Comment pouvons-nous veiller à ce que l’internet joue un rôle sain dans la démocratie ?

A l’occasion d’une conférence au Centre pour les Media Civic du MIT organisée en partenariat avec le Berkman Center pour l’internet et la société (rapporté par l’un de ses étudiants, Nathan Matias), Rebecca MacKinnon (@rmack) est venu présenter son nouveau livre Consent of the Networked : the worldwide struggle for internet freedom (Le consentement des connectés : la lutte mondiale pour la liberté d’internet – voir également le site dédié). Après avoir été le visage de CNN à Pékin et à Tokyo, Rebecca a fondé avec Ethan Zuckermann Global Voices, un réseau international de blogueurs et journalistes tentant de faire un pont entre les langues et les cultures pour faire entendre des informations de régions peu représentées dans les médias internationaux.

rebeccamckinnon
Image : Rebecca MacKinnon lors de son intervention au Centre pour les médias civiques du MIT photographiée par Andrew Whitacre.

Bien sûr, il y a eut beaucoup de débat sur le rôle de l’internet dans le printemps arabe, souvent pour se demander quel rôle a joué l’internet dans la chute de Ben Ali ou de Moubarak, explique la journaliste en introduction de sa conférence. Pourtant, l’essentiel n’est pas là. Il n’est pas de mesurer qui a fait quoi, mais de nous projeter afin de savoir « Comment pouvons-nous veiller à ce qu’internet joue un rôle sain dans la démocratie ? Comment internet peut-il aider les gens de la Tunisie et l’Egypte à construire à longue terme une démocratie stable ? »

Les entreprises occidentales ont longtemps aidé à développer la censure sur internet dans les pays du Moyen-Orient (voir le rapport du Berkman Center sur le sujet). La chute du régime de Ben Ali n’y a pas mis fin. En mai 2011, à l’approche des élections, des tribunaux militaires ont fait bloqué certaines pages à la demande de groupes qui souhaitaient voir bannir du matériel qu’ils considéraient comme offensant. En Tunisie, il y a un grand débat pour savoir si la censure est appropriée et si c’est le cas, qui devrait définir cette politique. De nombreux militants estiment que la censure ne peut pas permettre à une démocratie d’être effective. Mais les décisions concernant la censure tunisienne ne dépendent pas toutes du peuple tunisien, rappelle Rebecca MacKinnon. Si le gouvernement américain établit des politiques qui modifient les fonctionnalités de Facebook ou Google, le peuple tunisien n’a aucun mot à dire. Hillary Clinton, au département d’Etat, a plaidé pour la liberté d’internet, alors que des lois comme la SOPA menacent d’imposer aux sociétés du net des engagements qui rendront plus facile la censure tunisienne.

Nous sommes-nous rendus aux « souverains du cyberspace » ?

Plus encore que les gouvernements, ce sont aujourd’hui les entreprises de l’internet qui ont le plus de pouvoir sur le réseau, notamment les sites sociaux, comme Facebook en occident, mais aussi Orkut au Brésil, Odnoklassniki en Asie centrale, V Kontakte en Russie, Mixi au Japon, et QZone en Chine (voir la carte des réseaux sociaux mondiaux). Rebecca appelle les sociétés de réseaux sociaux et leurs dirigeants les « souverains du cyberespace ».

worldmapsocialnetworks
Image : La carte des réseaux sociaux mondiaux.

Grâce à des technologies qu’ils contrôlent, ces hommes prennent des décisions sur ce que leurs utilisateurs peuvent ou ne peuvent pas faire. Ils façonnent à la fois notre vie privée et notre identité numérique, ainsi que la façon dont nous nous mettons en relation les uns avec les autres ou avec notre gouvernement. C’est une puissance sans contrôle : ces sociétés n’ont aucun compte à rendre au public. Leurs politiques ne prennent pas en compte les usagers les plus vulnérables, tels que les militants qui ne peuvent utiliser leurs vrais noms, conditions d’accès à la plupart de ces réseaux. Pour Rebecca, la politique du vrai nom (cf. notre article sur les dangers d’une identitée réelle unifiée) met en danger certains militants. A l’été 2011, les égyptiens ont créé une page « Nous sommes tous Khaled Said » pour protester contre la torture et l’assassinat de cet homme par la police Egyptienne. Les militants qui ont créé cette page l’on fait depuis des pseudonymes pour protéger leur identité, mais la page Facebook a été fermée. Les activistes ont pu voir la page rétablie seulement une fois qu’une femme américaine ait proposé de la créer sous son vrai nom, rapporte le New York Times.

Rebecca évoque également le Grand parefeu chinois, une politique par laquelle les grandes entreprises d’internet sont invité à s’autodiscipliner, en pratiquant par exemple l’auto-censure sur le contenu que les gens créent. En Amérique, Google ou Facebook disposent de modérateurs pour effacer les propos pornographiques et les discours de haine. Mais en Chine c’est également du contenu politique qu’on enlève. Si l’internet a joué un rôle en Chine en permettant d’exposer des injustices locales, le gouvernement chinois continue de le contrôler très fortement, notamment en envoyant en prison ceux qui y défendent par exemple l’idée de la démocratie multipartie, idée que le gouvernement chinois trouve innacceptable. Parfois, il est tout simplement impossible de publier du contenu en Chine et ce alors que les raisons des retraits ne sont jamais claires. La banque allemande Deutsche Welle a eu son compte supprimé de Weibo, un twitter like chinois, sans que personne ne sache ce qu’ils avaient fait de répréhensible.

Une régulation par et pour le peuple

Rebecca MacKinnon pense que nous avons besoin d’un internet qui donne plus de pouvoir aux citoyens, plutôt qu’aux entreprises et aux gouvernements. Traditionnellement, les élus avaient pour fonction de réglementer les entreprises pour leur faire prendre en compte l’intérêt public. Mais les entreprises ont renversé la relation : c’est elles qui ont pris l’ascendance sur les élections et les législations. Désormais il n’est plus si évident que la régulation soit favorable aux citoyens. Et ce alors même que les plateformes des entreprises ont une influence de plus en plus grande sur ceux-ci.

Alors que les sociétés internet ne sont plus limitées à un pays, est-ce que les utilisateurs ont besoin de s’organiser mondialement pour avoir prise sur le fonctionnement d’internet ? Si l’on ne peut pas compter sur les gouvernements pour tenir les entreprises responsables, nous avons besoin de nous organiser pour cela, pour agir en direction des entreprises en tant que « constituants ». Et Rebecca MacKinnon d’en appeler à une Grande Charte de l’internet faisant référence à celle, qui, dans l’Angeleterre médiévale (Wikipédia), a contesté la notion de droit divin des rois et affirmer les premières libertés individuelles. Locke et les premiers colons américains ont développés plus tard l’idée de « consentement des gouvernés ». Aujourd’hui, beaucoup d’entre nous supposons que c’est ainsi que la gouvernance est censé fonctionner. Mais sur l’internet, le consentement des gouvernés n’existe pas puisqu’il n’y a plus de frontières nationales. Rebecca estime qu’il est temps de fonder une Grande Charte, car nous avons besoin de comprendre ce que signifie d’avoir le consentement des connectés.

Quelles idées devraient façonner cette nouvelle notion de la gouvernance ? Selon Rosenthal Alvez, les systèmes politiques avant l’internet sont basés sur un désert d’informations et d’idées. L’internet a remplacé ce désert par une forêt tropicale. Nous avons besoin d’une nouvel ensemble de stratégies pour faire face à l’abondance d’une manière qui tienne compte des droits et des intérêts de chacun.

Un autre droit essentiel pour une Grande Charte de l’internet est l’idée des communs numériques (Digital Commons). C’est l’idée que nous avons besoin de standards ouverts fondé sur un modèle de partage qui ne requiert pas de permission pour que les gens puissent créer de nouvelles choses.

Rebecca MacKinnon a terminé sa présentation par un appel à l’action. Le rôle de l’internet dans la société n’est pas encore déterminé, nous devons en être des participants actifs.

Une charte suffira-t-elle à rétablir l’équilibre des droits des internautes ? Est-il possible de l’imposer dans un espace où finalement ceux-ci n’ont pas d’autres pouvoirs que ceux d’utilisateurs, de moins en moins maîtres de ce dont ils sont censés disposer ?

La confidentialité et la censure peuvent-elles devenir des questions de société ?

Répondant aux interrogations de Micah Sifry (@mlsif), le cofondateur du Personal Democracy Forum, Rebecca MacKinnon s’interroge pour savoir comment motiver le public sur des questions comme la confidentialité ou la censure d’une manière aussi forte que la société civile a su le faire sur les questions environnementales. Comment arriver à mettre les sociétés de l’internet devant leurs responsabilités ?

Comment également mettre les gouvernements face à leurs responsabilités ? En publiant avec succès des documents que le gouvernement américain ne voulait pas rendre public, Wikileaks a-t-il fait uniquement une démonstration de pouvoir de l’internet ? Pour Rebecca MacKinnon quoiqu’on pense de Wikileaks, la façon dont les gouvernements et les entreprises s’y sont prises pour démonter le processus Wikileaks est troublante. Les gouvernements n’ont pas réalisés que Wikileaks méritait d’être autant défendu que le New York Times. Wikileaks nous a montré que des activistes pouvait sérieusement défier la souveraineté d’un état. Mais sont-ils des révolutionnaires ou seulement des Robin des Bois ? Le département d’Etat a du reloger des gens mis en danger par les révélations des cables publiés par Wikileaks. Dans le même temps, des activistes en Tunisie ont utilisé les informations de Wikileaks pour précipiter la chute de Ben Ali. Des groupes comme Wikileaks ou les Anonymous nous montrent que le système est brisé. Mais ce que ces groupes souhaitent mettre à la place des systèmes existants n’est pas clair. Si la fin justifie les moyens, Rebecca MacKinnon s’avoue troublée par des groupes comme les Anonymous qui appellent à la démocratie mondiale tout en faisant des choses qui montrent qu’ils ne se soucient guère des conséquences.

Quelle visibilité avons-nous de la censure, a demandé un participant en remarquant par exemple l’absence de demande de censure de l’Afrique sub-saharienne dans le rapport sur la transparence de Google. D’abord, a rappelé Rebecca, les gouvernants peuvent faire des requêtes auxquels Google ne répond pas. Ensuite, les entreprises chinoises par exemple, qui ont beaucoup d’expérience dans le domaine, ont souvent réussi à censurer des contenus les concernant en Afrique. Mais surtout, comme le dit Ethan Zuckermann, la carte des demandes de censure de Google ne dessine pas toutes les formes de censure. Certains pays comme l’Ethiopie en sont encore à préfer emprisonner ou tuer des gens qu’à filtrer l’internet.

Rebecca MacKinnon a conclu en nous rappelant que nous ne devrions pas nous demander si les entreprises ont des dirigeants éclairés. Nous devrions plutôt nous demander comment façonner l’intérêt de ces entreprises vers le bien public.

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Une tribune de Rebecca MacKinnon vient d’être traduite par Slate.fr sur les relations qu’entretiennent des royaumes comme l’iNation, la Googlie ou le Facebookistan avec les vrais Etats et leurs habitants :

    « Mais si les seigneurs du cyberespace veulent éviter les interférences (contreproductives) des gouvernements, ils doivent faire des efforts pour augmenter leur légitimité et gagner la confiance de leurs «administrés».

    La première étape doit être de s’engager –comme les gouvernements s’engagent sur la Constitution– à gouverner leurs mondes virtuels d’une manière qui soit compatible avec les mêmes principes universels de liberté d’expression, de liberté de se rassembler et de protection de la vie privée, qui rendent possible l’exercice de la démocratie.

    Comme dans les souverainetés physiques, les souverainetés du cyberespace doivent rendre compte de leurs agissements pour être crédibles et, au final, efficaces. »

  2. Bonjour,
    Les articles de ce site sont très intéressants. Dommage cependant que les fautes d’orthographe heurtent la lecture et en délégitiment le contenu…
    Cordialement,
    Sandrine

  3. John Naughton pour le Guardiantraduit par Fhimt – revient également sur le livre de Rebecca MacKinnon, expliquant qu’au « fur et à mesure qu’internet devient de plus en plus central dans nos vies, la puissance des entreprises commerciales servant de médiateur aux interactions citoyen-citoyen ou citoyen-Etat augmente de jour en jour ». Or le pouvoir de réduire la liberté d’expression des individus était traditionnellement réservé aux gouvernements – même si Zuckerberg, Bezos, Page ou Brin ne peuvent pas encore nous jeter en prison. Le contrat légal que ces société passent avec nous (les « conditions générales d’utilisation »), de manière unilatéral en partie (puisque nous ne pouvons rien en préciser autre que les refuser) sont-elles équitables à l’heure où ces plateformes se sont imperceptiblement transformées en espaces publics.

    « Nous voici dans une situation où nous nous attendons à pouvoir tenir une assemblée démocratique dans un supermarché, bien qu’un centre commercial ne soit pas un espace public.
    Nous en sommes là. »