La génomique personnelle dans la tourmente (1/2) : 23andMe contre l’Amérique

Alors qu’en France les tests génétiques privés sont prohibés depuis longtemps, la Food and Drug Administration (FDA) de nos cousins d’outre-Atlantique veut à son tour les interdire. Le 22 novembre, elle demandait à la société 23andMe de cesser de vendre ses kits de génomique personnelle à 99$. Cinq jours plus tard, le 27, elle déposait une plainte en Californie contre la société de génomique, dont le premier article précise que « 23andMe produit une publicité mensongère en affirmant que son kit permet de découvrir plus de 240 conditions et caractéristiques, réactions aux médicaments, maladies génétiques récessives » et le tout, toujours selon la FDA, sans la moindre validation clinique ou analytique. Au final, le 2 décembre, 23andMe s’est soumis au verdict de la FDA et a renoncé à produire des tests génétiques relatifs à la santé, se contentant désormais de fournir à ses clients des données brutes concernant le génome et l’information généalogique…

Face à une telle situation, le débat peut se dérouler à plusieurs niveaux. L’un, philosophique, concerne le droit des individus à se connaître eux-mêmes, quels que soient les risques auxquels ils s’exposent via cette connaissance. L’autre aspect, ce sont les habituelles tractations administratives et commerciales. Enfin des polarisations politiques viennent parasiter le débat. Comme souvent dans ces domaines, les différents niveaux s’entremêlent allègrement.

Les difficultés légales de 23andMe ne datent pas d’hier. Dès 2008, la société, en compagnie d’autres entreprises du même secteur comme Navigenics (disparue depuis), avaient reçu une demande de cease and desist (cesser et s’abstenir) de la part du département de la santé californien, exigence à laquelle ils avaient échappé.

le kit de 23andMe

Une décision contestable…

A noter que dans les récriminations de la FDA, il n’est pas question de soupçons ou de craintes d’atteintes à la vie privée comme on pourrait s’y attendre de la part d’une société si fondamentalement liée à Google (sa fondatrice, Anne Wojcicki, a longtemps été la femme de Sergei Brin. Ils se sont séparés récemment).

La FDA n’a cure de la vie privée. Ce qu’elle reproche essentiellement à 23andMe, c’est la valeur des conseils de santé effectués sur le site web de la société : à la clé, la peur que certains clients, alarmés par des alertes pas forcément fondées n’en viennent à exiger des interventions injustifiées, par exemple une double mastectomie en cas de risque de cancer du sein, à l’instar d’Angelina Jolie (qui, précisons-le, possédait, elle, un taux de risque effectivement très élevé… même si ce n’était qu’un taux de risque). Tout aussi dangereux, l’importance des « faux négatifs » qui pousseraient les gens à ne pas se faire traiter pour un problème.

Pour l’économiste Alex Tabarok, l’ironie est patente : « A une époque ou la NSA récolte illégalement et secrètement des informations sur les Américains, la FDA rend illégal la possibilité pour les mêmes citoyens d’obtenir des informations sur eux-mêmes. »

Les usagers sont montés au créneau. Ainsi pour Xeni Jardin, cofondatrice de Boing Boing, cet argument est incompréhensible. Et Xeni Jardin, qui sort récemment d’un cancer, sait de quoi elle parle : « J’ai utilisé une version d’essai gratuite de leur service et je l’ai trouvée intéressante. Je ne me suis pas reposée exclusivement sur ces résultats pour obtenir un avis médical. Les tests génétiques que j’ai effectués pour le cancer m’ont été prescrits par des médecins à mon hôpital, et réalisés par Myriad Genetics, qui possédait à l’époque le monopole sur la plupart des tests communs. J’ai toujours considéré 23andMe comme une expérience provocatrice (…). Je ne baserai pas de décisions pour la chirurgie ou la chimio uniquement à partir du kit de 23andMe et je n’imagine pas un patient ou un docteur raisonnable agir ainsi. Le service précise explicitement aux utilisateurs de ne pas prendre de décisions médicales basées sur les résultats des tests, si je me le rappelle bien. »

En fait, comme l’écrit Berin Szoka (fondateur de l’association Techfreedom, et qui a lancé une pétition des usagers du service pour amener la FDA à revenir sur sa décision) dans le Huffington Post, les clients se seraient souvent comportés de façon tout à fait responsable, mais la réponse de l’autorité médicale n’aurait pas été à la hauteur. Toutefois, 23andMe les aiderait à évoluer : « Ceux d’entre nous qui ont utilisé le site savent que le véritable problème est que les docteurs eux-mêmes sont en retard. Quand 23andMe nous a envoyé nos résultats, nous avons suivi leurs conseils : nous avons demandé à notre médecin de les commenter. La plupart d’entre eux ne savaient même pas par où commencer. Mais plus nous lui posons de questions sur 23andMe, plus la profession médicale rattrape son retard. Lentement mais surement, les médecins s’initient à la génomique, prennent le temps de comprendre le site, discutent avec nous de nos résultats et voient s’il est possible de faire quelque chose à leur sujet… »

… et une stratégie désastreuse

Mais il faut bien le reconnaître, 23andMe n’est peut-être pas blanc-bleu dans l’affaire. Son comportement, qui a consisté à couper les ponts avec la FDA et à stopper les réunions avec ses représentants afin de parvenir à un accord, ne pouvait qu’amener une telle réponse de l’Agence. En effet, depuis 6 mois, 23andMe ne répondait plus aux demandes de consultation de la FDA. Un mutisme incompréhensible lorsqu’on travaille dans un domaine aussi sensible. Et cette mystérieuse absence se produit, lorsque, comme le note Matthew Herper dans Forbes, Anne Wojcicki se retrouve en couverture du magazine Fastcompany et que son entreprise lance une campagne télévisée importante.

« J’aimerais pouvoir râler contre notre système médical, écrit Herper, qui empêche les patients d’obtenir les données sur leur propre corps à cause de l’idée paternaliste qui veut que les gens ne puissent pas regarder un test sanguin, et encore moins une analyse génétique, sans la présence d’un docteur ou l’approbation par le gouvernement de la formulation exacte du test. J’aimerais pouvoir dire que la FDA s’oppose sans raison à l’innovation et l’entrepreneuriat en s’en prenant à 23andMe, une société qui essaie juste de donner à ses patients la possibilité de connaître leur propre ADN, comprendre les risques inhérents leur santé et participer à la recherche scientifique. »

Malheureusement, continue le journaliste de Forbes, la situation n’est pas aussi manichéenne, et 23andMe ne pouvait que s’attendre à une telle réaction : « soit 23andMe cherche le conflit direct avec la FDA, ce qui pourrait rapporter des points au mouvement que cette entreprise représente, mais la tuerait dans le même temps, soit elle est coupable de la stratégie de régulation la plus stupide que j’ai pu observer depuis 13 ans que je couvre les actions de la FDA. »

De fait, la FDA n’avait guère le choix : elle ne pouvait pas ne pas réagir à la campagne publicitaire de 23andMe, largement fondée sur la santé. Jusqu’ici, la compagnie l’avait plutôt jouée fine, insistant sur le caractère éducatif de ses kits et leurs possibilités en matière de généalogie. Mais elle s’est montrée plus audacieuse ces dernières semaines… Trop.

Pour Forbes, de toute façon, la vente de ces kits n’a jamais été l’objectif principal de la compagnie. Son but a toujours été avant tout de réunir un nombre suffisant de « big data » (un million de souscripteurs, avec leur génome, mais aussi leur histoire médicale, etc.) pour constituer une base de données susceptible de faire avancer la recherche.

Même diagnostic pour Robert Klitzman, de Bloomberg.com, qui suggère aussi un autre moyen de rentabiliser une telle base de données, comme s’arroger des brevets : « Cette année, précise-t-il, la Cour Suprême des Etats-Unis a établi que les gènes humains ne pouvaient pas être brevetés, mais elle semble avoir permis d’autres types de brevets dans le domaine de la génétique, par exemple l’ADN synthétique ». Et le journaliste de Bloomberg de soupçonner que « le pari des patrons de 23andMe pourrait être de continuer à offrir ses produits pour une somme modique et accumuler ainsi les échantillons avant que la FDA ne les force à stopper les ventes (certaines entreprises combattent les agences gouvernementales pendant des années). A ce moment-là, la société aurait déjà constitué un produit de valeur : une énorme banque biologique. »

Notons que le dernier mouvement de 23andMe, qui consiste à renoncer à donner des conseils de santé, mais continue à vendre des kits et donc à recueillir des données, irait dans le sens d’une telle analyse.

Voilà pour les aspects purement « business » de l’affaire. Reste que ce conflit entre la FDA et 23andMe pose quelques questions de fond, qui engagent l’avenir même de la génomique personnelle. Quelle est la valeur scientifique réelle des conseils donnés par 23andMe ou, dans le futur, par d’autres sociétés de génomique ? Et quel peut être l’impact politique et économique d’une telle affaire ?

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. Suivant depuis un moment cette aventure par l’intermédiaire de boingboing, ça fait plaisir de voir un si bon artivle dans la langue de molière. Merci

  2. Bonjour à toutes et tous,

    Je termine justement la lecture d’un livre qui approfondi précisément ce sujet :
    « Pour une critique de la raison bioéthique » de Lucien Sève. Fort de son expérience au Comité consultatif national d’éthique dont il a été membre de 1983 à 2000, il aborde méthodiquement et en profondeur les divers aspects de cette problématique complexe (à noter que l’auteur s’efforce à un exposé le plus objectif possible, ses orientations matérialistes n’entrant en jeu que dans la dernière partie du livre).
    Un livre de 1993 mais résolument actuel.

    Cordialement,

    TsDk