La quête des rois dragons

La prédiction est un art difficile, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir, dit le dicton. De fait, nous nous trouvons aujourd’hui à devoir comprendre et gérer des phénomènes appartenant à la catégorie des systèmes complexes, autrement dit impliquant un grand nombre d’acteurs et d’interactions, qui échappent largement à la prévision. Pourtant, les tentatives pour circonvenir le problème ne manquent pas. Il existe plusieurs moyens de traquer les systèmes complexes : on peut utiliser les automates cellulaires, la cybernétique, les systèmes multi-agents. Cette fois, nous apprend Wired, un groupe de mathématiciens aurait trouvé un moyen de prédire, et éventuellement d’empêcher, la survenue d’évènements qu’ils appellent les « rois dragons ». Des phénomènes très perturbateurs et apparemment improbables (sauf qu’ils tendent à se produire fréquemment). Pour cela, ces chercheurs ont utilisé l’outil le plus mathématique à leur disposition : la théorie du chaos.

Le terme « roi dragon », nous explique la revue, viendrait de la distribution des richesses dans la société médiévale. La courbe qui décrit le rapport entre les riches et les pauvres suit une trajectoire linéaire. Mais la fortune du roi est telle qu’elle ne présente quasiment plus aucun lien avec le reste de la distribution. Quant au terme dragon accolé à celui de roi, il insiste sur l’aspect extraordinaire du phénomène.

Comme objet d’étude, ces scientifiques ont utilisé un système apparemment très simple, mais en réalité chaotique : deux circuits électriques corrélés l’un à l’autre, le second se synchronisant sur le premier. Souvent, il se produit quand même des différences légères de voltage, mais peu significatives. Parfois cependant, l’écart devient très important au point de perturber la synchronisation. C’est un évènement « roi dragon ».
Mais l’aspect le plus intéressant de leur travail est qu’ils ont pu observer, très longtemps à l’avance, les signes avant-coureurs de cette déstabilisation. Et qu’ils ont été en mesure d’introduire à ce moment de très légères perturbations qui ont permis, à terme, de supprimer l’avènement du « roi dragon ».

Du cygne noir au Roi Dragon

Le papier mentionné par Wired est récent et a été publié dans Physical Review Letters le 30 octobre. En fait la recherche est plus ancienne (l’article aussi, sa première version a été diffusée dans Arxiv le 1er janvier 2013), puisque Didier Sornette, l’un des coauteurs, la mentionne dans sa conférence Ted de juin 2013. Ce physicien de formation dirige l’Observatoire des crises financières à l’université de Zurich et son principal champ d’investigation n’est donc pas la mathématique des circuits électriques, mais les comportements économiques globaux.

Quelle est la différence entre le « roi dragon » et le « cygne noir« , cette autre métaphore tout aussi zoologique des événements catastrophiques, popularisée par Nassim Nicholas Taleb dans son livre éponyme ? Selon Didier Sornette, la différence est simple et fondamentale : le « roi dragon » peut être prédit, et même, comme l’implique l’expérience avec les circuits électriques, contrôlé, voire annulé. C’est en fait notre ignorance du fonctionnement de ces systèmes, notre méconnaissance des sciences, qui rend ces phénomènes « imprévisibles ».

Ainsi, pour Sornette, c’est une multiplication des « accidents de parcours » au sein d’une courbe apparemment régulière qui annonce la prochaine venue d’une crise, ou tout au moins d’un « changement de régime ». Et il serait possible, selon lui, de prédire à peu près précisément le moment où cette « catastrophe » se produira.

Dans le cas des crises d’épilepsie, par exemple, il existe une multiplication des « petites crises » qui en annonce une vraiment importante. Chez la femme enceinte, les contractions commencent dès le 7e mois, mais l’augmentation de leur fréquence finit par produire la naissance de l’enfant (mais tout le monde s’accordera pour dire que ce « roi dragon »-là est relativement prévisible).

Sornette, on l’a vu, se penche essentiellement sur la finance. Ainsi, selon lui, la crise 2007-2008 n’est pas un événement unique survenu isolément. Les choses commencent en fait dès la première crise de 1997, suivie par la constitution et l’explosion de nombreuses bulles au cours des dix années suivantes, jusqu’à ce que l’instabilité atteigne un état critique en 2007. La plupart des analystes ne voient pas que ces différentes crises font partie d’un phénomène unique, a expliqué Didier Sornette dans sa conférence Ted. Ils ne voient pas de « rois-dragons ». « Ils ne voient que des lézards ». Et d’affirmer que sa théorie fonctionne et qu’il a pu effectuer un certain nombre de prédictions qui se sont révélées exactes. Il a ainsi prévu deux fois de suite des « changements de régime » (une crise et un « passage à vide » moins grave) au sein du marché chinois. Mais certains lui ont reproché d’avoir en fait effectué une prophétie auto-réalisatrice. Par ses prédictions pessimistes, il aurait influencé le comportement du marché. « Je ne me croyais pas aussi puissant », ironise-t-il. Qu’à cela ne tienne. Depuis, son équipe produit des rapports chiffrés et ne les publie pas avant l’irruption de la crise annoncée. Ensuite, un système de clé publique permet de vérifier la date d’écriture et l’authenticité…

Se méfier des bulles

Didier Sornette n’a pas connu que des succès nous précise le Wall Street Journal dans un article de 2010. Ainsi, il avait prévu un effondrement des marchés en 2002, qui fut une très bonne année sur le plan financier. Selon le principal intéressé, cette erreur aurait beaucoup nui à sa réputation. Le même Wall Street Journal, donne aussi la parole à quelques sceptiques, et notamment à Nassim Nicholas Taleb, le père du « cygne noir » que Sornette prétend avoir exorcisé avec son « roi dragon ». La critique de Taleb n’est pas si sévère et demeure en demi-teinte.

Celui-ci connaît bien le travail de M. Sornette et continue à douter qu’il existe des modèles susceptibles de donner des prédictions précises. Cependant, il ajoute que ces travaux qui s’enracinent dans des disciplines éloignées des modèles économiques traditionnels « sont largement plus utiles pour moi que n’importe quoi d’autre en économie ».

Sur le blog de Ted, Sornette nous donne ses plus récentes prédictions et nous propose des solutions pour éviter l’irruption de rois dragons.
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Ainsi, nous raconte-t-il, le 17 mai dernier, il aurait affirmé que le marché financier américain ne pourrait maintenir le même rythme et annonçait un changement pour le 21… qui serait intervenu le lendemain.

On l’a vu les recherches sur les circuits électriques montrent qu’il est possible de stopper la survenue des rois-dragons. Quelles sont les recommandations à donner aux économistes en la matière ? Essentiellement, semble-t-il, quelques conseils de bon sens. Par exemple, limiter la croissance et la multiplication des bulles, ce qui implique des contrôles accrus notamment dans le domaine bancaire et celui des assurances. Augmenter aussi les taux d’intérêts et limiter les autres moyens d’obtenir du crédit. Ce qui ne va pas, effectivement, sans limiter la croissance.

Et le futur ? Sornette affirme avoir déjà observé la prolifération de nouvelles bulles sur le marché américain, dans les secteurs de la banque, de l’assurance ainsi que dans ceux de la construction et de l’immobilier. Les mêmes, pointe-t-il, qui étaient à l’origine de la crise de 2007… Mais il ne donne pas de date à se mettre sous la dent !

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. 1 – Les matheux zurichois découvrent que la bourse créée en masse de l’argent qui ne correspond à aucun bien ou service réèl et que ça ne peut pas durer éternellement. N’importe quel individu ayant un peu la tête sur les épaules comprend intuitivement la supercherie économique sans avoir à étudier les équations différentielles. 2 – Impasse totale sur le facteur humain, la raison anthropologique de l’argent entre paix et guerre 3 – les cataclysmes sont inévitables, et peut-être, hélas, nécessaires.

  2. « N’importe quel individu ayant un peu la tête sur les épaules comprend intuitivement la supercherie économique…. » donc très peu de personne. Comprendre l’économie, du moins les fondements, déjà très peu de gens s’y intéresse et/ou tente de comprendre vraiment. La masse va préférer regarder question pour un champion ou le tour de france passer. Alors pour ce qui est de compréhenson intuitive des pirouettes économiques … oula !

  3. Ca ressemble pas à la criticalité auto-organisée popularisé par Per Bak ?

  4. @Philippe
    Sans avoir les compétences mathématiques pour saisir toutes les subtilités et les différences, les travaux de Sornette me semblent bien s’inscrire dans le courant des systèmes complexes (pour l’instant peu intégrés à l’arsenal intellectuel des économistes classiques) à l’instar de Per Bak, Benoit Mandelbrot, Yaneer Bar-Yam ou Peter Turchin…

  5. 1° La confrontation des modèles de la théorie néo-classique (eq. de Black-Scholes, p.ex.) avec les données réelles est très décevante – l’hypothèse, centrale, du caractère gaussien de l’incertitude ne tenant pas – pour ne rien dire des autres… Voir là-dessus J-M.Bouchaud. Cf.http://abonnes.lemonde.fr/sciences/article/2012/10/25/jean-philippe-bouchaud-un-physicien-dans-la-finance_1781109_1650684.html 2° Il faut en tirer les conséquences! Les notions d’équilibre des prix, de « fondamentaux », sont pour le moins suspectes. (cf.P-N.Giraud) 3° Ne plus se laisser prendre de haut par certains économistes ou – plus souvent- managers, a fortiori ne plus laisser sans réagir les néo-libéraux seriner publiquement leurs âneries en snobant tout le monde!