Comment regardons-nous le monde ?

La lecture de la semaine m’a été suggérée par une auditrice Alysse Hallali, que je remercie, elle provient de The Daily Dot et on la doit à James Elkins, professeur d’histoire de l’art à l’école d’art de Chicago. Son titre : « est-ce que Google nous fait voir l’art de trop près ? »

« L’Internet nous rend visible l’univers entier », commence Elkins. « On peut examiner les galaxies les plus éloignées de l’univers, avec la meilleure résolution, en voyant exactement ce que les astronomes voient. On peut regarder en direct des images venant du plus profond de l’océan, des parties du monde jamais contemplées par aucun œil.

Cet accroissement immense, radical et incommensurable du nombre de choses que nous pouvons voir fait aussi de nous des experts assis. Est-ce un calmar vampire qui flotte ainsi dans les projecteurs du submersible ou une nouvelle espèce jamais recensée ? Qu’est-ce que cette ombre dans le colon du patient : une tumeur ou une boursoufflure bénigne ? Ce pixel flou sur la plaque astronomique est-il une énorme galaxie avec des millions de soleils ou un grain de poussière dans le télescope ?

Dans les faits, nous voyons aujourd’hui les choses de plus près que nous ne le devrions et que nous ne sommes censés les voir. C’est particulièrement vrai pour les œuvres d’art que nous téléchargeons en haute résolution – tellement haute que nous les voyons de plus près que l’artiste n’a jamais eu l’intention que les voyions. »

Le meilleur exemple de cela est le Google Art Project, explique Elkins. Comme le New York Times le notait en 2011, le Google Art Project est un monumental work-in-progress. Chaque musée y contribue en envoyant des images haute-résolution d’œuvres d’art et Google apporte une machine spécialisée qui photographie certaines oeuvres dans une ultra-haute résolution proprement stupéfiante. Si vous visitez le site, vous ne saurez pas quelle œuvre de quelle collection a subi le traitement spécial, jusqu’au moment où vous zoomez dedans. Si vous continuez à cliquer, et que l’image s’agrandit, alors vous êtes tombé sur une image du Google Art Project.

Voici un exemple de cette vision que les images à ultra-haute résolution rendent possible. Si vous allez sur le site du Google Art Project et trouvez la toile de Georges Seurat « Un dimanche sur l’île de la Grande Jatte », de l’Art Institute de Chicago, vous trouvez une version à taille de l’écran. Si vous cliquez pour zoomer vous verrez deux femmes au milieu du tableau, Seurat veut que nous les voyions allongées dans l’ombre d’un arbre. C’est plus ou moins ce que vous verriez si vous étiez à Chicago, debout devant la toile. Mais le Google Art Project vous permet de continuer à zoomer, jusqu’à ce que le visage de la femme se révèle une étrange mosaïque de couleurs.




Image : un dimanche sur l’île de la Grande Jatte de Georges Seurat.

Quel étrange visage. La femme semble avoir une dizaine d’yeux couleur lavande, un peu comme une araignée. Très clairement, il n’était pas dans l’intention de Seurat que nous voyions cela. Mais que voulait-il exactement que nous voyions ? Cette question n’est pas simple du tout : en fait, c’est une des questions les plus anciennes et les plus importantes de la critique d’art. Et le Google Art Project n’aide pas du tout à la résoudre.

Le Google Art Project est un cabinet de curiosité. Ce gentil petit chien qu’on voit au loin, par exemple, peut aussi se révéler un monstre – une sorte de croisement entre une araignée et un rhinocéros. Il y a beaucoup de choses dans cette toile que Seurat ne voulait pas que les gens remarquent. Toutes sont des effets de son pointillisme : si vous regardez de trop près, les points ne se combinent pas dans votre regard et comme Goya l’écrivait « la raison endormie engendre des monstres ».

Et James Elkins de reproduire la même démonstration avec une toile de Bruegel où des personnages au loin font leur besoin. C’était manifestement courant dans la peinture flamande de l’époque de cacher dans la toile des personnages en train de déféquer et Bruegel devait s’attendre à ce qu’on les remarque, mais pas avec le degré de précision permis par le Google Art Project, où le personnage a l’air d’un singe plus que d’un homme et donne l’impression d’avoir chié une brique d’or. Elkins poursuit sa démonstration avec une des toiles de Cézanne peignant le Mont Sainte-Victoire, une toile qui reprend un peu le principe du non finito de la Renaissance. Qu’est-ce qui manque exactement dans cette toile ? La Montagne est laissée ouverte en son sommet, Cézanne a sans doute pris la décision de ne pas peindre au-delà. Mais pourquoi ? Pourquoi s’arrêter là ? Ces questions, on se les posait avant le Google Art Project, mais l’ultra-haute résolution nous plonge à ce point dans la toile que nous ne voyons plus seulement les éléments que Cézanne a décidé de ne pas peindre, mais aussi l’inachèvement de chacun des traits qu’il a peints. Comment dès lors définir le non finito, et comment interpréter l’intention de Cézanne qui se manifeste dans l’inachèvement ?

« S’il n’est plus possible de distinguer le complet de l’intentionnellement incomplet, le processus et la méthode suivis par l’artiste deviennent difficiles à comprendre », dit Elkins : « comment savoir si une toile s’est élaborée depuis l’absence jusqu’à la présence, ou au contraire dans un effacement de la présence jusqu’à l’absence ; aucun moyen d’en être certain. Bien sûr, cette ambiguïté fait partie du projet de la peinture moderniste. Mais l’internet la rend encore plus compliquée à penser que ça ne l’était quand on pouvait ne voir les œuvres que dans des musées ou des catalogues. » Il est fascinant de zoomer dans le Google Art Projec dit Elkins, « mais on se demande si on n’a pas traversé la frontière invisible entre la vision historiquement adéquate et un regard scrutateur et inadéquat. Peut-être considérerons-nous un jour l’infinie vision que propose l’internet comme une sorte de maladie culturelle – une compulsion que les générations futures trouveront amusante. Notre vision est peut-être pathologique, mais si elle l’est, c’est notre pathologie, notre manière de regarder le monde. »

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 4 mai 2013 s’intéressait à la philosophie critique du drone en compagnie de Grégoire Chamayou, philosophe, chercheur au laboratoire Cerphi de l’ENS Lyon et auteur de la Théorie du drone, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique.

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  1. C’est quoi la question? Les gens ne sauraient plus ce qu’ils font depuis qu’ils ont admiré un Kodachrome au microscope à dix ans, pour dire à vingt que l’art était mort. Banalement, l’impertinence est de considérer sourdement la musique des vies pour l’envisager comme un sujet de représentation illimité. Un biais traditionnel dont on sait comment il a fini par être à l’origine du cinéma parlant et ce qu’il a fait pour que le musical hollywoodien devienne plus que l’opéra : la forme d’art le plus complexe jamais élaborée par l’écriture pour les machines. Mais si l’implosion du machinisme et l’explosion de l’archivage numérique n’ont pas supplanté les processus poétiques, de l’image animée à l’image en mouvement personne ne sait toujours combien il faut penser un trait de crayon, ni quel poids de l’agir et du subit représentationnels — le parfum de la Dame en noir — œuvrent à provoquer les vacillements de la raison. Ce qu’il faut penser se détourne.

  2. Dans le fond (et pas que du tableau), rien de neuf avec ce projet et la possibilité d’une résolution déformante, parce que rapprochante.
    Notamment, un livre de Daniel Arasse (« On n’y voit rien », Gallimard), aborde cette problématique. Mais ce qui est alors responsable des différentes vues, dans l’optique d’Arasse, ce n’est pas l’outil mis en commun, accessible par définition, mais l’oeil et la culture du seul « regardeur ». Il faut comprendre ici amateur, et même « amateur éclairé »; accédant lentement, au prix de nombreuses confrontations, à un regard autre sur le détail. Là est une différence.

    L’argumentation de M. Elkins, sur la personne déféquant dans le tableau de Brueguel, illustre une parenté des problématiques, mais dévoile aussi une approche « particulière » de l’auteur, qui n’a rien à voir avec la peinture, ni même le regard.
    Cela est peut-être résumé parfaitement par l’auteur lui-même: « Notre vision est peut-être pathologique, mais si elle l’est, c’est notre pathologie, notre manière de regarder le monde.”
    Ici, il y a totale confusion entre vision dite pathologique et vision elle-même du monde!
    C’est aller peut-être vite en besogne de croire que nous voyons notre monde…merdique à y regarder de trop près.
    Mais en réalité, grâce à Google, on finit par voir ce qui n’existait pas.
    Ainsi, les visages (ô combien symboliques de la « belle » peinture), s’avèrent un amas de touches difformes et les excréments révèlent rien moins que l’or. Ce qui s’explique aussi très bien, mais dans le cadre d’une analyse…

    Tout d’abord, il faut rappeler que ce détail est parfaitement visible dans le tableau de Bruegel, en vrai, pour qu’y regarde assez de temps. Il n’est pas là pour être découvert. Mais pour être vu et regardé, précisément. La conclusion est donc inexacte.

    Ensuite, zoomer ne permet pas, justement, de tomber nécessairement (ou comme « par hasard »…), sur cette scène merdique; cela peut tout autant conduire à ne pas y tomber, précisément. Et à ne jamais la voir.
    Sauf qu’en ayant connaissance préalable de ce détail, on peut s’y en approcher avec délectation.
    On ne voit donc (mieux?) que ce que l’on veut voir (mal?).

    Pour terminer:

    1) Relever qu’un visage lointain, en peinture, demeure, en s’y approchant, un visage lointain (ce qui ne permet pas de se l’approprier « en vrai »), ne fait que témoigner de la résistance intrinsèque de la peinture, qui n’évolue pas comme on le voudrait. On peut changer d’angle de vue; on peut regarder différemment; on peut se cultiver; la lumière peut changer; les toiles s’obscurcir avec le temps. Mais le tableau demeure. Plus ou moins, en vieillissant. Notons que le passage du temps nous fait découvrir effectivement des tableaux « nouveaux », en dehors des restaurations.

    L’exemple est assez mal choisi ici avec un pointilliste comme Seurat. Car ses visages « de près », révèlent une manière similaire à ceux qui sont loin.

    2) Relever qu’un zoom numérique permet de tomber plus facilement sur un homme déféquant relève, véritablement, de l’analyse effectivement…
    Relever en outre que l’excrément ressemble alors à une brique d’or se passe de tout commentaire superflu. Mais il semble qu’à s’approcher dans l’intimité on (re)trouve les trésors attendus/perdus.

    Le monde n’est donc pas merdique ni pathologique, grâce à Google.
    Il révèle de vrais trésors.
    Ce qui est peut-être pathologique (et pas nouveau, mais la pathologie se discute), c’est d’avoir envie de regarder les excréments de près.

    Relevons enfin, (pour nous amuser), qu’excrémentiel fait bizarrement songer à incrémentiel…

    Dans un processus de sauvegarde (c’est après tout ce que fait Google avec ce projet, parmi d’autres), il s’agirait de ne s’occuper que des données ajoutées depuis la précédente sauvegarde.
    Par conséquent, si je dois ne sauvegarder que la dernière donnée entrée (ou sortie, c’est selon…), je risque, à vouloir y regarder de trop près, à ne me fixer que sur le détail (scatologique, en l’occurrence).

  3. « Tout d’abord, la reproduction mécanisée s’affirme avec plus d’indépendance par rapport à l’original que la reproduction manuelle. Elle peut, par exemple en photographie, révéler des aspects de l’original accessibles non à l’oeil nu, mais seulement à l’objectif réglable et libre de choisir son champ et qui, à l’aide de certains procédés tels que l’agrandissement, capte des images qui échappent à l’optique naturelle. » Walter Benjamin « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », (déjà) en 1935

  4. Certes les peintres n’ont pas souhaité que nous puissions observer leurs œuvres de si près mais quel artiste n’a jamais souhaité que son travail soit vu par le monde entier? De plus on peut imaginer que ce niveau de détail permet de mieux comprendre la technique de l’artiste et surtout le niveau de technicité de son œuvre.

    Le Google Art Project, à défaut de s’arrêter à un niveau de détail qui ne place qu’au rêve, permet de figer dans le temps des techniques de peinture dont certains futurs artistes pourront s’inspirer plus tard.

    On peut facilement se laisser convaincre que cette quête de la précision est aussi inutile que la lutte aux mégapixels sur les appareils photos mais ici nous parlons d’art, qui plus est reconnu, et au-delà de la beauté qui s’arrête à une certaine résolution, il y a la technicité de l’artiste qui n’a pas de limite.