Cartographie numérique : à travers l’oeil de qui regardons-nous le monde ?

La lecture de la semaine est un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 28 août dernier, on le doit à Oliver Burkeman (@olivierburkeman) et on pourrait lui donner comme titre : « comment les cartes numériques changent notre manière de voir le monde ».

Burkeman commence par relever l’omniprésence des cartes numériques dans nos vies et le fait qu’elles gagnent toujours en précision. A tel point qu’un historien de la cartographie de l’Université de Londres, Jerry Brotton, explique : « Honnêtement, je pense que nous assistons, en ce qui concerne la fabrication des cartes, à un changement plus profond que celui qu’a connu la Renaissance en passant des manuscrits à l’imprimerie ». Le passage à l’imprimerie, reprend Burkeman, a ouvert les cartes à un public plus nombreux. Le passage à la cartographie numérique accélère et étend cette ouverture, mais il transforme aussi le rôle que les cartes jouent dans notre vie.

L’idée d’une carte du monde à l’échelle 1, qui reproduise tout ce qu’il contient, est un motif vénérable en littérature, qui apparaît dans les œuvres bien connues de Lewis Carroll et Borges. Dans Harry Potter, il existe une carte qui montre ce que tous les gens du royaume sont en train de faire à chaque instant. Or, avec ce que nous prépare Google par exemple, ces cartes fictionnelles semblent beaucoup moins absurdes. Mais le niveau de détail n’est qu’une des manières qu’a la cartographie de changer. La distance qui existe entre consulter une carte et interagir avec le monde décrit par cette carte diminue chaque jour. Les lunettes Google, encore au stade de prototype aujourd’hui, peuvent projeter directement dans votre périmètre visuel l’adresse du restaurant que vous êtes en train de regarder, ou des critiques le concernant, qu’est-ce que le mot « carte » signifie alors ?

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Image : Pour The Atlantic, Alexis Madrigal est allé discuté avec les ingénieurs de chez Google Maps pour comprendre le travail qu’ils avaient encore à accomplir pour améliorer leurs cartographie, comme c’est le cas sur cette carte, qui montre en rose, certains problèmes évidents : zones non cartographiées, non recoupement entre la carte et la géolocalisation…

En un sens, cartographier est l’essence de Google. L’entreprise aime parler de services comme Google Maps ou Google Earth comme s’ils étaient juste cools et sympas – une sorte d’extra, comme une récompense pour leur fonction première, le moteur de recherche. Mais un moteur de recherche est, en un sens, la tentative de faire la carte du monde de l’information – et quand vous pouvez combiner le monde conceptuel avec le monde géographique, les opportunités commerciales explosent. La recherche d’un restaurant, d’un médecin, ou d’un taxi a plus de sens, et ouvre à de plus grandes possibilités publicitaires, quand elles sont opérantes du point de vue géographique. Et il y a là quelque chose de plus important, quelque chose d’excitant, ou de troublant selon le point de vue : dans un monde de smartphones équipés de GPS, quand vous consultez une carte, vous ne consultez pas seulement les bases de données de Google ou d’Apple, vous vous ajoutez vous-mêmes à ces données.

Quelles informations ces entreprises collectent, ce qu’elles en font, tout cela est en débat. Mais on saisit facilement le calcul qu’elles font du point de vue commercial. Plus votre téléphone sait avec exactitude où vous êtes, plus la publicité qui vous arrive peut être ciblée. Bien sûr, Google et Apple insistent sur le fait qu’ils ne sont pas intéressés par les données individuelles : la valeur commerciale réside dans les modèles détectables dans l’agrégation des données. Mais ça n’est pas complètement rassurant. Car l’idée que quelqu’un d’autre apprenne des choses sur vous n’est pas nécessairement l’implication la plus dérangeante de cette nouvelle génération de cartes. Plus troublante est l’idée que les cartes de Google et Apple ne feraient pas qu’observer nos vies, mais elles viendraient à jouer directement un rôle dans leur cours.

La vraie question, selon Burkman est : qui contrôle les filtres par lesquels nous allons passer pour percevoir la réalité ? C’est là le cœur du problème. On peut supposer que les cartes sont objectives : que le monde est là, dehors, et qu’une bonne carte est celle qui le représente avec exactitude. Mais ça n’est pas vrai. Chaque kilomètre carré de la planète peut être décrit d’une infinité de manières : ses caractéristiques naturelles, la météo, son profil socio-économique ou ce que vous pouvez acheter dans les magasins qui s’y trouvent. Traditionnellement, ce qui se reflétait dans les cartes était les intérêts des états et de leurs armées, parce que c’étaient eux qui fabriquaient les cartes, et que leur premier usage fut militaire (si vous aviez les meilleures cartes, vous aviez une bonne chance de gagner la bataille). Aujourd’hui, le pouvoir s’est déplacé. « Toute carte, explique une autre cartographe, est une manière pour quelqu’un de vous faire regarder le monde à sa manière. » « Que se passe-t-il quand nous en venons à regarder le monde, dans une certaine mesure, à travers les yeux de grandes entreprises californiennes ? Il n’est pas nécessaire d’ être conspirationniste ou anticapitaliste de base, pour se demander quelles sont les voies subtiles par lesquelles leurs valeurs ou leurs intérêts façonnent petit à petit nos vies. »

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 15 septembre 2012 était consacrée à Marshall McLuhan (Wikipédia) à l’occasion de la parution en français de son premier livre La mariée mécanique en compagnie de Bruno Patino (@brunopatino) directeur général de France Télévision et auteur avec Jean-François Fogel d’Une presse sans Gutenberg (2005), ainsi que de Vincenzo Susca, chercheur en sciences sociales au Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien de La Sorbonne Paris 5, ainsi qu’au McLuhan Programm in Culture and Technology de l’Université de Toronto. Il dirige la revue Les cahiers européens de l’imaginaire qui a consacré un dossier de son numéro 3 à McLuhan.

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0 commentaires

  1. Bon, c’est du chipotage et ça n’est pas lié directement au sujet mais une précisions : dans Harry Potter, la Marauder’s Map ne signale que les personnes évoluant dans le château-école de Hogwarts et le domaine qui l’entoure, pas dans toute la Grande-Bretagne.

  2. @Sebastien Justement, c’est bien là tout le coeur de la stratégie commerciale via la cartographie numérique: hic et nunc. L’hyperlocal est sans aucun doute une des martingales des développements business futurs. Et plus les cartes seront interactives, multimédias, communicantes et intuitives, plus les effets de levier seront importants. Nul besoin, donc, de représenter tous les passants de Grande Bretagne. Il me suffit de voir ceux qui, à 5 mètres de moi, ont ce dont j’ai besoin et pour lesquels j’ai ce qu’ils recherchent.
    La Marauder’s Map avait donc déjà intégré les bons usages! 😉

  3. Un excellent billet il y a encore des points que je ne comprend pas encore notamment ce passage: « Quelles informations ces entreprises collectent, ce qu’elles en font, tout cela est en débat. Mais on saisit facilement le calcul qu’elles font du point de vue commercial. Plus votre téléphone sait avec exactitude où vous êtes, plus la publicité qui vous arrive peut être ciblée. « 

  4. « dans un monde de smartphones équipés de GPS, quand vous consultez une carte, vous ne consultez pas seulement les bases de données de Google ou d’Apple, vous vous ajoutez vous-mêmes à ces données. »
    C’est très exact. On s’ajoute avec tous ses comportements en ligne (recherche, consultation, appels, messages… mots ?).
    Reste qu’à traiter tout cela et en sortir quelque chose de rationnel adapté à un être humain si irrationnel, même dans la routine, cela semble surhumain (pour le coup). Je suis par avance fasciné de découvrir ce qu’il en sortira (mû par la curiosité plus que par déterminisme technologique).
    En tout cas, une vraie explication de l’engagement d’Apple avec la sortie prochaine d’iOS6 pour s’affranchir de la carto de Google !

  5. Celui qui connaît son territoire n’a pas besoin d’une carte et celui qui ne le connaît pas n’a qu’à lui demander. C’est effectivement une prophylaxie simple pour se garder de la cécité ou de la malvoyance produites par tous ceux qui cherchent dans ce registre à nous coloniser.

  6. @Zablo : salut 🙂

    @Xavier de la Porte : salut aussi 🙂

    Face à ça, voici « la réponse européenne » :

    « Le projet Futur ICT est piloté conjointement par Dirk Helbing -EFPZ (Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich) et Steven Bishop -University College (UK) http://www.futurict.eu/ . Comme son nom l’indique, Futur ICT utilise les technologies de l’information et de la communication pour la création d’une plate-forme planétaire « Living Earth Platform » destinée à appliquer les progrès de la simulation informatique aux phénomènes sociaux et économiques globaux- une crise financière, par exemple- en temps réel.

    Les technologies de l’information et de la communication, essentiellement issues de l’Internet, fournissent de véritables données utiles à la discipline des sciences humaines et sociales. L’ambition du projet est de prédire les crises -économiques, sociales, environnementales- pour en atténuer si possible els effets et détecter les opportunités qui se dessinent dans un monde en constante mutation : conséquences de la mondialisation, changements technologiques, démographiques et environnementaux…

    De nombreux acteurs dans le monde sont mobilisés sur ce projet : Hautes Ecoles et instituts académiques de 16 pays (en France l’INRIA et l’ENS de Lyon,…) auxquels s’ajoutent des partenaires industriels (Dassault Système Exalead, moteur de recherche Yahoo!, l’opérateur Télécom Italia…°

    Tout va bien, les subventions vont couler à flot…

    Là où ça va se compliquer, c’est quand il s’agira de simuler l’impact
    de la simulation du monde – fruit de la rationalité instrumentale -, sur le monde lui-même. A moins que, c’est le plus probable, l’on oublie purement et simplement, que cette mise en abyme est sans doute un élément déterminant de la marche du monde.

    Tiens, ce sera l’une des questions discutée lors de mon prochain séminaire au Global Brain Institute qui se tiendra le 19 octobre à la VUB (Bruxelles)

    http://ecco.vub.ac.be/?q=node/194

  7. Ils se sont pris pour des psychohistoriens chez FUTUR ICT ?

  8. Un grand merci à Xavier de la Porte pour cet article et la discussion sur McLuham qui l’accompagnait. Je ne cesse de partager le podcast.

    Pour ceux que le sujet intéresse, ouverture des Artsciencefactorydays à Saclay ce mercredi 14 novembre avec Gilles Clément, François Bon et Sylvain Gouraud.
    http://artsciencefactory.fr/
    « Si un territoire peut se définir par ses limites, ses frontières la cartographie en est sa représentation. La carte, construction intellectuelle, permet de comprendre une réalité dans une image réduite, simplifiée et hiérarchisée. Elle devient aussi une construction mentale de l’espace. La carte est aussi le premier contact avec un territoire que l’on va parcourir, intervenir, découvrir. Elle invite au voyage, à l’évasion. «