La démesure est-elle le seul moyen pour changer d’outil de mesure ?

A l’heure où tous nos outils de travail deviennent numériques, la mesure, le contrôle et la surveillance ne cessent d’étendre leur emprise sur les rapports productifs et au-delà, sur l’ensemble de nos rapports humains. Des caméras aux caisses enregistreuses, des pointeuses aux rapports automatiques que produisent les outils numériques utilisés par les employés (GPS, ordinateurs, téléphones mobiles, outils métiers dédiés)…Tous les outils semblent maintenant utilisés pour compter, pour chiffrer la productivité de chacun. Tous produisent des indicateurs… et ces indicateurs sont censés produire eux-mêmes des processus pour optimiser le travail. La productivité est désormais sous le contrôle de nos machines et la boucle de rétroaction qu’elles produisent (c’est-à-dire l’information que les machines retournent qui sert d’indicateur pour renforcer les comportements mesurés) cherche à toujours plus la maximiser.

Quelle productivité mesurons-nous ?

Mais quelle productivité, quelle efficacité nos machines mesurent-elles ? Prenons DeskTime (vidéo) par exemple, un logiciel qui permet de surveiller l’activité sur écran de vos employés, selon les applications qu’ils lancent et utilisent activement.

Pour chaque logiciel et pour chaque employé, le manager qui utilise DeskTime doit déterminer si le logiciel en question est une application productive, non productive ou neutre… Ce qui revient par exemple à surveiller le temps de travail d’un graphiste en regardant son temps passé sur Photoshop, à qualifier son usage d’internet comme neutre, ou son écoute de musique comme improductive… Sous son apparente neutralité, est-ce un reflet d’une réalité autre que celle des idées préconçues du manager ? Est-ce que le travail d’un graphiste ne doit se mesurer que par le temps passé sur Photoshop ?

La mesure de la productivité de chacun pose une question de fond : qu’est-ce que l’efficacité ? Est-ce que nos systèmes de gestion, de management, en ont une bonne définition ?

Pas vraiment si on croit Zynep Ton, professeur associée à la Sloan School of Management du MIT. Son dernier livre, The Good Jobs Strategy (La stratégie du bon emploi) dénonce le management par les coûts qui consiste à diminuer la qualité de l’emploi pour réduire les coûts. Selon elle, la plupart des industriels, des grandes surfaces et chaînes font l’erreur de lésiner sur les coûts du travail, que ce soit par des bas salaires, du sous-investissement dans la formation… Des emplois faiblement rémunérés, mal formés, coûtent bien souvent très cher aux entreprises en terme de performance : rayons vides, stock introuvable, etc. L’une des raisons selon elle : les logiciels de gestion de force de travail utilisés pour gérer les salariés. En effet, ceux-ci codent tous les travailleurs comme un coût plutôt que comme une ressource. L’optimisation conduit donc des grandes surfaces comme Ikea ou Wallmart a avoir des employés pour gérer les marchandises, mais bien peu pour répondre aux questions des clients… Or, rappelle la chercheuse, les travailleurs ne sont pas seulement un coût. Ils sont aussi source de profits. S’ils sont mieux formés, mieux payés, s’ils connaissent mieux les goûts et les demandes des clients… alors ils vendent plus. Et la chercheuse de comparer les enseignes qui traitent bien leurs employés à celles qui les traitent moins bien. En fait, même Ikea s’est rendu compte que cette politique n’était pas aussi efficace qu’elle le pensait, explique Adam Davidson dans un article pour le New York Times. La firme s’est dotée d’un nouveau système logiciel, Kronos Global, pour mieux répartir ses employés dans ses magasins… Un logiciel inspiré des travaux de Zynep Ton. Pour la chercheuse, une utilisation plus sophistiquée des technologies pourrait demain transformer le travail, même celui des emplois de base. Le travail à la chaîne des Temps Modernes pourrait n’être finalement qu’une erreur de calcul sur ce qu’est l’efficacité.

La surveillance n’améliore pas productivité… au contraire !

Dans la plupart des entreprises, les employeurs gardent un oeil attentif sur l’activité de leurs employés pour les empêcher de faire « quelque chose de mal »… Contrôles continus ou aléatoires, partout quelque chose ou quelqu’un surveille ce que vous faites. Comme le soulignait déjà le professeur de management, Philippe Silberzahn, sur la scène de Lift, la plupart des directeurs sont formés avant tout à contrôler les autres et 30 % à 50 % de leur temps est dédié à cette activité de monitoring. Mais si ce contrôle est sensé empêcher les salariés de faire « quelque chose de mal », ne les empêchent-ils pas de faire « quelque chose de bien ? »

C’est ce qu’à mis en évidence le professeur Ethan Bernstein (@ethanbernstein) de la Harvard Business School dans un article intitulé le paradoxe de la transparence, rapporte le Washington Post. Dans cet article, Ethan Bernstein montre que la productivité de travailleurs chinois a augmenté quand la surveillance s’est relâchée… Dans certains cas, mettre un simple rideau entre des travailleurs et leur supérieur a fait augmenter la productivité de 10 à 15 % ! S’ils ne sont pas surveillés, les travailleurs ont recours à leurs méthodes de travail qui sont toujours plus efficaces que les méthodes prescrites. La performance a augmenté non pas tant parce que les travailleurs étaient cachés de leurs surveillants, mais parce qu’ils ont pu partager des idées et les mettre en pratique sans remontrances. A une époque où la surveillance via les outils numériques devient omniprésente, estime Jena McGregor pour le Washington Post, le risque est fort que la surveillance soit décourageante. Et au final, beaucoup moins productive que ne l’espèrent ses défenseurs.

Pourquoi ? Déjà dans les années 2000, Carl Botan, professeur à l’université de Purdue, s’intéressant à l’effet de la surveillance sur les employés, estimait que quand ils se savent surveillés, les employés pensent que, pour leur patron, la quantité de travail est plus importante que la qualité. Les employés sous surveillance perçoivent souvent leur condition de travail comme plus stressante et sont plus soumis à l’ennui, à l’anxiété, à la dépression, à la fatigue et la colère que les autres… La surveillance réduit les performances et le sentiment de contrôle personnel.

Alors que la grande majorité des études montrent que la surveillance à un impact négatif sur la productivité, une étude récente (.pdf) a fait état d’un résultat absolument contraire… rapporte Fast Company. En étudiant les résultats comptables de quelques 400 restaurants où ont été installé des systèmes de surveillances de NCR, l’un des spécialistes de l’installation d’automates, les chiffres ont montré une diminution des vols et une nette progression du chiffre d’affaires (+7 %). Les chercheurs estiment que la surveillance a eu une influence sur le comportement des employés les poussant à être plus avenants avec les clients, notamment pour compenser les pertes liées à la difficulté à voler. Pour les chercheurs, l’inconduite des employés est donc plus le résultat des politiques de gestion que lié aux différences d’éthiques et de morales entre les individus. Les chercheurs avancent également une autre explication : en réduisant l’attention des gestionnaires sur les questions de surveillance, ces systèmes leur permettent d’être plus attentifs au service et à la qualité de nourriture… Une réaffectation des efforts qui pourrait aussi expliquer l’amélioration de la productivité et de la qualité de service observée.

Cet exemple marquant ne doit pourtant pas nous amener à penser que tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent est faux et que la surveillance favorise la productivité. Ce n’est pas tant la surveillance qui est en jeu ici, mais le système de rémunération des serveurs dans la restauration aux Etats-Unis, qui sont souvent payés au pourboire ou à un pourcentage de ce qu’ils vendent. Pour compenser les pertes liées à la difficulté à voler, il leur faut vendre plus. Or, la plupart des gens qui sont surveillés ne sont pas intéressés aux ventes, le comportement vertueux qu’on attend d’eux ne sera donc pas récompensé. Si notre graphiste passait ses journées sur Photoshop, il ne serait pas mieux payé et d’ailleurs, si c’était le cas, il n’est pas sûr que sa production serait jugée suffisamment créative… par son employeur.

Mais ce que nous rappelle aussi ce contre-exemple, c’est que tous les métiers sont différents. Et que les systèmes de mesure et de surveillance proposent des processus indifférenciés, alors que leurs effets ne le sont pas.

Comment la surveillance et l’automatisation transforment les rapports humains

A mesure que nos relations humaines sont optimisées et mesurées par les machines, celles-ci changent de nature. Elles sont vidées de leurs variabilités, un peu comme si nous « usinifions » tous nos rapports humains au veau d’or de l’optimisation et de l’efficacité. Mais savons-nous mesurer autre chose ? Savons-nous mesurer la valeur des rapports humains par rapport à l’optimisation comptable ? Les caméras de surveillance, les monnayeurs automatiques et les caisses automatiques ont plein d’atouts, mais en renforçant le contrôle, ils sont sources de nouvelles tensions… comme l’expliquait Pascal Barbier dans la vie des idées en évoquant les travaux de Sophie Bernard dans son livre Travail et automatisation des services : la fin des caissières ou ceux de Marlène Benquet dans Encaisser ou encore, comme le signalait une excellente tribune du sociologue Baptiste Coulmont dans LeMonde.fr sur La mise au travail des clients, le livre éponyme de Guillaume Tiffon. Quand on automatise, quand on « usinifie » les rapports humains, on agit sur les fondements des rapports humains… la socialisation c’est-à-dire sur ce qui fonde la norme sociale (respect, politesse, etc.), puisqu’elle est déplacée par la machine. Autant de choses qui ne sont pas prises en compte par les métriques et les automatismes mis en place.

En fait, nous explique le sociologue Guillaume Tiffon, les sociologues du travail regardent surtout comment ces dispositifs transforment le travail des employés que comment le client vit ces transformations. Pour le client, l’automatisation est vécue de manière très différente selon la configuration des machines, les rétributions qu’elles proposent aux clients, leur praticité… et bien sûr selon les clients. « Ceux qui sont rompus à ces exercices, souvent les plus jeunes, les utilisent plus facilement sans toujours les questionner, alors que les plus âgés demeurent souvent réticents, et ce d’autant plus que les coûts d’entrée à leur utilisation peut-être exigeante ou que l’attente vis-à-vis du service est différente. Si certains clients ont intégré la nouvelle norme de consommation que représente le libre service, ce n’est pas le cas de tous. L’hétérogénéité des réponses dépend à la fois des automates et des clients, de leur âge de leur sensibilité… Certains utilisent les machines avec facilité, sensibles à la promesse du gain de temps (même s’il n’est pas toujours présent), d’autres sont plus indécis, d’autres sont perdus face à l’utilisation de ces machines qui développent des inégalités et des exclusions de faits, d’autres enfin son en opposition de principe que ce soit pour des questions de déshumanisation de la relation ou pour des questions politiques (menaces sur l’emploi notamment). »

« La question des outils de mesure, des automates, renvoie à une transformation de fond liée au développement de la société du contrôle. » Le contrôle créé de la suspicion. Les caissières chargées de surveiller des caisses automatiques le disent bien. « En plus de l’intensification, elles ont l’impression de devenir des gendarmes. » De même du côté du client, « la suspicion change la nature de la relation. La civilité disparaît : il n’y a plus de bonjour, merci et au revoir, même s’ils n’étaient pas systématiques. Si tout se passe bien, la caissière est invisible, mais pas quand il y a problème. Et cela oriente bien sûr les interactions, cela a un impact sur la nature des relations : les employés et les clients n’entrent plus en relation que quand cela ne va pas. »

« Le développement du libre service a changé le rôle du client, mais également celui de l’employé », rappelle le sociologue. « Il n’est plus là pour conseiller. Il est là pour approvisionner, pour faire la logistique. Sa charge de travail et son évaluation se font sur le nombre de produits qu’il met en rayon et non plus sur la dimension commerciale toujours difficile à mesurer. En France, l’économiste Jean Gadrey (blog) dans son livre, Services : la productivité en question a montré que le calcul des gains de productivité ne savait pas rendre compte de la performance notamment dans les services. Si notre société capitaliste a su faire des gains de productivité dans l’industrie, dans les services, ceux-ci sont beaucoup plus faibles, ce qui rend difficiles les techniques d’optimisation ou de standardisation… Dans les services, l’amélioration de la productivité passe par l’informatisation et son corollaire, le développement de l’automatisation, ainsi que par la mise au travail du client, solutions pour comprimer les coûts en externalisant les tâches auprès du client ».

« Toute la difficulté est de construire d’autres indicateurs pour mesurer la performance des services qui ne soient pas seulement productivistes. La comptabilité des entreprises est-elle apte à prendre en compte la considération de la qualité du service plutôt que de se concentrer sur le rendement du chiffre d’affaires par employé ? », questionne Guillaume Tiffon.

Changer d’indicateurs ?

On a vu les méfaits de la surveillance et du management par la contrainte ; comment les règles, les rituels, les processus, la surveillance sont devenus nos nouvelles formes d’autorité. Pourtant, l’enjeu demeure partout le même : trouver des indicateurs plus pertinents pour mieux mesurer les rapports productifs… sans toujours être conscients de l’impact que ces nouvelles formes de surveillance auront sur les rapports productifs. Pour changer d’indicateurs, l’enjeu est bien souvent de les démultiplier. Est-ce que la démesure est la seule façon de résoudre le problème de la mesure ?

A mesure que les outils numériques se démultiplient et deviennent toujours plus intimes, de nouvelles métriques s’immiscent dans les rapports productifs. Comme l’expliquait James Wilson pour le Wall Street Journal, les capteurs que l’on porte sur soi, les outils provenant du quantified self, le mouvement de la mesure de soi, sont en train de trouver leurs premières applications pratiques dans le monde de l’entreprise et du sport. Les équipes de foot équipent leurs joueurs de capteurs sous leurs maillots pour mesurer leur fatigue et leurs déplacements. Dans les bureaux, les employés sont équipés de badges qui surveillent leur niveau d’engagement ou de stress, à l’image des badges sociométriques que nous avons plusieurs fois évoqués.

Des perspectives qui font dire à Nicholas Carr sur son blog que, comme bien d’autres outils avant eux, d’outils de libération, les dispositifs de mesure de soi sont en train de devenir des dispositifs de contrôle. Le rêve de Taylor d’optimisation parfaite est en train d’être atteint en s’insérant jusque dans notre intimité et dans l’intimité de nos relations sociales. Nous pensions que l’internet allait nous libérer… Nous nous sommes trompés. Son rôle est de nous contrôler. Le système demeure prioritaire !

Pourtant, la démesure qu’introduisent ces nouveaux capteurs comportementaux (qui ne regardent pas ce que nous disons, mais comment nous interagissons et avec qui), qui nous mettent sous surveillance constante, permanente, n’est-elle pas seule à même de dépasser et renouveler les critères de nos outils de mesure traditionnels ? C’est ce qu’esquissent les nouveaux outils de mesure comme les badges sociométriques, qui montrent combien la productivité se racornit si on ne cherche qu’à la maximiser. Plutôt que de ne mesurer que la productivité individuelle, les badges cherchent à mesurer la coopération, et par là même à favoriser les interactions sociales. L’exemple de l’expérience menée avec le centre d’appel de la Bank of America montrant que l’isolement productiviste des employés est contre-productif et qu’introduire des pauses cafés non structurées pour améliorer les échanges entre chacun (et donc la productivité) est bien plus efficace. Si la démesure des outils de contrôle explique que nous avons besoin d’être moins surveillé, de temps pour échanger, de temps pour réfléchir à notre activité… assurément, leur acceptation sociale est assurée.

C’est ce qu’esquissent aussi les outils de mesure de Big Data appliquées aux ressources humaines qu’utilise Google pour affiner son recrutement. Des outils qui ont mis à mal les premiers indicateurs d’embauche de l’entreprise, qui s’intéresse de moins en moins aux métriques convenues des CV, comme les études ou l’expertise, au profit de la détection de la capacité à s’adapter.

Alors que la mesure nous aliène, est-il possible que la démesure nous libère ? C’est en tout cas l’espoir sur lequel ses promoteurs se basent. Le contrôle et la mesure peuvent-ils devenir libératoires si les objets contrôlés et mesurés changent ? A une époque où les indicateurs sont si importants, si installés, faut-il croire que seule la démesure nous permettra de montrer leurs limites, et d’en changer ?

Hubert Guillaud

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  1. Un ouvrage intitulé “la servuction“, (P. Eiglier et Eric Langeard), qui doit dater d’une vingtaine d’années, présentait différents modes d’évaluation des services en s’appuyant sur leur décomposition extrêmement fine. Là où l’on pourrait évoquer un service en 2 ou 3 tâches, on retrouvait toute une arborescence d’éléments dont chacun pouvait appeler alternatives ou variables contextuelles (exemple: renseignement par le personnel ou signalétique bien étudiée), chacune ayant ses avantages propres, chaque avantage se raisonnant par rapport à un ensemble plus vaste (le personnel qui renseigne peut servir à autre chose, le remplacer par la signalétique est intéressant si l’on enchaine sur de l’automatisation et s’il y a peu d’imprévus. Il devient inutile si le personnel est inoccupé… etc).

    On obtient ainsi des processus complets, totalement différents en matière d’utilisation du personnel, d’automatisation, etc… qui sont concurrents “globalement“, mais difficilement comparable dans le détail.

    Lorsqu’on complexifie l’analyse, le concept même d’optimisation se dissout: il devient très difficile d’évaluer la productivité d’un employé qui intervient sur 30 micro-éléments, à l’utilité variable selon le contexte, et aux innombrables interrelations.
    Optimisation suppose hyper-simplification (dans l’exemple ci-dessus, le temps passé sur Photoshop). L’optimisation des métiers devient vite celle de l’analyse par le contrôleur plutôt que celle du service.
    En cela la transposition au domaine des services d’un principe industriel ne fonctionne pas … et je ne suis pas sûr que les outils modernes de la surveillance y changent quelque chose.
    Cette hyper-simplification du contrôle “induit“ alors d’autres dérives: pourquoi le personnel perdrait-il du temps à traiter autre chose que les tâches qui sont directement valorisées?

    … et le papier qui traine par terre n’a plus de raison d’être ramassé.