Les relations humaines sont fragiles et nécessitent des efforts pour être préservées

La lecture de la semaine est un élément dans la discussion qui a eu lieu ces dernières semaines dans la presse américaine au sujet de la politesse dans les réseaux. C’est un papier publié sur le site de Wired par Evan Selinger (@EvanSelinger), qui enseigne au département de philosophie du Rochester Institute of Technology. Il s’intitule « comment nous transformons les natifs numériques en sociopathes de l’étiquette ».

Evan Selinger réagit à un article publié il y a quelques semaines dans le New York Times par Nick Bilton. Dans son article, qui a suscité pas mal de discussions sur les réseaux américains, Bilton expliquait qu’il fallait en finir avec la trop grande politesse dans nos échanges numériques, il dénonçait le temps perdu à recevoir et envoyer des messages disant simplement « merci », qu’il fallait aller au plus vite, ne pas saturer les répondeurs de messages inutiles, utiliser les voies les plus concises, les plus rapides, les plus efficaces.


Image : Le temps des textos de remerciements, photographié par par Alex Washburn pour Wired.

Quelques éléments de la réponse que lui fait Evan Selinger dans Wired :

« Si une vie obéissant strictement à l’efficacité technologique et à la communication parfaite est bonne pour l’éthos innovant de la Silicon Valley, elle relève néanmoins d’une éthique sociale carrément déprimante. »

« Prenez ma fille de 6 ans, poursuit Evan Selinger. Quand elle a reçu son nouvel iPod Touch à Noël, elle s’est dit qu’à la place des pénibles lettres de remerciements qu’elle avait dû écrire à la main après son anniversaire, elle pourrait envoyer de courts textos à ses amis et sa famille. Les mois ont passé et elle ne comprend toujours pas pourquoi nous, ses parents, lui avons interdit de le faire. Et elle ne le comprendra pas. En tout cas pas tout de suite.

La raison à cela, n’est pas que nous les vieux, considérons que nous n’avons rien à apprendre des jeunes, mais parce que je considère que les vieux savent quelque chose que ceux qui parlent haut et fort au nom des natifs du numérique ignorent : les relations humaines sont fragiles, et elles nécessitent des efforts pour être préservées. Et ce ne sont pas les raccourcis communicationnels qui y aideront ; en général, il est besoin d’en dire plus que les faits essentiels. Considérer la communication personnelle en des termes trop réducteurs risque de fragiliser encore plus des relations déjà ténues.

Au-delà, ajoute Selinger, il y a un point commun entre le désir d’une politesse technologique basée sur la seule efficacité et l’envie de ma fille d’avoir plus de temps pour jouer : c’est la volonté égoïste de dicter les termes de la relation. Ma fille ne réfléchissait pas à ce que ressentiraient ses grands-parents, et ses oncles et tantes. De la même manière, quand Bilton concède du bout des lèvres que, certes, certains de ses interlocuteurs peuvent avoir d’autres attentes, mais que lui, il veut que sa mère communique avec lui par Twitter, il se comporte en égoïste. C’est pourquoi ma fille n’est pas autorisée à envoyer des textos de remerciement. Sa mère et moi essayons de combattre sa tendance à l’auto-centrage qui, en dépit de tout ce que les médias sociaux ont de bons, peut être exacerbée dans un monde où les statuts du type « à propos de moi » dominent sur ceux qui demandent « que fais-tu ? ».

« On pourrait me reprocher d’être une sorte de luddite qui fétichise l’écriture manuscrite et qui ignore que les nouveaux médias peuvent aussi être porteurs d’authenticité, concède Evan Selinger. Mais d’autres apprécieront que j’encourage un comportement social et les aptitudes positives qu’il favorise, comme l’empathie. Et je crois que des messages authentiques, ressentis, peuvent être transmis par différents médias et technologies : un coup de téléphone donné avec attention, des cartes numériques personnalisées avec des images fabriquées sur Photoshop, des textos avec vidéos chorégraphiés, des mp3 avec des chansons choisies, et ce ne sont là que quelques exemples. Les gens ont le choix, tant que le but n’est pas la seule rapidité et qu’il y a une réflexion derrière ce choix. »

Selinger poursuit en expliquant que faire l’efficacité le grand critère est une idée dangereuse. Notamment parce qu’elle consiste à traiter toute relation humaine comme une communication professionnelle.

Pour autant, Selinger dit voir une vertu aux courts messages, même en dehors d’un contexte professionnel. « Par exemple, dit-il, j’encourage ma fille à envoyer régulièrement de courts textos aux gens qui sont importants pour elle. Après tout, tout échange n’est pas profond et pensé. Un « salut » spontané et simple « comment ça va ? » sont une manière de rappeler aux autres qu’ils ne sont pas seuls et que vous pensez à eux. Mais si un grand parent n’utilisait pas les textos, je trouverais incroyablement impoli et dénué d’empathie si ma fille lui envoyait un ultimatum – comme Bilton l’a fait à ses parents – pour qu’ils la rejoignent dans son monde communicationnel. Le but poursuivi depuis longtemps par la technologie – à savoir aller vers plus d’efficacité – nous est utile dans bien des occasions, conclut Selinger. Mais nous devons éviter de le faire primer sur la sincérité des relations. »

Voici pour ce texte un peu moralisateur, mais qui participe à une discussion que je trouve toujours passionnante : comment se redéfinissent les règles de savoir-vivre quand apparaît un nouveau médium.

Xavier de la Porte

« Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 6 avril 2013 s’intéressait au féminisme et au sexisme chez les geeks en compagnie de Mar_Lar (@Mar_Lar), une gameuse féministe qui travaille dans l’industrie du jeu vidéo et qui est l’auteur de l’excellent billet Sexisme chez les geeks : pourquoi notre communauté est malade et comment y remédier et de Anne-Charlotte Husson (@A_C_Husson), enseignante en littératureau Trinity College de Cambridge, militante féministe, et qui a accueillit cet article sur son blog, dédié à l’étude du Genre. »

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. La nouvelle technologie a rendu les relations humaines trop fragiles ,le vertuel a gagné hhhh

  2. Et les plus polis parmi nous passeraient pour des rustres finis, si on se réfère au style épistolaire du 18ème siècle. Il suffit de lire les Liaisons Dangereuses pour se rendre compte ce qu’était une lettre à cette époque. Alors tout est relatif comme dit l’autre…