Comment nos mères nous ont-elles appris à utiliser les technologies ?

La lecture de la semaine, il s’agit d’un papier paru le 11 mai dernier sur le site de The Atlantic, sous la plume d’Alexandra Samuel (@awsamuel), directrice du Social+ Interactive Media Center de l’université de design et d’art Emily Carr de Vancouver au Canada. Le billet s’intitule : « Remerciez votre mère, elle vous a appris à utiliser les technologies ».

« C’est tellement simple que ma mère peut l’utiliser ». « On doit expliquer cette application d’une manière que votre mère comprendrait ». « J’ai su que ce réseau social marcherait quand ma mère elle-même s’y est inscrite ». Dans le monde des technos, relève justement Alexandra Samuel, les mères sont régulièrement invoquées comme la population plancher des usagers, comme les retardataires désespérants auquel tout nouveau produit se doit d’être utile, en dépit leurs aptitudes limitées. Nous sommes, dit Alexandra Samuel, trop nombreuses (et trop recherchées par les publicitaires) pour être simplement ignorées : les entreprises de technologie et les développeurs doivent faire l’effort de se mettre à la place de ces très étranges créatures que sont les mères avec un clavier.

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Image : Qu’est-ce que les mères doivent apprendre de la technologie à leurs enfants ? Une mère et ses fils photographiés par Sean Dreilinger.

« En tant que mère – et technophile -« , dit encore Alexandra Samuel, « je vois là une tentative de nous effacer de l’histoire. Quoi que nous fassions, nous les mères, nous sommes condamnées à échouer dans l’anticipation de la vie en ligne à venir de nos enfants : nous sommes incapables de les préparer au monde dans lequel ils vivront. Pas étonnant que tant de mères baissent les bras et n’essaient même pas de suivre le rythme de l’innovation. »

« Peut-être était-ce plus facile pour nos mères, qui n’avaient pas anticipé qu’il était impossible d’anticiper et de nous préparer à l’avenir. Et pourtant, si on porte un regard rétrospectif sur les compétences que ma mère m’a inculquées, explique l’auteure – compétences pour évoluer dans un monde, et son substrat technologique, qui sont aujourd’hui largement obsolètes – je suis frappée à quel point elles se sont révélées fondamentales dans le monde technologique qui est le mien aujourd’hui. » Et l’auteure de donner quelques exemples.

Le catalogue sur fiches : j’avais 11 ans quand ma mère m’a fait entrer pour la première fois dans la bibliothèque de recherche de l’université de Toronto, et m’a appris à utiliser leur catalogue sur fiches (vraiment imprimés sur des fiches) et les énormes volumes reliés qui indexaient chacune des revues académiques de la collection. Au lycée, j’ai rédigé des devoirs sur tous les sujets, de Woodrow Wilson jusqu’à l’histoire du vice, creusant mon chemin à travers les mots-clés et les étagères de la bibliothèque pour trouver les réponses dont j’avais besoin. Cela fait dix ans que je n’ai pas fait de recherche dans des livres imprimés, mais j’utilise les compétences acquises dans les catalogues sur fiches presque chaque jour. L’aptitude à convertir des questions générales en mots-clés spécifiques est le talent essentiel de tout Google Ninja, et l’insistance de ma mère pour que je développe des aptitudes à la recherche en bibliothèque m’a fourni les fondements pour trouver rapidement, en ligne, l’information adéquate.

La machine à écrire. Beaucoup de mes amies femmes racontent comment leurs mères les ont découragées à apprendre à taper à la machine, de peur à ce qu’elles ne soient reléguées à des postes de secrétaires. Ma mère a choisi l’option inverse, m’aguillant d’abord puis me corrompant carrément pour que j’aille suivre des cours. La machine à écrire électrique que j’ai reçue comme récompense était dépassée un an plus tard avec l’arrivée dans notre foyer de notre premier ordinateur, mais mon aisance avec le clavier m’a permis de me sentir à l’aise avec la nouvelle machine. Aujourd’hui, ma très grande vitesse de frappe – produit de trente ans de pratique du clavier – signifie que je peux bloguer aussi vite que je parle, ou twitter aussi vite que je pense.

La microfiche. Notre cave contenait un lecteur de microfiches et de microfilm que ma mère utilisait pour ses recherches sur l’Egypte ancienne, scrutant l’écran pour combler les vides sur la photo d’un morceau abimé de papyrus. Elle m’a appris à faire tourner les bobines d’archives de journaux, en déchiffrant juste ce qu’il faut du texte pour trouver rapidement le bon article ou la bonne date. L’aptitude à pouvoir passer d’un écran de texte à un autre, en zoomant sur la phrase ou le morceau qui m’intéresse, est ce qui me maintient à flot dans un monde en ligne qui crache des monceaux de liens et d’articles chaque jour.

Les lettres de remerciement. Chez nous, s’approvisionner pour un anniversaire consistait à acheter des gâteaux, de la glace et une boite de cartes. A peine avais-je terminé de déballer mes cadeaux que ma mère me mettait au travail, pour que j’écrive des lettres de remerciement bien senties à tous ceux qui m’en avaient offert un. Alors que je rêvais de jouer avec ma nouvelle Barbie, j’empoignais le stylo jusqu’à la crampe et allais au bout de ma tâche. Je suis incapable de me souvenir de la dernière lettre de remerciement que j’ai rédigée avec un stylo, mais ce savoir-vivre s’est transféré au monde en ligne. La discipline que supposent les remerciements que j’adresse par mail ou via Twitter – ce que je fais le plus vite possible – m’a aidé à développer des relations professionnelles et numériques dans lesquelles la courtoisie est la norme, pas l’exception.

Tout est là, dit Alexandra Samuel : je ne peux pas plus imaginer le monde dans lequel vivront mes enfants que ma mère ne pouvait anticiper celui auquel elle me préparait. Et pourtant, elle l’a fait, en insistant sur les aptitudes induites par les technologies de son monde, même si ces outils, et ce monde sont vite devenus obsolètes.

Si le cœur de la maternité est indépendant des technologies et outils d’une époque, ça ne signifie pas que les mères sont en droit d’ignorer le contexte technologique dans lequel elles évoluent. Les outils et usages que nous trouvons non intuitifs sont ceux que nous avons dû apprendre, ce sont précisément ceux dans lesquels nous pouvons guider nos enfants, plutôt que les y suivre.

Donc, les développeurs, arrêtez de niveler les choses par le bas pour vos mères. Elles sont sans doute moins bêtes que vous ne le croyez, parce que quelque part sur le chemin de votre vie, elles ont posé les fondations qui ont fait de vous des natifs du numérique.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 19 mai 2012 accueillait le philosophe Marcello Vitali Rosati auteur de S’orienter dans le virtuel qui vient de paraître aux éditions Hermann.

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  1. Je ne suis pas certain que l’auteure de l’article ait pris « bon pour ma mère » dans le bon sens ! Partir d’un point de vue offensé signifie que l’on a un problème d’empathie (que veulent dire les jeuens qui utilisent cette expression ?).

    En réalité, en me fondant uniquement sur ce que dient mes étudiants et étudiantes, l’expression désigne souvent quelque chose de réussi parce que l’ergonomie est soignée. Elle ne désigne pas « c’est bon pour les idiotes et les attardées » ! Ou alors sous la forme d’une autodérision : « même ma pmère saurait faire marcher ça » ; mais qui renvoie à : j’ai réussi à le rendre utilisable ( = pour ma mère et pour mes potes, en réalité)

    En outre, les exemples qu’elle donne ont peu de liens avec la technologie : on peut apprendre la courtoisie en dehors de toute implication dans les TIC : même si les formes de la courtoisie TIC sont spécifiques (pas de 2nd degré, pas d’ironie dans les mails et sms, etc…) ; de la même façon que l’on peut apprendre les méthodes de recherche indépendamment de Google.

    bref, ce papier me parait inutilement ronchon et grognon ! 🙂

  2. Je suis un peu étonné par l’angle choisi dans cet article. Je m’attendais à une éloge des valeurs féminines (héritées de notre background anthropologique au temps des chasseurs-cueilleurs) qu’on retrouve dans l’essor rapides des réseaux sociaux et des technologies communicantes.

    Evoquer son histoire personnelle – avec toutes les limites phénoménologiques évoquées par Benoit plus haut – biaise son argumentation.

    A moins qu’elle ait juste mal choisi le titre de son article…

  3. C’est un billet déguisé pour la fête des mères (deuxième dimanche de mai au Canada selon wikipedia).

    À part ça je suis du même avis que Benoît.

  4. Ce que je retiendrais du texte, c’est que si les technos ont évolué, les techniques employées sont les memes.
    C’est logique au fond, mais l’aspect « techno » (et sans doute également un souhait de ne pas « voir » ce fait) avait tendance à me faire oublier qu’on réinvente bien plus qu’on invente.

  5. @Jean-Christophe Caron : oui, c’est visiblement un billet pour la Fête des mères. 😉

    Je suis assez d’accord sur les critiques sur le rapport des mères à la techno. Par contre, je trouve assez éclairant les exemples que donne Alexandra Samuel, qui montre que les capacités dont nous avons besoin pour exploiter l’internet ne sont absolument pas liées à cette forme technologique. Les exemples montrent que les compétences et les aptitudes (à la fois techniques et sociales) à mettre en oeuvre n’ont rien à voir avec l’internet. Apprendre à chercher, apprendre à trier, apprendre à écrire et utiliser, apprendre une discipline sociale sont bien les fondements de la littératie numérique.

  6. On ne peut pas faire fi de la transmission, qu’elle soit technologique, culturelle ou autre, qui existe via le cadre familial (ou maternel !). Sauf cas particuliers, elle se fait bel et bien au sein des foyers jusqu’à un certain âge, en plus de l’école et des autres lieux de transmission. Et heureusement que le développement des aptitudes et des capacités à s’adapter, à apprendre, sont susceptibles de passer par les mères de famille !