Que reste-t-il de l’ossature du livre ?

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru fin février dans le magazine littéraire américain N+1, sous la plume de Robert Moor, et il s’intitule « L’ossature du livre ». Je n’ai traduit que les premiers paragraphes.

lateamnovel« J’ai récemment acheté un livre sur l’avenir du livre, commence Robert Moor. Il s’intitule : Le dernier roman américain : des écrivains parlent de l’avenir du livre, et il rassemble 36 auteurs qui donnent leurs avis sur l’avenir de la littérature. Etant donné le sous-titre prophétique, et le fait que je lisais l’ouvrage sur mon nouvel Ipad à l’apparence encore extraterrestre, j’ai été surpris de constater que très peu de ces auteurs mentionnaient le livre numérique. Et ceux qui le faisaient avaient tendance à jeter sur lui un regard plein d’effroi et de mépris, comme un valet de ferme étudiant une poignée de sauterelles mortes. L’un des auteurs comparait l’e-book à la nourriture pour astronaute, un autre au jeu vidéo Mortal Kombat. Un autre encore suggérait qu’il faudrait peut-être créer des tablettes qui ressembleraient exactement à des livres, avec une couverture cartonnée et des centaines de pages en papier, mais dont les inscriptions pourraient en un clic changer de forme et nous faire passer de Tolstoï à Salinger.

Vue à travers les taches de graisse laissées par les doigts sur l’écran de l’Ipad, la notion actuelle de livre électronique a une allure étrange, continue Robert Moor. Je suis arrivé à l’avant-dernière contribution de cet ouvrage, celle du romancier Reif Larsen. Dans son texte, il soulève un point évident et rarement mentionné : le livre est une technologie née dans des circonstances précises, et anciennes. Autour du premier siècle avant Jésus-Christ, le codex fait de papyrus reliés a remplacé les tablettes de cire et de bois, rendant possible de compiler des informations en plus grande quantité dans un objet de moindre poids. A la différence des tablettes de cire, les livres ne se cassaient pas, ne fondaient pas. Et à la différence des rouleaux, ils permettaient d’être feuilletés rapidement pour trouver le passage désiré. Les élèves pouvaient les transporter pour les lire, les généraux pouvaient les faire envoyer dans les contrées reculées, et les païens pouvaient les cacher sous leurs vêtements. C’était une invention révolutionnaire. Mais, considérons maintenant le livre électronique, rendu accessible sur une fine tablette électronique qui peut accueillir une quantité exponentielle d’information, sans rien peser et en offrant des fonctionnalités autrement plus intéressantes. Les tenants du livre papier ressembleront un jour à ce que Larsen décrit comme ces « gens de l’ère victorienne qui défendaient les qualités de la bougie face au nouvel éclairage électrique permis par l’invention d’Edison. » En effet, un livre électronique a besoin de pages et d’une couverture cartonnée comme une ampoule a besoin de cire.

Larsen, continue Robert Moor, commence son essai par montrer les nombreuses expérimentations littéraires que le papier a rendues possible – des manuscrits enluminés du 15e siècle à la proto-hypertextualité du Marelle de Cortazar. Il imagine ensuite les territoires littéraires que les livres électroniques pourraient explorer le jour où ils sortiront de leur coquille. Un livre électronique innovant pourrait faire exploser les frontières de la page. Des images pourraient apparaître telles des fantômes derrière les mots, ou flotter au-dessus d’eux. A la place d’une couverture, on pourrait avoir une sorte de bande-annonce multimédia. Le texte pourrait être avantageusement complété par des éléments multimédias comme de la voix, de la musique, de la vidéo et même par quelques scènes osées qui auraient été supprimées, par différentes possibilités laissées au lecteur dans le récit ou des critiques faites en temps réel sur Twitter.

« Du point de vue du romancier », conclut Larsen, « les possibilités de faire entrer le lecteur dans de nouveaux univers narratifs semblent à la fois illimitées et terrifiantes. » Le truc, ajoute-t-il, consiste « à savoir quand il faut s’emparer de la puissance du nouveau média, et quand il faut laisser la simplicité du texte opérer sa magie. » Larsen parle d’expérience, reprend Moor : au printemps dernier, Penguin a publié une édition augmentée de son premier roman, The Selected Works of T. S. Spivet (traduit en français chez Nil éditeur sous le titre L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet, un roman hypertextuel et rendant compte de son obsession pour la cartographie. Après avoir lu l’essai de Larsen, explique Robert Moor, j’ai téléchargé l’application Ipad de ce roman. L’écran d’ouverture du roman (peut-on appeler ça une couverture ?) a diffusé une mélodie gnangnan. Il a laissé apparaître une sorte de table des matières – quatorze chapitres disposés horizontalement, comme une rangée de feuilles volantes pendues à un plafond. J’ai ouvert le premier chapitre. Les paragraphes étaient mis en page sous la forme d’un « plan vertical fluide », dont Larsen parlait dans son essai, avec de longues colonnes de texte descendant sans interruption sur un fond couleur thé. Le tout agrémenté de vidéos montrant des granges, des semi-remorques, et des gens jouant silencieusement avec des fers à cheval.

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Image : capture d’écran de l’application The Selected Works of T. S. Spivet/

Comme le roman lui-même, les pages de l’application reproduisaient dans les marges les notes du narrateur, enfant précoce de 12 ans. Mais, à cause de la luminosité faible de l’écran de l’Ipad, on ne pouvait pas lire les notes sans les tirer vers le milieu de la page – on pouvait les détacher comme des Post-its – mais alors elles cachaient le texte central. J’ai vite eu le sentiment que ces petits morceaux de papier qu’il fallait faire glisser, dit Robert Moor, distrayaient mon attention du récit central. J’avais l’impression de feuilleter un carnet de notes que personne n’avait pris la peine de scotcher.

Plus le livre électronique est novateur, semble-t-il, plus il tombe en morceaux. »

Voilà pour les premiers paragraphes de ce texte de Robert Moore paru dans le magazine N+1. La suite est plus constructive. Mais il me semblait intéressant de relever l’écart qu’il existe encore entre les discours de promesses sur les innovations formelles et narratives permises par les livres électroniques, et ce qu’il nous est donné à lire pour l’instant.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

A l’occasion du Salon du livre, l’émission du 17 mars 2012 était consacrée à l’internet comme objet littéraire en compagnie de Solange Bied-Charreton pour Enjoy (Stock). Roman qui possède deux décors, pour le dire vite : la « vie réelle ». Et un réseau social du nom de ShowYou (montrez-vous). Le héros habite ces deux espaces.

Ariel Kenig pour Le Miracle (l’Olivier). Livre qui prend la forme d’une autofiction dont le point de départ est la confrontation du narrateur avec une série de photos mettant en scène un des fils du président de la République au Brésil, où il passe des vacances, photos prises quelques heures avant qu’une coulée de boue détruise partiellement l’île où il se trouvait avec des amis.

Luc Blanvillain pour Un amour de geek (Plon). Roman qui met en scène un adolescent qui habite aussi deux espaces, mais là c’est l’histoire d’un sevrage. Comme si le passage à l’âge adulte nécessitait de quitter un monde, celui du jeu…

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0 commentaires

  1. Encore parler des innovations formelles comme de « promesses » en 2012, c’est assez triste. C’est être totalement ignorant de tout ce que la littérature et les arts numériques ont pu produire depuis 20 ans et plus en terme de relation texte-image et d’interactivité. Idem pour la bande dessinée numérique, mon objet de recherches. Tout le monde, y compris les commentateurs les mieux placés, semblent croire que tout cela est en train de naître, et c’est ainsi qu’on laisse l’industrie culturelle fermer la majorité des portes ouvertes depuis 20 ans au profit d’une standardisation des formats et des formes.
    C’est lassant.

  2. Le probleme du livre électronique est et restera qu’il ne sera jamais possible de lire durant des heures et des heures sur un écran sans problème de fatigue occulaire pour la grande majorité des personnes…

    Pour le reste, si les bougies (comme les feux de cheminée) n’ont pas disparu c’est aussi parce que, parfois, on n’a pas le choix. Je sais que, dans mon petit bled, j’ai et je gerde un vieux téléphone fillaire et une ligne traditionelle parce que, sans cela, j’ai des ennuis a chaque coupure de courant en hiver. Et il y a souvent des coupures de courant en hiver a cause de la neige, ou autre… Donc acte.

    Par contre, qu’est ce que ce serait bien si l’on faisiat un usage scolaire des livres électroniques (quitte à imprimer les pages pour éviter la fatigue occulaire… Cela étant les néons que l’on trouve généralement dans les salles de classe restent une plaie pour par mal d’enfants ou d’ados – ça peut donner des migraines très sévères pour les yeux sensibles.) Les cartables tout a coup soulagées d’un poids très significatifs arfff…