Une machine pour accélérer l’évolution

Un récent article du New Scientist fait le point sur ce qui pourrait bien être la prochaine révolution dans le domaine de la biologie synthétique. Il s’agit de domestiquer le processus de la sélection naturelle lui-même. Les nouvelles sciences comme la biotechnologie se heurtent à une série de problèmes que les anciennes sciences de l’ingénierie ne connaissaient pas (ou peu) : ceux posés par les systèmes complexes, dont les êtres vivants sont l’archétype. Notre corps est composé à 75 % d’eau. Comment imaginer qu’en y ajoutant 25 % d’autres composés chimiques, on obtiendrait un tel résultat ? C’est ce qu’on appelle « l’émergence ». La combinaison d’un certain nombre d’éléments génère des propriétés qui ne pourraient être déduites d’une simple analyse des composants de base. L’émergence produit des résultats fabuleux, mais c’est une plaie pour les ingénieurs : elle signifie qu’il est impossible de manipuler un système complexe de manière prévisible.

Du coup, les chercheurs en biologie synthétique essaient d’éviter cette complexité en construisant des briques de vivant “simplifiées” et contrôlables. Comme le dit Drew Endy, célèbre évangéliste de la méthode des biobricks : « Les ingénieurs abominent la complexité. Je déteste les propriétés émergentes. J’aime la simplicité. Je ne veux pas que l’avion que je vais prendre demain manifeste des propriétés émergentes pendant son vol. »

Mais la technologie offre une autre option : accepter la complexité, faire comme la nature, et laisser l’évolution accélérer les choses. C’est la voie défendue par George Church, professeur de génétique à Harvard et au MIT. Church a déjà fait parler de lui ces derniers temps. En 2007, il faisait dans la revue en ligne The Edge une prophétie folle pour l’époque : “Dans l’année, affirmait-il, les gens pourront consulter leur génome”. Et effectivement, 11 mois plus tard, apparaissaient 23andMe et les autres sociétés de génomique personnelle. Il a ensuite créé le projet « Personal Genome » qui offrait aux volontaires un séquençage complet et gratuit de leur ADN à condition d’accepter de voir ses données rendues publiques. Mais c’est une autre de ses idées, celle d’une « machine à évolution », qui a retenu l’attention du New Scientist.

Harris Wang, étudiant en troisième année de l’équipe de Church, en a inventé la première mouture en 2009. Son but était de produire une grande quantité de lycopène, la protéine qui donne sa couleur rouge aux tomates. Il a donc d’abord sélectionné des bactéries E. Coli capables de produire une petite quantité de ce produit (rappelons qu’avant de faire la une de l’actualité sanitaire, les E. Coli étaient surtout connues pour être les « rats de laboratoire » de l’ingénierie génétique : les organismes sur lesquels on effectue tous les tests). Ensuite, il a synthétisé 50 000 brins d’ADN correspondant, avec des variations, aux 24 gènes susceptibles de produire du lycopène, puis il a entré les bactéries et les brins dans sa machine, et les a laissés se recombiner joyeusement. Il a répété le cycle 35 fois, produit 15 milliards de souches, l’une d’elles produisant cinq fois plus de lycopène que la bactérie originale.

On le voit ici, il ne s’agit pas de créer des mutations au hasard. On sélectionne la séquence qu’on veut améliorer et on effectue les transformations exclusivement sur celle-ci. Avec son expérience, Wang a mis trois jours pour résoudre un problème sur lequel l’industrie biotechnologique planchait depuis des années…

De fait, la technique de Church n’est pas neuve. Elle s’appelle l’algorithme génétique, et a été inventée par John Holland au cours des années 60. D’ailleurs, un grand nombre de chercheurs travaillant dans ce qu’on appelle la “vie artificielle” tentent depuis longtemps d’utiliser la sélection darwinienne pour créer des programmes informatiques de plus en plus sophistiqués. Jusqu’ici, ça n’avait pas très bien marché, et surtout, tout cela se déroulait en virtuel : les formes de vie artificielles étaient des programmes, des séquences de codes. Church, au contraire envisage d’utiliser l’algorithmique génétique dans le monde réel.

Seul problème avec cette méthode, explique le New Scientist, il est facile de produire de nouvelles configurations, mais après, il est plus difficile de les retrouver !

Pour Wang, c’était assez simple. Il a cultivé 100 000 souches et a simplement sélectionné celles qui possédaient le rouge le plus brillant. Mais ce n’est pas toujours aussi facile. Church envisage cependant des solutions au problème. On pourrait par exemple incorporer dans l’ADN à multiplier des biomarqueurs qui s’activeraient lorsqu’un certain résultat est atteint.

Church pense vendre ses machines assez bon marché, à peu près 90 000 $ chacune. « Nous nous efforçons de faire baisser les prix pour tous, plutôt que de faire un grand projet que personne ne peut répéter », explique-t-il.

Et de se lancer, parallèlement à ses recherches, dans l’entreprise privée. Church a cofondé LS9, une société de biocarburants basée près de San Francisco, et compte utiliser sa machine pour réaliser une E. coli susceptible de produire des biocarburants. Et, on le sait, la perspective de biocarburants plus faciles à produire et moins polluants est le Graal de la biologie synthétique. D’autres bactéries peuvent se révéler précieuses, telle la Shewanella, capable de convertir des métaux toxiques comme l’uranium en une forme insoluble (et donc moins dangereuse) ou les cyanobactéries qui peuvent extraire l’énergie de la lumière grâce à la photosynthèse.

Mais la technologie de Church va bien plus loin. Selon lui, la machine à évolution est le seul moyen de créer de profondes transformations du génome. Pas simplement quelques gènes, comme le font les ingénieurs génétiques d’aujourd’hui (et comme Wang l’a réalisé), mais la réécriture de génomes entiers.

À l’heure actuelle, appliquer d’importants changements même sur le plus petit génome est extrêmement coûteux et laborieux. Ainsi, comme nous rappelle encore le New Scientist, lorsque Craig Venter a, l’an dernier, réussi à remplacer le génome d’une bactérie par son équivalent synthétique, cela lui a réclamé 400 années de travail en temps humain et a coûté autour de 40 millions de dollars.

Si la « machine à évolution » se montrait capable d’accélérer ce processus (et d’en réduire le coût), cela pourrait amener à une accélération de la manipulation du génome humain, avec toutes les questions éthiques que cela pose. Church travaille déjà dessus, à travers une recherche financée par l’Institut national américain du génome, destinée à créer une multitude de cellules humaines pour voir quelles variations pourraient être à l’origine de maladies. « Nous aimerions, explique-t-il, développer les ressources afin que les gens puissent rapidement tester des hypothèses sur le génome humain en en synthétisant de nouvelles versions. »

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