Applications de santé (3/3) : et si on devenait sérieux !

Kiera Butler pour MotherJones rapportait récemment l’histoire de Julie Hudak, une Américaine qui a téléchargé une application permettant de diagnostiquer les mélanomes. Son mari et sa belle-soeur en étant morts, la jeune mère était particulièrement inquiète des grains de beautés et autres taches sur la peau de ses trois enfants. L’application est assez simple. Il suffit de prendre en photo les grains de beauté et elle vous indique en retour leur dangerosité. Même si elle avait montré récemment ses enfants à un dermatologue, la jeune femme a paniqué quand l’application a fait une alerte rouge sur l’un des grains de beauté…

La journaliste rapporte des études plutôt inquiétantes sur le sujet. Des chercheurs du centre médical de l’université de Pittsburgh ont testé 4 applications de diagnostic du cancer de la peau et trois d’entre elles ont raté 1/3 des mélanomes qui lui étaient soumis. Le laboratoire pharmaceutique Pfizer a rappelé une de ses applications de rhumatologie quand elle a constaté que les mesures qu’elle proposait étaient inadaptées…

A qui profite la confusion ?

Pour Kiera Butler, le discours marketing des développeurs d’application est trop souvent volontairement confus. Certes, comme nous l’avons expliqué, l’essentiel des applications proposées sur les magasins d’applications de nos smartphones ne relève pas de la santé, mais alors pourquoi entretenir une telle confusion ? D’un côté, les entreprises technologiques soutiennent qu’homologuer ou labéliser ces applications étoufferait l’innovation… De l’autre, des médecins estiment que renforcer les règles découragerait au moins les développeurs les moins sérieux.

Pour le docteur Dominique Dupagne, fondateur du forum médical Atoute.org, le développement des applications est un foisonnement darwinien qui ressemble surtout « au marché des farces et attrapes ». Non, les applications ne vont pas révolutionner la médecine, assène-t-il avec raison. La médecine a assez rarement besoins de capteurs qui mesurent les choses en continu. « Le besoin de certification est inexistant pour la plupart de ces applications à part pour rassurer les gens inquiets », tranche le médecin. Nous sommes plus dans un monde du jouet, du bien-être, du fitness que de la santé. Le problème est surtout lié à l’emballement autour de ces outils, comme s’ils allaient résoudre les problèmes de santé du moment, remplacer les médecins débordés, remplacer la médecine… Nous en sommes loin !

Bref, si on a un peu l’impression que le monde médical se désintéresse des problèmes des utilisateurs… Le monde des développeurs, en faisant semblant de nous proposer des solutions, ne fait pas mieux.

Les applications de santé ne touchent pas ceux qui en auraient le plus besoin

À mesure que la moindre de nos activités sont « appiffiées » (transformées en application), les développeurs affluent sur les marchés saturés du jeu et du fitness, s’énerve JC Herz (@jcherz) pour Wired, oubliant ceux qui pourraient le plus en bénéficier : les vieux, les malades chroniques, les pauvres…

En octobre dernier, Herz a assisté à la conférence Wearables+Things, qui semble avoir surtout proposé une surenchère dans les dispositifs de fitness connectés pour analyser les performances sportives des gens en meilleure forme et avec un gros portefeuille. Pourtant, Kabir Kasagood, directeur du développement de Qualcomm Life qui fabrique les puces utilisées dans nombre de ces gadgets, a exhorté les développeurs à se confronter à la friction réglementaire de la FDA pour faire homologuer leurs dispositifs. « Il y a une énorme pénurie d’innovation dans le domaine de la santé », a-t-il insisté, alors que c’est là où est l’argent. Mais cela nécessite de se confronter à la paperasserie, à la réglementation, aux essais cliniques, à s’intégrer avec des systèmes existants et ennuyeux, à être exigeant sur la sécurité et sur les données des utilisateurs… Bref, à faire un travail un peu plus complexe que mettre en ligne une application sur un magasin d’application.

wiredwearablefailing

Quelques minutes plus tard, le directeur marketing de iStrategy Labs a fait la démonstration de Dorothy, un dispositif qui se clipse à la chaussure pour vous permettre d’appeler une voiture Uber si vous tapez trois fois le sol avec votre talon ! Le plus gros succès de la conférence, ironise Herz. Effectivement, voilà un gadget qui va changer le monde !

Les jeunes développeurs instruits et les entrepreneurs en bonne santé ne travaillent qu’au développement de gadgets utiles marginalement, utiles pour des gens comme eux, insiste Herz. Tous ces gadgets sont avant tout destinés aux gens en bonne santé.

Pour verser encore une autre pièce au dossier, Salon.com revenait récemment sur le fait que nos équipements de sports nous mentent. Des études du Centre de performance humaine montrerait que les machines que nous utilisons (vélo, tapis de course…) ne sont pas très précises sur le nombre de calories que nous brûlons en faisant du sport : elles auraient tendance à les surestimer d’environ 20 % en moyenne parce qu’elles ne prennent pas en compte l’âge et le poids de leurs utilisateurs, ou d’autres facteurs comme la graisse du corps, sa température, les changements hormonaux.

L’article recommande plutôt d’utiliser les traceurs d’activité, mais là encore, il pointe certaines de leurs erreurs. Le Fitbit One qui serait l’un des meilleurs du marché ne détecte pas le nombre de marches que l’on gravit, car il ne contient pas d’altimètre !

Selon un article du New York Times qui revient sur une autre étude, ces capteurs de remise en forme s’ils savent être fiables pour le sport à haute intensité, ne savent pas mesurer des activités de plus faible intensité, comme faire le ménage… Certains capteurs de poignets ne mesurent aucune activité quand on fait du vélo d’appartement et que votre bras ne bouge pas ! “La plupart des marques de trackers utilisent des algorithmes et des formules qui n’ont pas été testées dans des laboratoires indépendants et comme leurs formules ne sont pas disponibles, il est donc impossible de savoir comment ils saisissent leurs informations”, conclut un expert.

Autant d’exemples qui montrent que ces capteurs ne s’adressent pas aux gens qui en ont le plus besoin. Or la population qui a le plus à gagner de l’amélioration de la santé n’est pas concernée. Pas étonnant que plus de la moitié des consommateurs qui ont acheté un tracker d’activité ne l’utilise plus au bout de 6 mois !

45 % des Américains sont aux prises avec au moins une maladie chronique, rappelle Herz en citant un sondage du Pew internet center. Seulement 40 % de ces malades disposent de moyens pour suivre l’évolution de leur problème via des indicateurs de santé. Aux Etats-Unis en 2014, 2,8 milliards de dollars ont été dépensés en dispositifs médicaux portables et ce chiffre devrait passer à 8,5 milliards de dollars d’ici 5 ans. Or, si l’on prend tous les bracelets de fitness et les montres intelligentes vendues en 2014 et qu’on multiplie ce chiffre par 6, on ne parvient même pas aux 6,3 milliards de dollars que rapporte le marché américain des tests de glycémie !

« A un certain moment, il faut nous demander si c’est juste la friction créée par la réglementation de sécurité de l’industrie de la santé américaine et son processus d’homologation par la FDA qui pose problème ou si c’est l’idée qu’un jeune ingénieur doive développer des technologies pour des personnes qui ne sont pas comme eux qui pose problème », conclut JC Herz.

Pour perturber le marché de la santé, il va falloir franchir le pas qui sépare le confortable monde du bien-être de celui du monde médical.
Le professeur de pédiatrie Aaron E. Carroll, dans une tribune pour le New York Times, enfonce le clou dans sa critique de l’application de santé d’Apple. Les patients les plus âgés, les personnes très malades et les pauvres, ceux qui ont le plus besoin d’aide – seront les moins susceptibles d’utiliser ces outils. Quant aux médecins, ils ne veulent pas recevoir ces données quotidiennes et ne souhaitent pas être tenus pour responsables d’avoir manqué un relevé anormal – et ce d’autant plus si les capteurs ne sont pas fiables !

Sans compter que les malades non plus ne sont pas toujours à même d’être confrontés à la technologie. Quand la technologie rappelle à l’ordre des adolescents diabétiques, la plupart d’entre eux cessent d’utiliser leurs appareils plutôt que de se conformer à ce qu’ils leur disent.

Des mondes qui ne se parlent pas

Finalement, le monde des applications de santé qui ne sont que des applications de loisir paraît bien confortable à tout le monde. Au corps médical qui lui dénie toute scientificité et ne s’en préoccupe pas vraiment. Aux développeurs qui exploitent ainsi une niche profitant de la crédulité des gens. Aux innovateurs qui pensent transformer la médecine alors que la rupture entre les deux mondes n’a peut-être jamais été aussi profonde.

Il serait temps que ces mondes se rencontrent vraiment. Que la médecine s’intéresse aux applications de santé et que les développeurs s’intéressent à la médecine. Que les seconds relèvent les défis de l’homologation et de la certification. Que les premiers regardent avec plus d’attention les possibilités de ces outils. Et qu’on arrête de laisser les utilisateurs au creux du gué.

Hubert Guillaud

Retrouvez le dossier « Applications de santé » :

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0 commentaires

  1. … »qu’on arrête de laisser les utilisateurs au creux du gué »… Et je continue la phrase:
    « .. et qu’on revienne aux fondamentaux de la rigueur scientifique. Depuis des décennies on exige des études prospectives, randomisées, en double aveugle et multicentriques. Faisons la même chose pour ces applis, et nous ferons le tri entre les applications utiles – il y en a certainement – et la pseudo-science ».

  2. Article très intéressant qui démontre les dérives mais aussi les incompréhensions entre ces deux mondes (la médecine d’un côté et les patients de l’autre).
    Je suis médecin spécialiste en médecine générale et j’ ai créé une start up afin de lancer une application qui rapprocherait les besoins de chacun : DocForYou (http://www.docforyou.com)
    Cette dernière n’ a pas pour vocation de remplacer le médecin mais bien de délivrer une information santé interactive et personnalisée à des patients qui vont aller sur internet pour mettre un mot sur leur symptôme.
    En effet 70 % des patients s’informent grâce à internet soit avant soit après leur consultation. Il était donc nécessaire de leur proposer un outil fiable qui réponde à cette attente.
    De plus nous permettons au patients de poser leur questions afin que les médecins y répondent.
    l faut savoir répondre à ce besoin au lieu de faire comme s’il n’existait pas et alors de laisser la place à tout type de démarche.
    Bien sûr, la valeur médicale des applications devrait être évaluée par des autorités savantes et pourquoi pas labélisées.
    DocForYou appelle les médecins à participer à cette aventure pour améliorer le bien-être des patients.
    Bien cordialement
    Dr Castellucci Jm

  3. D’après cette étude de santé publique basée sur des Big Data de msanté il semblerait que ceux qui achètent des trackers d’activité marchent peu, mais le lien de causalité reste encore à démontrer par des études complémentaires.
    Et/ou que l’agriculteur et le maçon corses achètent moins de trackers d’activités à 150 euros que le yuppie francilien qui court au bois, ce qui montrerait au contraire l’urgence d’une prise en charge sécu afin de réduire cette nouvelle fracture numérique .
    A moins que le corse, tempérament rebelle comme nous le savons tous, ne se montre obstinément rétif à toute tentative de gamification y compris pour atteindre les 10 000 pas salvateurs. Enfin dans tous les cas il est mal barré, sans compter combien il va encore nous coûter.
    Sous réserve que je n’aie pas laissé passé un éventuel biais statistique, bien sûr http://www.europe1.fr/sante/qui-sont-les-francais-les-plus-sedentaires-2368455 http://blog.withings.com/fr/2015/02/09/les-franciliens-les-actifs-parmi-les-francais/

  4. Le Wall Street Journal revenait il y a peu sur le fait qu’Apple a du renoncer à bien des capteurs dont la firme souhaitait doter sa montre, parce qu’ils n’étaient pas assez pertinents et fiables. Les obstacles réglementaires (Apple pourrait être mis en cause si sa montre en interprétant les données tentait de suggérer des conseils de santé) ont fini par faire qu’Apple devrait proposer un produit bien plus conventionnel qu’espéré. Ca n’empêche pas la firme de Cuppertino d’avoir lancé une production de masse à 5 ou 6 millions d’exemplaires.