Qu’est-ce que l’économie du partage partage ? (1/3) : la professionnalisation de nos rapports sociaux

De Paris à Londres, en passant par Washington…, partout où les services de voiture de tourisme avec chauffeurs (VTC) d’Uber sont disponibles, la contestation gronde. Elle est le fait principalement des taxis, en colère contre cette concurrence qu’ils jugent déloyale, puisque les VTC n’ont pas les mêmes contraintes réglementaires qu’eux… Mais aussi, on commence à le voir, des chauffeurs qui utilisent ces services.

e816fa20e8e018f22cb9efe2a549a511
Image : Manifestations contre Uber, via Mail Online.

Depuis la crise de 2008, la consommation collaborative connaît une croissance exponentielle souligne l’association Colporterre, qui accompagne des démarches collaboratives sur les territoires, en pointant la démultiplication des projets et des pratiques. Pour autant, est-ce que ces nouvelles formes de fonctionnement en réseau favorisent « le pouvoir d’agir individuel » et « le développement d’une société collaborative » ? Pas si sûr. L’économie collaborative est au partage ce que Megaupload est au P2P, une économie pas si horizontale et ouverte que cela.

La surveillance comme principe d’organisation

Dans un intéressant ras le bol, publié sur son blog, Nicolas Robineau, grand utilisateur de Blablacar, le leader européen du covoiturage qui vient de lever 100 millions de dollars pour se développer à l’international, revient sur l’évolution du service ces dernières années.

Derrière le succès de Blablacar (8 millions de membres à travers l’Europe, 1 million de passagers par mois) et sa transformation (d’un modèle gratuit le temps de se constituer une base d’utilisateurs suffisante, le site a basculé à un modèle payant en France et en Espagne par une retenue de 3 % sur les revenus des conducteurs qui font payer les covoitureurs), Nicolas Robineau montre que sous principe de sécurité (des profils, des paiements, des relations…) et de qualité de service (respects des horaires et des parcours…), le service a effectivement considérablement progressé, mais que l’esprit de départ a bien changé. Et d’évoquer ces conducteurs en passe de devenir des chauffeurs professionnels et ces passagers qui payent pour un service comme de purs consommateurs, chaussant leurs écouteurs sur leurs oreilles plutôt que de faire la conversation…

Pour Nicolas Robineau, la principale raison de ce changement est à trouver dans la sécurisation des échanges : impossible de partager des numéros de téléphone entre conducteurs et passagers (et donc de faire de la microgestion de trajet de dernière minute), surveillance des échanges, invitation à payer par carte bleue, prix fixé d’avance quelque soit le nombre de covoitureurs, frais variables dans le temps,… « L’équipe a certes élargi son champ d’inscrits, mais considérablement détruit l’esprit du covoiturage, mettant en avant des notions sécuritaires, monétaires, en oubliant le reste. » La méfiance mène à la surveillance des relations.

Reste que, comme le montre le succès du service, la plupart des utilisateurs s’y retrouvent. Le covoiturage demeure l’un des modes de transport le moins cher sur moyenne et longue distance et pour l’essentiel des utilisateurs, le service s’est amélioré : la sécurisation a mis fin aux réservations fantaisistes et non tenues, aux retards, etc.

L’évaluation comme principe régulateur : l’anxiété de l’économie collaborative

Partout, les services de consommation collaborative se professionnalisent pour se rendre plus attractifs et élargir la base de leur clientèle, exigeant de leurs utilisateurs de devenir de vrais professionnels. Airbnb a développé son système d’évaluation des hôtes et sanctionne par exemple ceux qui ne répondent pas à une demande dans les 24h ! Une exigence que beaucoup d’entreprises de location ou d’hôtels n’ont pas…

Les « utilisateurs » de ces services sont soumis à une évaluation constante : par les usagers, mais les usagers sont eux-mêmes évalués par les utilisateurs… Chez Uber, l’entreprise emblématique de la consommation collaborative, les chauffeurs sont notés par les clients, mais les chauffeurs notent également les clients. Ce que Kevin Rose dans un article pour New York Magazine, appelle « l’anxiété Uber » – qu’on pourrait élargir à toute l’économie collaborative -, quand un chauffeur lui a révélé qu’il ne prend pas de passagers s’ils n’ont pas au moins une note de 4/5. Depuis, Kevin Rose se comporte excessivement amicalement avec les chauffeurs pour ne pas perdre sa bonne note (à laquelle seule les chauffeurs peuvent accéder)… Une nouvelle maladie psychosociale qui peut prêter à rire, « mais qui n’est peut-être qu’un avant-goût du syndrome d’anxiété de la notation à venir ».

L’appréciation de tout et de tous, des professionnels comme des usagers, est le moteur de la régulation et de la confiance sur ces plateformes, explique Jean-Laurent Cassely pour Slate.fr en revenant sur le dernier livre de l’économiste Tyler Cowen (@margrev) Average is over… et tenter d’y échapper – pour autant qu’on puisse, puisque ce sont les autres qui vous attribuent une appréciation à laquelle vous n’avez pas nécessairement accès – vous rendra seulement encore plus suspect et invisible.

Or, les communautés de la consommation collaborative sont fragiles et volatiles. Et la mise sous surveillance de la communauté nécessite de préserver un équilibre délicat, rappelle Pascal Verwaerde sur son blog en montrant l’optimisation en cours auprès des hôtes d’Airbnb. La montée de l’exigence et du professionnalisme pour améliorer les services de la consommation collaborative seront-t-ils compatibles avec des utilisateurs qui ne sont pas des professionnels et sur lesquels une exigence de plus en plus tendue va peser ?

Vers des associations d’utilisateurs des services collaboratifs ?

En mai, une centaine de chauffeurs d’Uber a manifesté devant le siège de l’entreprise à San Francisco, rapporte le Time. Ils manifestaient contre les fluctuations de tarifs que décide unilatéralement la société dans la plus grande opacité, contre l’absence d’écoute de leurs besoins et contre les menaces face à toute mauvaise note reçue d’un passager qui peut les faire exclure du service…

Autre raison du mécontentement, l’inflation du nombre de chauffeurs qui tend à diminuer les revenus et le développement de services concurrents. Plus récemment, rapporte une radio américaine, une autre manifestation de conducteurs a eu lieu, cette fois-ci organisée avec l’aide d’un syndicat. Ils protestaient contre l’obligation qui leur est faite de prendre des assurances spéciales, de présenter leur casier judiciaire avant de pouvoir devenir pilote et contre le fait que la société demande à tous ses conducteurs dont la voiture est plus ancienne que 2010 migrent vers UberX, le même service, moins cher, pour des voitures qui ne sont pas haut de gamme. Les conducteurs d’Uber étant des indépendants (des « partenaires ») et non des employés, ils ne peuvent s’organiser en syndicats. Des conducteurs d’Uber, Lyft et Sidecar ont donc annoncé vouloir s’organiser en « association des conducteurs basés sur des applications ».

Dans le Massachusetts et en Californie, une avocate spécialiste des conflits sociaux a déposé des plaintes contre Uber qu’elle accuse d’exploiter ses pilotes en utilisant la formule d’entrepreneurs indépendants pour éviter de payer les charges afférentes s’ils étaient ses employés, rapporte le Boston Globe. Un procès qui pourrait radicalement changer le modèle d’affaires de Uber, estime Denise Cheng, chercheuse au Centre pour les médias civiques du Berkman Center qui vient de terminer une thèse qui présente une infrastructure de soutien aux travailleurs dans l’économie pair à pair. Elle en appelle à définir un nouveau statut social pour ce type de travailleurs, qui ne sont ni employés ni entrepreneurs indépendants.

Ce que cette histoire nous dit, c’est que les conflits liés à la consommation collaborative sont certainement appelés à se structurer. Tant du côté des utilisateurs des services qui souhaitent réclamer des obligations pour ces entreprises et plus de transparence dans les technologies qu’elles utilisent, que des usagers, qui voudront aussi avoir leur mot à dire sur les choix techniques de ces entreprises et leurs implications économiques et politiques. Des entreprises de l’économie collaborative peu loquace sur leur activité, qui, si elles envisagent de partager leurs données sur leurs clients pour construire une économie de la réputation, comme le souhaite Rachel Botsman, la gourou du secteur, ne sont pas très enclin à partager et ouvrir le reste de leurs données.

Janelle Orsi, pour Shareable, le soulignait très bien : « l’économie du partage a besoin d’un nouveau modèle d’affaires. (…) Vous ne pouvez pas vraiment remédier aux problèmes économiques d’aujourd’hui en utilisant les mêmes structures d’entreprises qui ont créé les problèmes économiques que l’on connaît ». Et la seule façon de s’assurer que ces entreprises prendront des décisions dans l’intérêt des populations qu’ils servent est de faire entrer ces gens au contrôle de ces sociétés ! recommande-t-elle.

Ce n’est certainement pas ainsi que cela se passera, mais les utilisateurs et les clients de ces services devront certainement s’organiser pour faire valoir leurs droits, pour avoir accès aux données leur permettant de se rendre compte de leur position dans ces services. Et les travailleurs organisés risquent d’être une contestation encore plus délicate à gérer pour ces entreprises que celle provenant des entreprises établies et des acteurs traditionnels des secteurs qu’elle perturbe.

Hubert Guillaud

Le dossier, Qu’est-ce que l’économie du partage partage ?

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Au moins dans ce cadre il y a un auto-équilibre car c’est l’intêret des parties alors que par exemple on voit la bureaucratie française serrer peu à peu son noeud coulant.

  2. La « quantification » et l’évaluation, qui se déclinent notamment sur les plate-formes de mise en relation, et affectent les relations interpersonnelles (de plus en plus « professionnelles »), sont effectivement un mouvement très fort (voir aussi mon 1er commentaire sur cet article : http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0203559899028-pourquoi-le-big-data-ninventera-jamais-rien-1012077.php ).

    En 2007, j’avais participé à un colloque organisé par une fédération d’éditeurs informatiques spécialisés, lors duquel un professeur avait présenté une vision quasi-poétique de l’évolution du web, faisant une grande place à la créativité, à la collaboration etc… J’avais alors demandé s’il n’y avait pas une tendance « parallèle » à la mesure systématique, dans le domaine des RH en particulier (bien qu’il s’agit surtout d’applications internes à l’époque).

    Dans un monde idéal, les individus communiqueraient d’abord directement entre eux pour se faire part de leurs griefs respectifs et sur un ton correct. Certes, la « notation » cachée atténue les conflits, mais elle crée des discriminations* et de l’exclusion. Son avenir est toutefois assuré dans la mesure où elle complète la propension humaine aux cancans et au persiflage, qui se déploient aussi magnifiquement sur les réseaux sociaux et forums.

    * En accédant au site d' »Internet actu » pour poster ce message, je découvre que l’article suivant traite notamment de cet aspect, ce qui ne m’étonne pas de la part du très sagace (et rapide) auteur de l’article :).

  3. Il circule sur les réseau depuis peu un intéressant retour critique sur La Ruche Qui dit Oui, une des initiatives phares de la consommation collaborative française, qui l’a compare au fonctionnement d’un Leclerc distribué ou à un industrialisation du principe des AMAP. Une pièce à ajouter au dossier de la critique de la Conso Collaborative en tout cas. http://www.amap44.org/actualites/la-ruche-qui-dit-non–1403215703374.htm Mais également à modérer… Les marges de LRQDO ne sont pas celles d’un Leclerc, il y a des règles sur la provenance des produits et les producteurs n’y sont pas aussi absents et désintermédiés que l’affirme le billet.

    Une autre critique de la Ruche qui dit oui.

  4. bonjour hubert,
    Plutôt que de professionnalisation de nos rapports sociaux, est ce que ce n’est pas l’émergence d’une nouvelle forme de lien dont nous n’avons pas inventer le mot pour en parler. Car la qualité et le type d’échange entre moi et le citoyen avec qui je vais procéder à un échange commercial via ces plateformes, sont nouveaux => ce « pair » n’est pas un ami, un collègue, ce n’est pas un vendeur, c’est un ? L’intermédiaire traditionnel entre l’offre et la demande est réduit au strict minimum : l’information et une technologie de transaction. Nous sommes en train de faire émerger par ces plateformes et ces technologies de nouveaux liens qu’il nous faut exprimer avec des mots nouveaux… Nous avons des échanges formatés avec un vendeur traditionnel, nous n’avons pas l’habitude d’échanges contractualisés de pair à pair sans intermédiaire « visible ».
    merci pour cette série d’article que je vais parcourir !