Ce que les jeux vidéo nous apprennent de l’économie

reasonjune2014Le point de départ est une expérience racontée dans le mensuel libertarien américain Reason (@reason). Une expérience menée par un économiste grec du nom de Yanis Varoufakis (@yanisvaroufakis) qui enseigne la théorie économique à l’université d’Athènes ainsi qu’à l’université d’Austin au Texas. En 2011, Varoufakis est contacté par le PDG d’une entreprise de jeu vidéo, à l’origine de jeux comme Half-Life et Portal, qui lui demande s’il veut bien appliquer son savoir aux économies virtuelles qui sont à l’œuvre à l’intérieur des jeux vidéos. Pendant un an et demi, Varoufakis a joué, observé et a en tiré quelques conclusions bien intéressantes.

Tout d’abord, explique Varoufakis, si vous créez un jeu multi-joueurs où il n’est pas donné aux joueurs la seule possibilité de s’entretuer, mais celle aussi d’échanger des choses, des choses qui ont une valeur à l’intérieur du jeu ; si vous avez des millions de joueurs qui échangent les uns avec les autres, qui peuvent même créer de la valeur à travers des processus de production – par exemple en fabriquant un bouclier et en le vendant à un autre joueur – ; vous avez créé une économie. Et c’est là un rêve pour l’économiste. Pourquoi ? Parce que c’est une économie qui se passe de statistique. Or, selon Varoufakis, on s’en remet aux statistiques quand on ne sait rien, c’est là qu’on a besoin d’un outil pour évaluer ce qui arrive aux prix, ce qu’il arrive aux quantités, aux investissements, etc. Mais dans le monde du jeu vidéo, toutes les données sont là, à disposition. L’observateur est comme un Dieu, il est omniscient, il a accès à tout, à ce que fait chacun des participants à cette économie.

Qu’est-ce que cette omniscience nous apprend ? Selon Yannis Varoufakis, l’observation la plus frappante, c’est la vitesse à laquelle évoluent ces économies. En un an, vous assistez à des processus auxquels on peut assister dans les économies du monde « réel » – création de réseaux d’échange complexes et de systèmes économiques solides – mais qui prennent des siècles. Ce qui lui permis de comprendre quelque chose d’essentiel : « nous les économistes, dit-il, nous fabriquons des modèles où les choix économiques convergent très vite vers un équilibre où offre et demande s’équivalent et où les prix tendent vers leur niveau naturel, et ainsi de suite. Mais, ça n’est du tout comme ça que ça marche en vrai. Et nous aurions dû nous en apercevoir plus tôt. Et, c’est fascinant à voir dans le jeu vidéo : très vite, le comportement collectif converge à l’équilibre puis, de lui-même, se déséquilibre. Un autre équilibre apparaît, puis disparaît. Ce qui est fascinant, c’est la vitesse et l’irrégularité du comportement collectif à l’équilibre et la vitesse à laquelle de nouveaux équilibres se forment ». Pour lui, cela rend caducs tous les modèles économiques courants – ceux de la Réserve fédérale américaine, mais aussi du FMI – qui postulent la possibilité d’un équilibre et la convergence vers cet équilibre. Mais ça ne marche pas comme ça dit l’économiste grec. Et d’ailleurs, il se lance là dans une grande tirade pour expliquer à quel point les modèles économiques sont mauvais, non seulement pour prédire l’avenir (ils n’ont jamais réussi à prévoir un seul des chocs de l’histoire du capitalisme), mais même à modéliser le passé. On n’est pas très loin de l’astrologie, dit l’économiste grec.

L’observation des communautés à l’œuvre dans le jeu vidéo nous offre selon lui la possibilité de repenser nos modèles, de faire des expériences à l’échelle macro et voir comment les individus agissent, font des choix, etc. Ce que Yannis Varoufakis attend, ce sont des jeux où l’on puisse observer des marchés financiers, ou des marchés du travail. Mais il a bon espoir de voir cela très vite, ce qui serait pour lui un autre rêve. A condition d’avoir les outils pour faire des observations sans perturber le jeu, ajoute-t-il.

Si je vous raconte tout ça, c’est parce qu’il s’agit d’une preuve de plus qu’il se passe dans les jeux vidéo – avec les jeux vidéo – des choses que nous serions fous d’ignorer. Et nous sommes fous parce que du haut de notre amour des grandes cultures, nous continuons de faire comme si ça n’existait pas.

Mais surtout parce que si on fait le pari que Yannis Varoufakis a raison, en considérant que les jeux vidéo sont un lieu d’observation inédit des comportements humains, on peut avoir un regret. Pourquoi ce sont le plus souvent les économistes qui se livrent à ce genre d’expériences ? Pourquoi ne verrait-on pas des politologues mener des expériences similaires, et observer ce qui se passe politiquement dans ces jeux ? Sur quels critères les gens se rassemblent-ils ? Est-ce que dans la manière dont les joueurs agissent, la droite et la gauche ont un sens ? Voit-on des théories politiques en acte ? Est-ce que les joueurs fabriquent des peuples, des nations ? Est-ce qu’ils fabriquent autre chose que des peuples et nations ?
Ce serait drôle que ces politologues en ressortent aussi bouleversés que l’économiste et apprennent à l’occasion que la politique, en vrai, n’est pas ce qu’on en dit…

Xavier de la Porte

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive sur la toile à 8h45.

L’émission du 31 mai 2014 de Place de la Toile (#pdlt) était consacrée à un grand entretien avec Finn Brunton, enseignant à la New York University et auteur de Spam, une histoire de l’ombre d’internet, réalisée par Claire Richard.

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0 commentaires

  1. Ici, nous observons un illuminé, fasciné par l’outil numérique, admonester des statisticiens orthodoxes pratiquants. Sauf que toute personne sensée se rappellera que la prise de risque virtuelle n’est pas celle de la réalité. En ce qui me concerne, je ne mise pas sur le Forex le budget « alimentation des enfants ». De plus, comme dans les théories classiques, l’économie du jeu ne tient pas compte du « Détruit Intérieur Brut ». Pour ce qui est de la politique, là encore, le plus intéressant est l’observation …des observateurs eux-mêmes. Amusez-vous à lire les blogs de politique et constater si, réellement, la probabilité d’être dans le vrai est proportionnelle à la qualité des documents, des photos et des outils d’observation. Je connais des blogueurs (ex: Berruyer (les-crises.fr)) archi-documentés qui se manipulent eux-mêmes.

  2. Analyse très intéressante. Je n’ai pas lu l’article original, mais le seul bémol que je pointerais sur votre article, c’est que la communauté des joueurs d’un jeu donné ne représentent pas la société dans son ensemble. D’autre part, les comportements d’un joueur dans un jeu seront différents de ses comportements IRL (sans forcément être totalement déconnectés de toute réalité physique) : moins de notion de peur de la mort/faillite/échec, moins de retenue dans les propos/comportements, anonymat, …

  3. Il est difficile de faire une critique pertinente sans avoir lu l’article d’origine (ce que j’ai fait), et en ayant une connaissante seulement théorique, externe des jeux en ligne massivement multi-joueur, ce qui semble être le cas pour les commentateurs précédents (j’ai une expérience personnelle de ces jeux).
    Tout d’abord, l’auteur de cet article est loin d’être un illuminé : c’est un professeur d’université en théorie économique (Université d’Athènes et du Texas).
    Deuxièmement, le comportement des individus dans les modèles économiques classiques (homo economicus) est tout aussi peu, voir encore moins réaliste, que les comportements observés dans un jeu en ligne. L’anonymat dans un jeu multi-joueur ne conduit pas forcément à un manque de retenue. Même si vous agissez à travers un avatar, cet avatar a une réputation dans le monde virtuel. Dans tous les cas, je ne pense pas que cela a un impact sur les comportements purement économiques de production, achat, vente.
    Enfin, l’argument sur l’absence de capacité de prédiction d’un modèle théorique, voir même de reproduction du passé est une réalité indépendante de l’analyse des jeux vidéos. Si les critères de validité des modèles de physique théorique, d’astronomie ou de météorologie étaient appliqués aux modèles économiques, ces modèles auraient été abandonnés depuis longtemps.
    Le problème et le danger sont, à mon sens, non seulement que ces modèles économiques sont toujours regardés comme valides, mais même qu’ils sont prescripteurs : l’argument des économistes étant qu’il faut faire évoluer la réalité pour qu’elle ressemble au modèle qui réussit si bien !

  4. Je n’ai pas lu l’article original. Toutefois, Mr Varoufakis a flairé à mon avis le bon filon!

    Tout d’abord, je tiens à faire remaarquer ici que les notions peur, de faillites, d’echec etc. sont tout à fait simulables dans un jeu vidéo (en tant qu’ancien joueur actif et de concepteur « du dimanche » de jeux amateurs je sais un peu de quoi je parle). Je vous fait remarquer que certains jeux vidéos, notamment de stratégie et de guerre, arrivent assez facilement à recréer des comportements de prudence, de prises de rique, voire de panique. Au risque de paraitre extrême, on peut dire que les comportements irrationnels présents dans ces jeux sont même intéressants du point de vue de l’analyse. Il peuvent représenter la fraction de malades mentaux ou de névrosés qu’on retrouve dans la société, ou encore les spéculateurs fou qui injectent des milliards dans le vent, ou encore les plus sombres criminels. Ce type de comportements atypiques peut être considéré dans le modèle comme une variable « résiduelle ». Au pire donc, je pense que les concepts psychologiques sont au moins aussi bien simulés que dans les modèles économiques standards. De ce fait , j’estime que les jeux vidéos de type MMORPG ou autres jeux massivement multijoueurs peuvent constituer de très bonnes sources d’étude économiques.

    Ensuite, comme le relève le présent billet, les jeux vidéos peuvent constituer d’excellentes plates formes de simulations et surtout d’expérimentation! On peut, en un clic essayer d’augmenter les taxes, créer de la monnaie, …, bref, mener des « politiques économiques » sans pour autant que des vies « réelles » soient en jeu.

    De plus, l’expérience de Varoufakis s’est appuyée sur un jeu dont l’objectif (je pense) n’était pas de modéliser de façon complexe l’économie. Je crois que les concepteurs de ce jeu ont juste voulu créer un environnement économique assez réaliste pour leur jeu. Et malgré cela, on a réussi à déceler des dynamiques intérzessantes du point de vue scientifique. Imaginez alors un seul instant qu’un jeu soit créé avec comme objectif parallèle de créer un environnement économique réaliste et modifiable à souhait par un administrateur qui ferait office de dictateur « bienveillant » appliquant à sa guise toutes les mesures de politique économique imaginables dans le seul but d’analyser les dynamiques qui en découleraient?

    Enfin, et là dessus je rejoins Dominique il ne faut pas penser que l’expérimentation économique dans les jeux vidéos permettra de créer des modèles infaillibles ayant la rigueur des modèles physiques! Par contre, la systématisation du recueil des données de toutes sortes, le comportement plus ou moins réaliste des joueurs (qui sont des humains, et non des homo oeconomicus!!), la richesse des interactions possibles, la flexibilité du système (possibilité d’introduire de nouvelles variables, d’en modifier certaines …) et la possibilité de reproduire les expériences sur plusieurs échantillons (en répétant l’expérience sur différents réseaux de joueurs) fait des jeux vidéos, à mon avis un des axes de développement les plus importants de l’économie expérimentale.

  5. La conception du jeu inclu les tendances du concepteur. Un jeu n’est pas neutre en soi. Ce qui fait gagner en dira plus sur le concepteur lui-même que sur de possibles implications a posteriori. Comme toute création, un jeu propose une simplification de la réalité (quelle que soi sa complexité), un découpage personnel. Les jeux incluant des actions économiques sont clairement bâtis sur un modèle économique particulier, ils ne peuvent faire aboutir que des solutions circonscrites dans le cadre. Le monde informatique, ou plus précisément la Silicon Valley s’inscrit clairement dans la doctrine libertarienne.