La technologie est-elle toujours la solution ? (1/2) : le biais de l’internet-centrisme

To Save Everything, Click HereDe 2005 à 2007, le chercheur et éditorialiste, spécialiste de politique étrangère d’origine Bielarusse, Evgeny Morozov (@evgenymorozov), pensait que la technologie numérique était peut-être un moyen pour nous débarrasser des régimes autocratiques. Sa déception a été racontée dans un livre, The Net Delusion, où il s’en prenait à l’utopie du projet internet. Dans son nouveau livre Pour tout sauver, cliquez-là, le chercheur iconoclaste élargit sa critique pour comprendre les schémas de pensée à l’oeuvre derrière la révolution numérique.

Internet-centrisme : appliquer au monde les solutions de l’internet

Pour cela, il définit deux concepts. Le premier, l’internet-centrisme consiste à prendre le modèle de fonctionnement de l’internet et l’appliquer au reste du monde, explique le développeur Tom Slee. Pour Alexis Madrigal dans The Atlantic, l’internet-centrisme est l’idée que notre société, et en particulier ses intellectuels, est désormais fascinée par l’idée que l’internet est une force stable et cohérente dans nos vies. L’internet-centrisme se rapporte à la fascination révérente de l’internet comme un phénomène sociotechnique en soi. L’internet-centrisme précède d’une mythologie et d’une culture où iTunes et Wikipédia sont des modèles pour le fonctionnement de la société et Zynga, la société de jeu, un modèle d’engagement civique. Comme l’explique Kevin Driscoll dans la Los Angeles Review of Books, pour Morozov, l’internet est toujours, implicitement ou explicitement, un facteur de tout conflit public contemporain. « Il est à la fois le contexte de l’action sociale et le principal acteur social, une structure et une infrastructure, à la fois une force déstabilisatrice et la seule forme architecturale stable. Cette perspective a-historique imagine l’internet comme une force révolutionnaire autonome engagée dans une bataille rangée avec les institutions qui datent d’avant sa création. L’internet est à la fois la cause des conflits et la seule solution. »

Morozov nous invite toutefois à réfléchir plus profondément sur la façon dont les internets de 1993, 2003 ou 2013 pourraient être une même continuité. Parlons-nous d’une même entité (en supposant que le terme entité soi le mot juste) ? L’internet n’est pourtant pas une technologie unique et le réseau a considérablement changé depuis 1993. Morozov s’insurge contre l’idée que l’internet aurait une force ou des qualités autonomes ou intrinsèques, rappelle Madrigal. Pour Morozov, l’internet n’est pas une catégorie utile pour comprendre le monde. « L’Internet » ne peut nous dicter ni l’ouverture, ni la transparence… quand bien même ces principes seraient le coeur du code qui permet au réseau de fonctionner. C’est en ce sens qu’il faut entendre sa critique du terme Open (ouvert) qu’il formule dans une autre tribune publiée par le New York Timeset traduite par le Framablog. L’ouverture est aujourd’hui un culte puissant, une religion avec ses propres dogmes, explique le philosophe, qui puise sa source dans le succès des logiciels open source, dans la révérence au code informatique publiquement accessible auquel tout le monde peut contribuer. Mais en l’appliquant à tout, de la politique à la philanthropie, ne risque-t-on pas de le dénuer de sens ? L’ouverture ne questionne pas l’authenticité des initiatives ouvertes, rappelle Morozov. La société ouverte de Karl Popper, apothéose des valeurs politiques libérales, n’est pas la même que celle prônée par la philosophie de l’open source. L’internet-centrisme qui promeut l’ouverture, peut autant désigner le succès que la défaite des politiques démocratiques.

Evgeny Morozov
Image : Evgeny Morozov, photographié par Chatham House à Londres le 18 mars 2013 lors d’un débat sur le thème des limites de la technologie dans un monde imparfait.

Dans une terrible critique du livre du théoricien des médias Steven Johnson (Wikipédia) La perfection du futur : le cas du progrès à l’âge des réseaux, intitulée « Pourquoi les mouvements sociaux devraient ignorer les médias sociaux », Morozov lui-même revient sur ce concept d’internet-centrisme. Les internet-centristes sont surtout intéressés par ce que l’internet signifie, explique-t-il. « Ses significations ont déjà été déchiffrées : la décentralisation bat la centralisation, les réseaux sont supérieurs aux hiérarchies, les foules aux experts. Pour pleinement absorber les leçons de l’internet auxquelles nous exhortent les internet-centristes, nous avons besoin de remodeler nos institutions politiques et sociales à son image. Ils arrivent à ce programme de réformes d’une manière assez détournée. Tout d’abord, ils supposent que l’internet a une logique qui est actuellement à l’oeuvre et qui remodèle une multitude de plates-formes numériques et les industries », notre monde dans son entier.

Et Morozov de renvoyer dos à dos les grands gourous de l’internet, comme Clay Shirky ou Yochaï Benkler. Pour Clay Shirky, « la logique de Facebook est, à bien des égards, la logique implicite à l’internet lui-même, dont Facebook se trouve être l’actuel avatar ». Pour Yochaï Benkler, estime Morozov, après avoir étudié Wikipédia, les logiciels libres, et le partage de fichiers, l’internet prouve que les humains sont par nature collaboratifs, qu’ils sont des créatures bien intentionnées, et que nos institutions politiques, conforment à la nature la plus sombre de la nature humaine d’Hobbes, n’ont jamais été adaptées pour faciliter nos interactions sociales. Dans son dernier livre, « Benkler ne considère par internet comme un outil, mais comme une idée qui prouve (et réfute) les théories philosophiques sur la façon dont le monde fonctionne. »

La décentralisation, les réseaux et les foules comme modèle de société ?

Cette tentative de redécouvrir la réalité selon les termes et les catégories d’une culture de l’internet prétendument cohérente est l’idée essentielle de l’internet-centrisme. Dans sa définition de ce qui est connaissable, à quelles conditions et à quelles fins, l’internet-centrisme produit une épistémologie à part entière, estime Morozov. Sur le plan analytique, il est semblable à l’anthropocentrisme – sauf qu’il adore une divinité différente. La plupart des adeptes de l’internet-centrisme ont toujours gardé le silence sur leur quasi-religion, mais la publication du livre de Steven Johnson en signe le manifeste. Pour Jonhson, la décentralisation est au coeur de l’internet, et il estime que c’est par la décentralisation que nous devrions tenter de résoudre tous nos problèmes de société. « Comment pouvons-nous nous permettre de ne pas réformer le monde autour de nous quand on sait que quelque chose d’aussi peu probable que Wikipédia fonctionne réellement ? », ironise Morozov. En fait, pour Jonhson, l’internet n’est pas la solution, mais le moyen pour réfléchir à la solution, en appliquant les principes de l’internet à toutes les difficultés du monde réel, à la politique comme au système scolaire. Pour Johnson, il n’y a plus de bonne raison pour que les hiérarchies continuent d’exister. Selon Morozov, Johnson ne fait aucun effort pour interroger des questions philosophiques mêmes basiques. « Que faire si les limites à la participation démocratique à l’ère pré-Wikipédia n’étaient pas seulement la conséquence de coûts de communication élevés, mais découlaient d’un effort délibéré pour extirper le populisme, éviter la cooptation ou protéger les décisions des experts ? Autrement dit, si certaines institutions publiques évitaient une participation plus large pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la facilité de connexion, alors l’internet ne serait-il pas une solution à un problème qui n’existe pas ? »

Johnson n’évoque jamais que certains problèmes (urbains par exemple) ne peuvent être atténués – et surtout pas résolu par la négociation – parce que ces problèmes proviennent d’intérêts divergents et non de lacunes de connaissances. « Johnson semble vivre dans un monde post-idéologique, où l’histoire a pris fin et la politique a été réduite à la fixation des nids-de-poule et de l’examen des demandes de brevet. Dans ce monde, le seul mal à ne pas négliger vient de bureaucrates paresseux qui refusent de publier des données dans des formats informatiques facilement accessibles. »

Dans le monde de Johnson, les transferts de pouvoir se font toujours de manière douce, jamais dans le conflit, les inégalités ou la violence. Mais si on prend en compte ces contextes, la décentralisation et la participation s’avèrent ne pas être toujours souhaitables, estime Morozov. « Même Wikipédia nous raconte une histoire plus complexe de l’autonomisation : oui, n’importe qui peut en modifier les pages, mais toutes les modifications ne seront pas préservées pour la postérité. Cela dépend, dans une large mesure, d’une lutte de pouvoir à l’intérieur de Wikipédia. »

Les internet-centristes veulent tellement voir les choses comme étant décentralisées, horizontales, et émancipatrices qu’ils n’en voient plus le caractère fortement centralisé qu’elles dissimulent ou les nouvelles hiérarchies qu’elles mettent en place. « L’Internet-centrisme n’est pas seulement un style de pensée, mais aussi une excuse pour une idéologie politique naïve et dommageable, or, le coût à laisser son influence corrosive passer inaperçus est devenu trop élevé », conclut Morozov.

Le risque du numérisme

Sur la VieModerne.net, un prof de lettres classiques avait récemment fait une critique sans concession du livre du philosophe Michel Serres, Petite Poucette (tout aussi vive que celle de Morozov du livre de Johnson). Il en dénonçait le « numérisme », la croyance dans le miracle technique. « L’acculture du numérisme, qui asservit à la facilité, à l’instantanéité et aux flux permanents, n’est rien d’autre qu’un anti-humanisme, peut-être même un nouvel obscurantisme. »

« Oracle millénariste, Michel Serres nous promet pour bientôt un « printemps occidental », une sorte d’âge d’or numérique. Il attend et espère avec impatience ce grand soir où nous vivrons dans un monde de données virtuelles et vertueuses : « Pour la première fois sans doute de l’histoire, le public, les individus, les personnes, le passant appelé naguère vulgaire, bref Petite Poucette, pourront et peuvent détenir au moins autant de sagesse, de science, d’information, de capacité de décision que les dinosaures en question, dont nous servons encore, en esclaves soumis, la voracité en énergie et l’avarice de production. » Dans l’esprit de Michel Serres le numérique abolira les appartenances et les distances, rapprochera les hommes et les rendra meilleurs : l’arbre de données monumental et saugrenu qui conclut lyriquement Petite Poucette témoigne de cet optimisme béat.

Mais, en faisant des nouvelles générations les hilotes de leur propre culture et de leur propre langue, aliénées à la technologie, c’est pourtant bien le contraire de cette « fin de l’ère du décideur » qui se prépare : Michel Serres appelle de ses vœux le monde le plus inégal qui soit. Sous les dehors d’une libre participation et d’une culture offerte à tous – mais accessible à quelques-uns seulement –, le numérisme est un élitisme qui ne dit pas son nom.

Au lieu de tourner son regard vers un monde qu’il espère, que Michèle Serres ne regarde-t-il pas le monde sous ses yeux, déjà en grande partie numérisé ? Un monde qui ne s’annonce ni plus démocratique ni plus vertueux, où les vrais usages dominants du numérique ne sont ni culturels ni pédagogiques. »

Cette critique, très proche de celle de Morozov finalement, ne cherche pas à rejeter le numérique ou la technologie en tant que telle, mais bien cette piété, cette ferveur, cet optimisme qu’il y a de croire que le numérique distille des solutions adaptables à notre société dans son entier.

Hubert Guillaud

Notre dossier, « La technologie est-elle toujours une solution ? » :

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