une clef pour créer et gérer une communauté, conclut Chris Heathcote : « Le contenu n’est pas le message, c’est le contact qui l’est. Le ping lui-même ». Le ping, c’est-à-dire, en informatique, la commande qui permet de tester l’accessibilité d’une machine. Dans les réseaux sociaux, c’est souvent le lien qu’on fait vers quelqu’un qui le prévient qu’on parle de lui. « Là où il y a des gens, il y a des connexions, et les réseaux doivent encourager les connexions entre les gens. Car quoique vous créez, les gens vont l’utiliser pour communiquer. »

« Allons-nous vers un monde de jardins clos comme le soulignait Chris Anderson en évoquant la mort du web ? », demande Laurent Haug, l’organisateur de la conférence Lift. « Ces nouvelles formes de communautés sont peut-être bien une réaction à la centralisation, oui », estime Chris, en prenant le contrepied de la centralisation égalitaire de Google et Facebook.

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