Pas de numérique en héritage

La lecture de la semaine, une fois n’est pas coutume, provient de la presse espagnole. Il s’agit d’un article du quotidien El Pais, paru le 10 septembre sous la plume de Daniel Verdu, il s’intitule « Votre bibliothèque numérique mourra avec vous ».

« Une vie passée à explorer les bacs des magasins de vieux vinyles et à les classer obsessionnellement sur une étagère finit par créer un patrimoine considérable. Mais aujourd’hui c’est un peu différent. Le collectionneur obsessionnel, comme tout amateur de musique, achète œuvres rares, nouveautés et compilations dans des magasins numériques, en un clic. Le stockage de musique ne s’achève que lorsque le collectionneur pathologique passe l’arme à gauche. Mais dans ce processus sans fin de la collecte, se cache toujours un désir secret de transcendance : léguer ce trésor à un héritier ou, pourquoi pas, à une fondation qui porte son nom. Or, l’intéressé doit savoir que si l’achat s’est effectué sur l’Apple Store, sa collection passera dans l’au-delà avec lui. Et la même chose pour la bibliothèque qu’il aura constituée sur Amazon. Vous n’êtes plus le propriétaire d’un bien, mais le simple usager d’un service.

Cette règle, notifiée en tout petit dans les conditions légales que l’on accepte en achetant dans le monde obscur des magasins numériques, a fait débat quand le Sunday Times a révélé que l’acteur Bruce Wills pensait poursuivre Apple à ce sujet. L’acteur aurait dépensé une fortune en achetant de la musique sur Itunes et aurait voulu que ses trois filles en héritent à sa mort. L’information fut partiellement démentie par la femme de Bruce Willis sur Twitter, mais entretemps, le débat sur les conditions de transmissions de l’héritage culturel a eu le temps de naître.

demotivational-poster-18994
Image : Bruce Willis vs Apple via Motivationals.

On n’achète plus une chose, mais le droit d’en user. Ce qui est très américain, mais difficile à assimiler dans un pays comme l’Espagne. Cette philosophie, au-delà d’une protection contre le piratage à la limite de la légalité, n’est pas claire. Car Apple ne donne aucune explication. « Nous n’avons pas de spécialiste qui puisse intervenir sur ces questions. Nous ne commentons pas ce type de dispositions. Je n’ai aucun commentaire à faire ». Telle est la réponse de Paco Lara, responsable de la communication d’Apple, quand on lui demande pourquoi l’entreprise dont il est le porte-parole agit de la sorte. Amazon, par l’intermédiaire de son agence de communication, s’en réfère seulement à un des paragraphes de ses conditions générales d’utilisation. Mais rien sur les raisons pour lesquelles ces conditions sont appliquées. Ce qui arriverait à notre bibliothèque si les serveurs ou les entreprises qui fournissent ce service étaient détruits, nous n’en savons rien non plus.

La musique et les livres que nous achetons appartiennent au compte de l’utilisateur qui les a téléchargés. Parfois, ils peuvent être téléchargés sur d’autres terminaux, mais ils doivent rester associés à cette identité. Amazon autorise le prêt de titres acquis pour un Kindle, mais pendant la période où ils sont disponibles pour un tiers, ils disparaissent du terminal du propriétaire. Une bibliothèque à laquelle, soit dit en passant, l’entreprise a un accès inquiétant.

En juin 2009, Amazon a vendu par erreur deux éditions de 1984 et de La ferme des animaux de George Orwell, deux éditions publiées par un éditeur qui n’avait pas les droits pour la diffusion en Europe. Amazon est entré dans les terminaux de ses clients, a effacé les livres qu’il ne devait pas avoir vendus et a rendu l’argent. Aussi vite et discrètement qu’un cambriolage nocturne. Comme si l’éditeur était entré chez vous pendant votre sommeil, s’était servi dans votre bibliothèque et avait laissé un chèque en partant. Une atteinte notoire à la propriété privée, comme on disait dans ce monde des objets qui était le nôtre. Amazon s’est excusé.

Au final, la question débouche sur le débat récurrent concernant la destinée de nos différents comptes (e-mails, réseaux sociaux, magasins numériques…) et de toutes les informations qu’ils contiennent quand nous mourrons. Dans la plupart des cas (Facebook, messageries..) et sur la base du secret des télécommunications, les familles peuvent clore ces comptes sans avoir accès à leur contenu. Le cas s’est présenté pendant la guerre en Irak, quand de nombreuses familles voulurent ouvrir les messageries d’un parent tué dans le conflit et que les entreprises ne leur permirent pas. Au plus, une entreprise comme Facebook permet la construction d’une sorte de mémorial macabre du disparu, mais annule logiquement toutes les notifications (comme le rappel de l’anniversaire ou les invitations à des fêtes) qui lui seraient arrivées s’il était vivant.
Les comptes sont d’un usage strictement privé et non transférable. Il en va de même pour tout ce qui y est associé. La restriction préserve du piratage et multiplie les revenus. C’est la question. Par conséquent si Apple découvre que l’usager d’un compte (qui écoute des chansons par exemple) n’est pas le vrai, ou partage les chansons, il peut fermer l’accès au service.

Les biens immatériels, nous le savions déjà, ne se possèdent pas. On ne peut en profiter que jusqu’à notre dernier souffle. Mais pas un jour de plus. »

Voici ce texte auquel on pourrait ajouter un versant plus positif. Et si Internet était le début de la fin de l’héritage, dont on sait qu’il est la première cause des inégalités. C’est un peu malheureux que cela commence par la transmission des textes et de la musique, j’en suis bien conscient. Mais pourquoi devrions-nous posséder tout ce que nous utilisons ?

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 22 septembre 2012 était consacrée à la place des nouvelles technologies en Inde en compagnie de Nicolas Miailhe (@NicolasMiailhe), cofondateur de Sisyphos, un groupe de réflexion sur l’impact et le développement possible des questions technologiques en France et en Inde et qui réside dans ce pays depuis 8 ans. »

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Olivier Ertzcheid publiait la semaine dernière sur leMonde.fr une tribune sur le même sujet et concluait d’une manière plus ouverte : « Avant d’interdire ceci ou de développer cela, il est urgent de s’entendre sur ce que, dans nos sociétés numériques, devrait être un authentique droit de transmission, un droit réel à la copie, à la copie privée. »

  2. Comme beaucoup j’ai découvert le problème avec bruce willis… ce qui me pose problème n’est pas en soi le fait de posséder ou pas des oeuvres, mais c’est qu’avec la mort d’un proche il deviendrait impossible de retracer l’histoire et la vie de celui-ci : impossible de savoir ce qu’il lisait, écoutait, regardait, créait, pensait… si un chercheur annote son fichier epub, il deviendrait alors impossible de retracer sa pensée, son analyse d’un autre auteur ? Si je fais un blog chez un hébergeur, si je mets mes galeries de photos sur flickr (les miennes nom de zeus!) est-ce que leur contenu (mes idées, mes créations) disparaîtra avec moi ? C’est une seconde mort, aussi grave que la première (il ne restera plus de souvenir concret de mon passage sur terre pour ma famille et mes amis… brrrr).
    je découvre aussi l’intrusion possible des fournisseurs dans nos ordis… terrible (d’accord je suis naïf! )

  3. Le point principal est qu’ils ont trouvé le moyen de tuer le marché de la revente et les conséquences économiques de cela sont trop importantes pour espérer la moindre inflexion.

  4. La révélation fatale pour le lecteur/consommateur, ce sera bientôt : « On ne serait pas en train de me faire payer un simple usage « provisoire » à peine moins cher que la possession complète ? » C’est peut-être aussi cela qui freine le décollage du livre numérique, non ? Le droit du lecteur est autant à repenser que le droit d’auteur…

  5. A ma connaissance ceux qui ont inventé cela sont les vendeurs de logiciel. Dès les années 80 il était courant de ne vendre qu’une « licence d’utilisation ». Des amis qui avaient achetés qq centaines de milliers de francs un logiciel de 3D sur Silicon Graphics l’ont découvert à la liquidation de leur société : impossible de revendre le logiciel (pourtant livré sous forme physique sur des cartouches magnétiques) car le fabriquant refusait de fournir les clefs d’utilisation (renouvelables chaque année…) à qq’un d’autre que le client intial…
    Lisez bien vos contrats : vous n’achetez pas un logiciel, vous achetez un droit d’utilisation qui est en général non transférable…