Entretiens du Nouveau Monde industriel 2011 (2/4) : le temps des catastrophes

On a pu assister, lors des Entretiens de cette année (voir la première partie) à une session passionnante sur la gestion du risque à la lumière des évènements de Fukushima, avec deux interventions remarquables, celle d’Hidetaka Ishida, de l’université de Tokyo, et celle du philosophe Jean-Pierre Dupuy (Wikipédia).

Pour Hidetaka Ishida, le visage de ce siècle est celui des catastrophes. Désastres naturels de type Katherina, crises nucléaires à la Fukushima, tempêtes financière et monétaire, comme celles qui secouent actuellement la planète. Mais aujourd’hui ces drames entraînent un autre genre de catastrophe : la perte de confiance du public dans la parole des médias et de ceux qu’elle présente comme des experts.

Pour démontrer cette thèse, Hidetaka Ishida, s’est penché sur le rapport entre catastrophes et médias, partant du traitement, par la télévision nippone, des événements de mars 2011 auxquels il a assisté en direct.

Fukushima recouvre un triple désastre : le tremblement de terre d’abord, le tsunami ensuite, la catastrophe nucléaire pour finir.

S’il n’y avait eu qu’un grand tremblement de terre, la question de la confiance ne se serait pas posée avec autant d’acuité. Le séisme aurait probablement fait moins de 600 victimes, car le système d’alerte utilisé par les Japonais a bien fonctionné. « J’ai moi-même reçu l’alerte sur mon portable », précise Ishida. De plus, la qualité des constructions parasismiques a permis de limiter considérablement le nombre de victimes par rapport au tremblement de terre de Kobé en 1995.

Avec le tsunami, les choses sont plus complexes. D’une part, les populations ont disposé d’un certain temps pour réagir, le tsunami a été annoncé une dizaine de minutes à l’avance, et les riverains bénéficiaient d’environ 30 minutes pour évacuer, selon l’endroit où ils se trouvaient. Mais, d’autre part, le tsunami a dépassé les prévisions en détruisant tous les systèmes de protection. Là-dessus s’est greffé le problème du nucléaire qui a entraîné la décrédibilisation des « experts ».

« L’analyse des médias au moment des événements a révélé ce phénomène » » a expliqué Hidetaka Ishida. « On a pu voir en direct comment un savoir pouvait être discrédité. »

Depuis le 11 septembre, les catastrophes se vivent en temps réel. Les catastrophes naturelles, financières, sont simultanées avec la catastrophe informationnelle. Dans le cas des événements de mars 2011, avant même que les vagues du tsunami ne se profilent, les caméras guettent leur arrivée. Mais cette fois le réel dépasse les attentes. L’accident nucléaire a, lui aussi, été transmis en direct, de façon inattendue, voire fortuite. La télévision montrait les centrales nucléaires tandis que le premier ministre faisait une conférence pour rassurer la population. La caméra a alors filmé une explosion dont personne en direct n’était capable de lire la nature. Comment imaginer une remise en cause plus flagrante de la parole des experts ?

A ce naufrage s’ajoute le fait que les images ont cessé aujourd’hui d’être le monopole des grandes chaines. Il y a toujours quelque part quelqu’un qui a déjà pris des images avec un appareil photo numérique. Ces images sont ainsi quasi immédiatement retransmises à la TV ou sur Youtube. Et cela, évidemment ne va pas sans compromettre encore un peu plus le message des experts ou des autorités.

Le récit d’une catastrophe informationnelle

Mais la catastrophe nucléaire possède une caractéristique particulière que n’ont pas le tsunami ou le tremblement de terre. Ses pires conséquences ne se voient pas. Tout d’abord parce que les radiations sont invisibles, bien sûr, mais aussi parce que celles-ci délimitent une zone inaccessible dans laquelle il est impossible de pénétrer.

Pour voir la contamination, il faut nécessairement utiliser des simulations.

Les simulations ne peuvent être confirmées qu’à partir du moment ou les lieux peuvent à nouveau accueillir des humains. La simulation remplace ainsi la réalité.

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Image : Hidetaka Ishida sur la scène des ENMI 2011, photographié par Samuel Huron.

Pour effectuer son analyse, l’équipe d’Ishida a stocké les émissions des 17 chaînes de télévision japonaises. Cela lui a permis de voir dans le détail l’écroulement de tout le système de diffusion TV. Nous avons pu l’observer aussi. En effet, lors de sa conférence, Ishida a montré sur un mur d’images comment la catastrophe a été retransmise. C’était assez impressionnant. S’affichent d’abord les images traditionnelles de sitcoms et d’émissions distrayantes. Puis, à 14h46 ce jour-là, la NHK change son programme pour diffuser des images des évènements. Sur les autres écrans du mur, les sourires de présentatrices et les scènes de feuilletons continuent à défiler. Petit à petit les programmes « tombent » et laissent place aux actualités. Huit minutes plus tard, tous les programmes sont interrompus. Des flots d’informations envahissent l’écran. La TV a perdu tous ses programmes durant une semaine.

Au cours des jours qui ont suivi, les images arrivent en flux, mais avec des moyens de fortune.

Le premier jour, les contacts avec les postes locaux sont plus ou moins brisés. Le deuxième jour à 6 heures du matin, les hélicos commencent à voler et font découvrir un territoire en ruines. L’après-midi, on assiste à la scène de l’explosion de la centrale nucléaire. Puis le troisième jour les reporters atterrissent. Chaque jour il y a progression de la tragédie. A partir du troisième quatrième jour la centrale commence a attirer l’attention.

Ressurgissement des mémoires

Ihai JaponaisCette nouvelle catastrophe frappant l’archipel a réveillé des mémoires archaïques, rappelant les épreuves majeures subies par la nation japonaise. On s’est également souvenu des grands séismes, faisant remonter un fond culturel immémorial. En effet il existe l’hypothèse d’un supercycle de 700 ans entre deux grands séismes. De fait, les noms des sanctuaires shinto, les « jinja« , font souvent référence à la mémoire orale de tsunamis passés. Il est frappant de voir que les sinistrés eux-mêmes, lorsqu’ils ont dû évacuer en urgence et prendre les objets qui comptaient le plus pour eux, ont cherché avant tout à récupérer dans leur maison des traces de leur mémoire comme les ihai (figures votives des ancêtres). En fait les objets le plus importants étaient les portables pour communiquer avec les vivants et les ihai pour communiquer avec les morts. « Après la catastrophe, les couches de la mémoire collective se sont réveillées », a conclu Hidetaka Ishida.

Les dimensions symboliques d’une catastrophe nucléaire

Jean-Pierre Dupuy, qui s’intéresse depuis longtemps à la question du risque (voir son livre Pour un catastrophisme éclairé) est intervenu ensuite. Embrayant directement sur le témoignage d’Ishida, il a affirmé que non seulement les catastrophes comme celle de Fukushima réveillent nos souvenirs de catastrophes anciennes, mais que c’est le futur qui donne son sens au passé. Dupuy est donc revenu sur l’épisode de Tchernobyl.

Il a présenté ce dernier comme un cas d’estimation follement divergente : on oscille entre 40 morts (chiffre officiel) à 400 000. Jamais un fait historique n’a impliqué une telle différence d’estimation, a-t-il souligné.

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Image : Jean-Pierre Dupuy et Hidetaka Ishida photographiés par Samuel Huron.

25 ans après le 11 mars 1986 il n’existe toujours pas d’étude définitive sur Tchernobyl, et un nouvel accident de niveau 7 survient. Fukushima a créé un vent de panique, un sauve-qui-peut hors du nucléaire. La question est devenue chez nous un des débats électoraux. L’Allemagne et d’autres pays ont annoncé qu’ils renonçaient au nucléaire (mais pour le remplacer par quoi, s’est demandé Dupuy : pour importer de l’électricité française ? Brûler du charbon et du gaz ?).

De ses discussions avec des intellectuels japonais et des hommes et femmes de médias il ressort clairement pour Dupuy que Fukushima rime avec Hiroshima. Pour l’écrivain Murakami, il s’agit du « second désastre nucléaire subi par mon peuple ». Une telle comparaison fait bien sûr hurler de rage les scientifiques. En effet, comment mettre les deux événements dans le même sac ? Certes, dans les deux situations, on a affaire à de la fission du nucléaire, mais un réacteur nucléaire, c’est le début d’une bombe atomique qu’on freine. D’une certaine manière, assène Dupuy, c’est « une négation de la bombe ». Et il y a un autre scandale à rapprocher les deux actes : le premier était un acte pour le mal, le second était un accident d’une industrie destinée à faire le bien. Mais parfois, pour citer l’un de ses philosophes favoris, Ivan Illich qui a créé la notion de contre-productivité : « le plus dangereux vient de ceux qui cherchent à faire le bien ».

Pour Dupuy, on ne peut rester dans une simple analyse rationnelle de ces phénomènes. Il faut y penser au plan symbolique. Ce qu’ont fait les catastrophistes heideggeriens juifs, tels qu’Hannah Arendt, Günther Anders ou Hans Jonas, le concepteur du principe de précaution.
Lorsque Gunther Anders va au Japon et interviewe les gens d’Hiroshima, il explique « je ne les comprends pas. Il n’y pas chez eux le moindre ressentiment. Ils utilisent le mot japonais de tsunami. »

On ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec Fukushima. Avec l’usage de ce terme, on assiste à l’effacement des différences entre le naturel et l’artificiel (tsunami) et des différences entre bien et mal chez les intellectuels japonais. Dans le même ordre d’idées, les premières régions à être évacuées lors du tsunami ont été les îles Mariannes de Guam et Tinian, d’où sont partis les avions transportant la Bombe. De telles coïncidences n’appartiennent ni à l’ordre du rationnel, ni à celui de l’irrationnel : on est dans le domaine du symbolique.

Une idée trop simple veut que pour rétablir la confiance il faut que les faits soient transparents. Mais ce n’est pas juste : une telle croyance présuppose qu’on peut isoler un noyau de faits bruts, comme s’il y avait une séparabilité possible entre les faits scientifiques et le symbolique.

Evaluer le risque dans tous les mondes possibles

fukushima-nuclear-power-plant-explosionJean-Pierre Dupuy s’est ensuite penché sur l’évaluation des risques dans l’époque « catastrophique » ou nous entrons. On ne peut plus, explique-t-il parler simplement de probabilités, ou d’aléa (terme qui renvoie au jeu de dés). Car nous créons des catastrophes que nous ne pouvons pas penser.

On a affaire à des évènements de probabilité extrêmement faible, mais aux conséquences faramineuses. La distribution de ces évènements est de type fractal. Quel que soit le niveau de gravité d’un évènement qu’on considère il existera toujours des évènements plus graves que lui. On pensait que la fusion d’un réacteur à Tchernobyl était impossible, mais heureusement que le toit a craqué, car sinon la pression aurait augmenté il y aurait pu y avoir une explosion nucléaire où toute une partie de l’Europe aurait péri. Avant Fukushima personne ne soupçonnait la conjonction d’une catastrophe et la panne des circuits de refroidissement : il fallait pour cela une convergence de nucléaire, de tsunami et de séisme. Dupuy a également cité un argument de Jacques Repussard de l’institut de radioprotection : si un accident grave arrive en France, il y a des chances qu’il s’agisse d’un accident extraordinaire, ce sera quelque chose à quoi on n’aura pas pensé. Donc, la France doit se préparer à des accidents inimaginables. Par exemple, on a réalisé des stress tests, et les choses se sont bien passées : mais on peut se trouver face à un problème qui ne touche pas directement la centrale, par exemple une raffinerie qui explose juste à côté, ou un 11 septembre nucléaire.

Lorsqu’on essaie d’évaluer les risques, on ne peut se limiter aux évènements qui se situent dans « notre monde », le monde « réel ». Comptent peut-être davantage ceux qui auraient pu se produire ou ne pas se produire « dans tous les mondes possibles ». Fukushima aurait pu ne pas produire. Du coup cela n’aurait pas créé le vent de panique actuel, et une catastrophe plus grave aurait pu arriver plus tard. On a frisé la guerre nucléaire 32 fois au cours de la guerre froide selon Robert McNamara. C’est pour cela que la dissuasion a pu être efficace : si on n’avait pas été assez loin dans le risque, on ne se serait pas rendu compte du danger qu’on faisait courir au monde, et si on avait été trop loin, et bien il n’y aurait plus personne pour s’en alarmer… C’est pourquoi dans le monde contemporain, les mondes virtuels, qui nous permettent d’explorer ce qui pourrait être, revêtent autant de sens que le monde réel.

Rémi Sussan

Les Compte rendus des Entretiens du Nouveau Monde industriel 2011 :

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  1. Pour rebondir sur le dernier point et ajouter une référence, ce qui va être en jeu après l’accumulation des catastrophes de ce type, c’est l’entrée dans une nouvelle époque, celle où il va falloir apprendre à agir et gouverner “en pensant systématiquement aux conséquences” (pour reprendre le titre d’un chapitre annonciateur dans un livre de Yannick Rumpala, Développement durable ou le gouvernement du changement total).

  2. Citons également « L’évaluation du travail à l’épreuve du réel » de Christophe Dejours (2004, INRA éditions), et particulièrement ces deux passages

    « Le travail réel est victime d’un déni institutionnel parce qu’à chaque fois qu’on l’analyse, il révèle les défaillances de la prédiction et de la conception des installations de production ».
    (…)
    « Parfois le réel, malgré le déni dont il est l’objet, fait un retour. Mais en général,(..), quand il revient, c’est sous la forme de catastrophes ».

    L’idée développée dans cet ouvrage est que le travail réel est par nature en infraction avec le travail prescrit. Ce n’est pas grave en soi si travail prescrit et travail réel ne sont pas en opposition systématique. Malheureusement aujourd’hui, les services méthodes imposent des procédures sans boucle de retour : dès lors, si elles étaient intégralement respectées, elles ralentiraient la réalisation du travail, ce qui est implicitement inadmissible dans l’entreprise.La personne au travail ne peut donc toujours remonter les problèmes, sa crédibilité et ses compétences étant alors mises rapidement en cause indépendamment du bien fondé de son analyse. LA personne au travail passe alors outre en ne respectant pas la procédure.

    Ceci explique dit Dejours que lorsqu’un problème, une catastrophe se manifeste, on trouve toujours un procédure qui n’a pas été respectée, un acteur ou un groupe qui ont pris une décision non prévue aux conséquences dramatiques. Le respect des procédures de contrôle n’est tout simplement pas possible sous les contraintes auxquelles est soumis le travail réel. Les entreprises ont alors une double illusion : avoir par leurs procédures écarté tout risque; que leurs procédures sont applicables dans les conditions normales de l’entreprise.

    Aujourd’hui, c’est ainsi qu’on « découvre » que Tepco a trompé l’administration de surveillance.. C’est ainsi qu’on découvrira (le plus tard possible ) que ce type de tromperie est inévitable à EDF, inscrit dans la conduite des ses procès, malgré les hauts cris de leurs dirigeants et services de contrôle…

  3. Tres interessant, merci.
    Mais il s’agit de « mars 2011 » plutot que « mai 2011 », cité a plusieurs reprises dans le texte. – Corrigé, merci. HG