Bodyware : pour une augmentation ordinaire

bodywareL’augmentation de l’homme par les technologies est de moins en moins un imaginaire et de plus en plus une réalité. Mais de quelles valeurs cette transformation qui s’annonce est-elle porteuse ? C’est la question à laquelle nous ont amené les travaux de Bodyware, le groupe de travail sur le corps comme nouvelle frontière de l’innovation numérique lancé par la Fondation internet nouvelle génération.

Dans le cadre de la publication de ses résultats de travail, nous allons tenter d’éclairer cette problématique des controverses rencontrées pour esquisser de nouvelles pistes d’innovation pour ré-enchanter la question de l’augmentation. Après avoir interrogé la question du corps au travail, découvrons les enjeux d’autres formes d’augmentation porteuses d’autres valeurs que de chercher à nous transformer en machine.

L’intuition : nous n’échapperons pas à l’augmentation

Nous sommes tous victimes d’un manque de discernement face au progrès technique. Comme l’explique le chirurgien et essayiste Laurent Alexandre, tout le monde souhaite « moins souffrir, moins vieillir et moins mourir ». C’est le sens même du progrès médical : repousser toujours plus loin les limites de la santé et de la vie.

Mais, sans y prendre garde, petit à petit, la médecine a évolué. Nous sommes entrés dans un nouveau continuum. Nous sommes passé du soin, de la réparation de l’homme à son amélioration, c’est-à-dire à son « augmentation ». Celle-ci consiste à améliorer ses capacités et vise avant tout à augmenter par tous les moyens possibles son espérance de vie, mais aussi, pour cela, ses capacités physiques et intellectuelles. Des lunettes au coeur artificiel, de la pénicilline à la chimiothérapie, du soin à la modification génétique, la médecine a franchi sans qu’on puisse clairement les distinguer, les frontières séparant la réparation de la modification de l’humain. La nature du soin a changé d’échelle, de degrés, dans la transformation de l’homme, nous conduisant du cyborg que nous sommes déjà devenus, au transhumain que nous serons tous demain.

Pourtant, comme le suggérait déjà Donna Harraway dans le Manifeste cyborg, le corps humain est aussi une conception culturelle. Et les figures de l’augmentation qu’évoque Pierre Musso dans Technocorps n’échappent pas à cette construction culturelle [1]. L’imaginaire du cyborg, de l’augmentation, du progrès technico-bio-médical, et des valeurs transhumanistes qu’ils recouvrent est puissant et de plus en plus prégnant, innervant notre société tout entière.

Pour les écologistes, il va falloir à terme faire des choix face au progrès. Pour la médecine, jusqu’à présent, tout ce qu’on pouvait faire, on le faisait. Demain, confrontés à une croissance sélective, il nous faudra certainement renoncer à certaines formes de progrès et de technologie, comme le soulignent les moratoires impossibles à tenir concernant la modification génétique ou les débats sur la procréation assistée ou l’eugénisme.

Nous n’en sommes pas là – hélas, pour l’impact de nos choix sur le réchauffement climatique et l’économie, tant mieux pour notre indéfectible envie de progrès. En attendant de remettre en cause le progrès, nous estimons que nous ne nous départirons pas facilement de son imaginaire. Reste que celui-ci va devoir apprendre à abandonner sa toute-puissance et les valeurs politiques qui le façonnent. L’individualisme qu’il porte en lui n’est pas soutenable ni souhaitable. Les valeurs de compétition également. A la différence de l’homme, le cyborg, pareil au super héros, semble toujours un être isolé, comme si sa différence, sa transformation même l’empêchaient par essence de former société… Or, qui ne désire pas faire société ?

Keeogo-doing-more
Image : Un exosquelette pour l’augmentation quotidienne, à l’exemple de Keeogo.

Nous n’échapperons pas à l’augmentation de l’homme. Elle est déjà en route. Mais peut-on promouvoir une autre augmentation ? Une « augmentation ordinaire », c’est-à-dire des systèmes qui favorisent la résilience et la compassion plutôt que la compétition et l’individualisme ? Une augmentation fondée sur d’autres valeurs… C’est tout l’enjeu de cette piste de travail.

Problématiques

De la production du corps rationnel au surhumain

Le courant transhumaniste sature l’espace public de ses visions transgressives [2] d’un homme augmenté dans ses capacités motrices et cérébrales, grâce aux progrès des sciences et des techniques. Etre plus performant, plus intelligent, vivre plus longtemps, s’émanciper des maladies chroniques qui accompagneront l’allongement de la durée de nos vies, uploader notre cerveau dans une machine… Voilà quelques-unes des promesses de ces ingénieurs et entrepreneurs qui ont annexé le corps humain pour en faire leur nouveau terrain de jeu [3]. C’est la saison 2 des NBIC [4], produite et jouée par de puissants acteurs du numérique embarqués sous la houlette du premier d’entre eux, Google, et notamment de ses filiales 23andMe, consacrée à l’analyse génétique et Calico, dont le but est de « tuer la mort ». Tous les dirigeants de la planète se précipitent dans les shows, conçus pour eux par la Singularity University, généreusement financée par Google pour entendre le même message : nos corps et nos cerveaux sont bien la nouvelle frontière du 21e siècle.

Le transhumanisme n’est sans doute que la pointe avancée d’un mouvement plus ancien qui s’est bâti tout au long du 20e siècle sur les progrès de la biologie et de la médecine pour proposer à nos sociétés occidentales un modèle prescriptif dominant : le paradigme médico-sportif. Pour la philosophe Isabelle Queval, ce paradigme dessine en creux un humain façonné par les sciences et les techniques. La médecine sait désormais ce qui est bon pour nous, et nous dit, d’une manière de plus en plus normative, comment vivre, manger, dormir, marcher, courir, respirer… Cette médicalisation de nos existences va de pair avec la sportivation de nos moeurs, qui va bien au-delà du seul champ du sport pour interroger notre société de compétition [5]. Une vie tellement plus longue [6] dans un corps tellement plus confortable – où plutôt constamment sous surveillance : c’est la promesse du modèle médico-sportif. Pour y parvenir nous sommes entrés dans un activisme permanent, dans lequel l’individu est devenu son propre héros, et son corps un perpétuel chantier, et qui pousse une majorité d’entre nous à surveiller et entretenir notre ligne, notre forme et notre santé.

« Les progrès médicaux des dernières décennies, l’allongement de la durée de vie dans les pays riches ont engendré une révolution : la croyance dans la capacité à « produire » le corps. De la naissance à la vieillesse, génétique, pharmacologie, chirurgie, diététique, cosmétologie, sport encouragent l’idée d’un corps maîtrisable, modifiable, perfectible à l’infini et objet d’une projection identitaire. Soigner (se soigner), bien manger, faire du sport composent ainsi un paradigme médico-sportif par lequel, en réponse aux actions de prévention pour l’hygiène publique, à dimension collective, s’organise une prise en charge individuelle et responsabilisée du sujet informé. En outre, alors que se sont effondrées, dans la deuxième partie du xxe siècle, les transcendances – politiques et religieuses – qui structuraient la vie sociale, l’individualisme de nos sociétés a pour corollaire un matérialisme croissant aux conséquences paradoxales : centration de l’identité contemporaine sur le corps, perception du corps comme destin (ne pas tomber malade, repousser la mort), fantasme d’immortalité exprimé par le corps. De la sorte, et comme illustration de ce phénomène, au succès médiatique du sport de haut niveau fait écho une sportivation des mœurs et des corps : bouger, se sculpter, performer. »

Isabelle Queval, Le corps aujourd’hui, Folio Essais, 2008.

La fabrique des corps est une fonction de base de nos sociétés, et chacune se distingue des autres par ses manières différentes de l’éduquer et de le mobiliser. Nous marchons, courons, nageons, utilisons nos mains, nos bras, nos pieds, nos jambes, portons notre tête comme notre société nous l’a enseigné (Marcel Mauss, “Les techniques du corps”, 1934). Ces techniques du corps ont participé avec d’autres à faire du corps aujourd’hui ce “marqueur culturel, le tissu d’inscriptions politiques, scientifiques et techniques : corps policé, opprimé ou réprimé de l’ordre social, corps objet de la médecine, corps paré ou sacrifié du rite, corps bolide du sport, corps marchandisé des marques” (Quéval, Le corps aujourd’hui). Le souci de soi contemporain a ceci de spécifique qu’il s’inscrit dans l’idée de la production d’un corps rationnel, sur lequel se penchent de nombreuses fées, bonnes ou mauvaises. Le corps rationnel est un “projet de transformation planifié, contrôlé soutenu par les connaissances scientifiques et une idéologie de la santé” (Quéval, Le corps aujourd’hui).

De la chirurgie esthétique à la mesure de soi [7], de la diététique au sport en passant par la méditation ou l’alimentation, de l’analyse génétique aux innovations de la santé, tout concourt à la performation et à la sportivation de l’existence. Ces injonctions normatives néo-hygiénistes sont déjà en place, avec la complicité active de mon smartphone truffé de capteurs et d’algorithmes qui évaluent en permanence mes performances sportives, médicales, diététiques ou cognitives. La rationalisation des productions de nos corps, leur mise sous surveillance permanente via des capteurs accumulant des métriques – quand bien même beaucoup s’avèrent peu fiables – cherchant à mesurer la moindre de nos performances, font plus que mettre nos existences sous contrôle : elles les façonnent et nous placent dans une compétition sans fin dont l’objectif est de dépasser notre condition humaine.

extraterrestrial-ethics-by-andy-miah-12-728
Image : Dans son exposition, Nanotopia, l’artiste Michael Burton livrait une critique du transhumanisme en imaginant des augmentations biologiques accompagnant notre évolution, à l’image de ce pied taillé pour la course et doté de pico pour mieux agripper au sol.

Les injonctions de cet imaginaire de la compétition et de la performance sont très puissantes et façonnent déjà notre société. Pourtant, elles sont loin d’être neutres. Elles portent en elles des valeurs d’individualisme, de concurrence, de compétition, de surveillance, de contrôle unilatéral… aux antipodes de la résilience et de l’altruisme, qui agencent également notre humanité. En fait, le problème n’est pas tant l’augmentation en tant que telle que de savoir ce que l’on augmente. Nous souhaitons tous nous améliorer, mais qu’est-ce que l’on souhaite améliorer de nous ? La plupart des technologies du surhumain ne souhaitent améliorer que soi, que pour soi-même. C’est leur faille.

WeRobot
Dans notre imaginaire, le robot incarne l’idéal de robustesse, de « non-fragilité » (bien peu « antifragile » [8] en fait) que nos sociétés aimeraient tant revendiquer. Et c’est une raison de sa présence croissante dans notre paysage culturel. Il incarne aussi l’absence de toute ambivalence, que la simplification à l’oeuvre ne sait pas éviter. Avec le robot on s’aimerait s’exempter du ratage originel qu’est l’homme, dû à l’étourderie d’Epiméthée qui a distribué aux animaux tous les talents nécessaires à leur survie, n’en gardant aucun pour l’homme. Nous sommes des ratés, d’éternels prématurés et la technique vise à remédier à la néotonie dont nous souffrons. Au lieu de penser comme Roger Caillois que ce ratage originel est l’indice de la dignité de notre humanité, nous sommes des êtres offerts à l’histoire et à la construction volontaire de soi.

La technologie, et notamment le robot, dans ses incarnations multiples, endosse la responsabilité de nous arracher à nous-mêmes, non pas comme y viserait l’éducation du genre humain tel qu’on le pensait au 18e siècle, mais dans une transgression susceptible de nous faire basculer dans une autre forme d’humanité : la singularité.

La machine a cessé d’être une simple métaphore. Son perfectionnement est bientôt apparu comme la trajectoire que l’homme pourrait espérer pour lui-même. L’ordinateur symbolise l’intelligence parfaite [9] – même si en vérité, il est « complètement con » – comme si la conscience et le raisonnement n’étaient pas un privilège dans un monde de plus en plus automatisé. Désormais, la machine gagne toujours et le jeune joueur d’échecs veut plus ressembler à Watson qu’à Kasparov. Cette fascination pour l’automatisation naît de notre rationalité, de notre goût pour la compétition, l’efficacité, l’action, la rapidité de décision [10] – sans voir que bien de ces qualités ne sont possibles que grâce à nos intuitions [11].

Le robot est un être sans intériorité et nous aspirons à lui ressembler comme le pense le psychologue Burrhus Skinner, le fondateur du comportementalisme radical, mieux vaut s’attacher à ce qui est observable qu’à notre conscience ou nos sentiments. Dans Walden Two, il montre la portée du comportementalisme appliqué à la régulation sociale : une réponse par la simplification programmée à la simplicité volontaire de Thoreau. Le corps humain, chassé des usines, soigné par toujours plus de prothèses, est le seul point faible de la mécanique sociale que nous mettons en oeuvre pour nous mouler dans l’architecture sociale que nous ne cessons d’échafauder. Nous sommes nos propres robots et nous aspirons plus à nous simplifier qu’à nous complexifier, comme si cela pouvait aider à mieux nous comprendre. Comme le souligne Jonathan Crary [12], cet environnement se « réduit à un modèle asocial de performance machinique – une suspension de la vie qui masque le coût humain de son efficacité ».

Pour une augmentation ordinaire

Face à cette augmentation « spectaculaire » que nous proposent la plupart des technologies peut-on imaginer une augmentation « ordinaire » ? Une augmentation du quotidien qui nous aide à être « plus humains » plutôt que surhumains ou transhumains ? Une augmentation qui libère nos émotions plutôt que notre raison [13] ? Une augmentation « émotionnelle » [14] qui favorise la résilience, l’empathie et l’altruisme plutôt que leur contraire ?

La course à l’augmentation, à la performation de soi, ne fonctionne pas si bien. Elle créé plus de malaise que de bien être, comme le montre l’explosion des pathologies alimentaires à l’heure de l’explosion des injonctions normatives. Les personnes appareillées ne sont pas des êtres « hybrides », rappelle fort justement le chercheur en robotique Nathanaël Jarrassé : la plupart des patients qui doivent porter une prothèse passent par une longue et lente appropriation, qui nécessite des heures d’entraînement pour être pilotées et la plupart se découragent en cours de route, quand ils ne se découragent pas d’avoir si peu de contrôle sur leurs prothèses [15]. L’essentiel des utilisateurs de gadgets de santé connectés les délaisse au bout de quelques semaines. Beaucoup de jeunes diabétiques par exemple refusent les applications de suivi trop directives. Dans l’entraînement sportif ou la rééducation, nous ne réagissons pas tous de la même manière à la compétition et aux injonctions directives inscrites dans les technologies… Le contrôle de soi nécessite de la mesure pour résoudre l’angoisse de notre propre domination. Or, cette mesure, toujours plus fine et précise, ne parvient pas à faire s’éloigner l’anxiété que la mesure et le contrôle de soi cherchent à combler, au contraire. La mesure nous projette face à un inatteignable modèle idéal de nous-mêmes, qui ne cesse de nous angoisser à mesure qu’on cherche à s’en rapprocher.

openbionics
Image : un prototype de prothèse de main doté d’une lumière dans sa paume par OpenBionics. Après l’acceptation de son handicap, certains porteurs de prothèses souhaitent transformer leur handicap en avantage en la dotant de capacités supplémentaires. Voir notre article sur la robotique open source.

Derrière le mythe de l’augmentation se cache la réalité de la diminution. Comme le rappelle le philosophe Jean-Michel Besnier [16], il y a un principe de simplification à l’oeuvre dans toute démarche scientifique : on schématise les phénomènes, ici les comportements humains, pour les réduire à l’essentiel de ce qu’une machine sera capable d’enregistrer et d’imiter. On modélise l’expression des émotions les plus communes afin de les soumettre à des logiciels de reconnaissance ou de production gestuelle. Dans tous les cas on épure l’humain de ses traits idiosyncrasiques afin qu’ils se trouvent au mieux pris en charge par la machine, au risque d’oublier ces traits inassimilables par elle, qui définissent pourtant sa spécificité.

Même équipés de lunettes, la réalité, est que, quand on en porte, on voit moins bien que ceux qui n’en ont pas besoin. Si beaucoup sont enthousiastes à l’idée de mieux percevoir le monde à travers des Google Glass, la réalité est plus une Google (G)lassitude que celle d’une réalité augmentée – le coup d’arrêt du projet Google Glass et les critiques véhémentes qu’il a déclenchées, montrent d’ailleurs très bien les limites de cette approche de l’augmentation. Derrière ces désillusions pointe la critique des valeurs qui accompagnent aujourd’hui la manière dont on applique la technologie au corps, dont on code certaines valeurs dans les technologies. L’augmentation est trop souvent infantilisante [17]. Or, le compteur de pas ne suffit pas à marcher. Proposer des outils qui favorisent le développement de la puissance (pas forcément de la maîtrise, hélas) ne suffit pas à créer de l’acceptation personnelle comme sociale. Offrir des objets compagnons qui ne proposent que mettre le monde en chiffre pour nous comparer les uns aux autres est une augmentation qui est plus handicapante qu’autre chose.

« Les innovations sont presque toujours présentées sous l’angle rassurant d’un handicap à pallier. »

Alain Damasio, « On a externalisé le corps humain », Télérama.

Pourtant, l’imaginaire de l’augmentation ne disparaîtra pas demain. Nous allons devoir composer avec lui. Mais nous pouvons aussi lui apprendre à nous aider à voir le monde autrement, selon d’autres valeurs. Nous devons dépasser les injonctions sociales compétitives de nos technologies et qui nourrissent les objets de puissance que sont devenus nos gadgets.

C’est tout l’enjeu de l’augmentation ordinaire que nous appelons de nos voeux.

Augmentation ordinaire : augmenter notre impuissance

Comment réaliser cette augmentation ordinaire ? Comment hacker le système de l’augmentation ?

Pour cela, il faut avoir recours à une autre perception de l’homme. Il faut viser d’autres formes d’amélioration : des améliorations qui augmentent nos capacités sociales plus que nos capacités individuelles, des améliorations qui favorisent la résilience, la compassion, l’empathie, la compréhension d’autrui, plus que des systèmes qui ne sont que des systèmes de puissance, de domination, d’affirmation de soi.

Aux confins de l’économie comportementale et de l’informatique émotionnelle, on trouve des pistes de recherche encore marginales, mais stimulantes, qui proposent d’autres métriques de soi et surtout du nous (ce tabou de la mesure). L’enjeu est plus d’augmenter les sens que la puissance, de développer un « introsquelette » qu’un « exosquelette ». D’élargir son spectre de perception, non pas pour voir mieux que les autres, mais pour prendre conscience, jouer, se protéger, discuter de nos innombrables biais cognitifs. D’ouvrir une nouvelle maîtrise de nos sens, de nos émotions, de nos intuitions. De nous permettre d’être irrationnels plus que rationnels puisque les échecs de la logique sont des « stratagèmes efficaces pour favoriser nos relations sociales et dépasser les points de vue opposés », comme nous l’explique la théorie argumentative d’Hugo Mercier et Dan Sperber. Ou à l’inverse de devenir plus rationnel puisque ces biais cognitifs nous rendent justement irrationnels. En tout cas, d’avoir une meilleure perception de ce que nous ne percevons pas consciemment, pour décupler nos capacités sociales plutôt que seulement notre capacité à être un loup pour l’homme.

Demain les « wearables sociaux »
Les objets qui se portent sont presque exclusivement des enregistreurs, des capteurs. Les Google Glass ou les oreillettes de nos téléphones portables portent en eux un malaise conceptuel diffus explique Noah Feehan du New York Times Labs : “ces objets proposent de mauvaises expériences qui se produisent lorsque la technologie permet à quelqu’un de superposer son monde sur le monde que nous avons à partager avec lui, mais sans nous laisser y participer”. Or pour lui, les objets que l’on porte devraient suggérer leur propre utilisation sociale, c’est-à-dire nous permettre d’ajouter des modes d’interaction avec le monde.

Pour lui, les objets vestimentaires sociaux nous permettront demain d’augmenter nos sens (un appareil qui vibre si l’on parle trop fort), nous connecter à nous-mêmes (un appareil qui nous rappellerait par exemple ce que nous pensions la semaine dernière) et nous connecter aux autres, à l’image de Blush, le badge qu’il a imaginé, permettant d’écouter les conversations autour de lui et qui réagit quand la conversation matche avec notre profil de recherche en ligne récent. Son but est d’inclure de manière subtile votre vie en ligne dans vos interactions réelles et dévoiler des choses de nous aux autres plutôt que de seulement nous informer sur le monde au détriment des autres.

Demain, les correcteurs de nos comportements
Nous ne sommes pas aussi doués de raison que nous le pensons, comme nous l’apprend la psychologie comportementale. Quand nous prenons des décisions éthiques, morales, nous ne nous basons pas tant sur la rationalité que sur nos passions. Notre disponibilité cognitive elle-même n’est pas toujours à son optimum, sans qu’on s’en rende forcément compte. Or, plus nous sommes fatigués, plus notre charge mentale est importante, plus nous avons tendance à prendre des options simples, à l’image des juges qui procèdent à des décisions à la chaîne. Pire, nous avons tendance à éliminer la dissonance cognitive, c’est-à-dire les idées qui contreviennent aux nôtres.

De même, nous savons mal lire et déchiffrer les émotions de nos interlocuteurs et notamment les signaux non verbaux que les corps disent par-devers nous. Or, les machines, demain, vont nous aider à augmenter notre intelligence émotionnelle assure Rosalind Picard, directrice du groupe de recherche sur l’informatique affective du MIT.

L’enjeu est notamment de rendre visible nos schémas et modèles d’interaction pour déclencher une rétroaction comportementale, à l’image du Meeting Mediator System développé depuis les badges sociométriques du MIT, permettant de visualiser qui monopolise la parole lors d’une réunion, pour mieux la distribuer : une question essentielle quand on sait l’importance de l’égalité de prise de parole, premier facteur prédictif de l’intelligence collective.

Autant de recherches qui suggèrent que l’enjeu de l’augmentation de l’homme de demain ne sera pas tant d’augmenter ses capacités par rapport aux autres, mais de l’aider à être plus empathique, plus compréhensif, plus social. De l’aider à voir et dépasser ses biais cognitifs. Bref, de dépasser le plafond de verre de la complexité de nos comportements sociaux, non pas pour un monde plus performant, mais pour un monde plus ouvert à la diversité.

Ces technologies de l’empathie, ces nouvelles formes d’augmentation de nos facultés psychosociales ne seront pas magiques pour autant. Elles porteront elles aussi leur pharmakon, c’est-à-dire à la fois le remède et son poison comme l’explique le philosophe Bernard Stiegler, à l’image de Crystal Knows, ce correcteur comportemental qui vous propose d’adapter vos propos à la personnalité de vos correspondants. Un dispositif qui propose à la fois d’augmenter notre empathie, mais qui développe en même temps un outil qui offre de nouvelles armes aux techniques de manipulation.

Certes, l’empathie ouvre la voie à la manipulation, comme la résilience au défaitisme, la compassion à l’indifférence, la compréhension à l’intolérance… L’enjeu de l’augmentation ordinaire est de nous montrer les biais dont nous sommes les premières victimes et de nous permettre de mieux nous relier aux autres plus qu’à nous-mêmes, de favoriser notre caractère irrationnel plus que rationnel pour mieux prendre en compte toute notre humaine diversité. Elle se veut une réponse critique à l’imaginaire et aux valeurs de l’augmentation, en proposant une réponse plus ouverte à la complexité sociale de nos interactions.

Controverse

L’augmentation n’est pas sans controverses, même si, celle-ci semble profondément acquise dans les imaginaires : nous sommes (presque) tous prêts à une intervention technologique dans nos corps pour vivre plus longtemps. Outre les questions mises en exergue ci-dessus, une autre controverse nous semble devoir retenir notre attention : celle du dopage, et avec elle, celle de la modification chimique de nos capacités, qui fait moins consensus que le pacemaker pour doper nos défaillances cardiaques ou que l’appareil pour remédier à sa surdité.

Dopage, hormones, neurotransmetteurs

Pour répondre à l’injonction d’une vie saine, pour parvenir à prendre le contrôle de son corps, nous sommes de plus en plus nombreux à avoir recours au dopage, au risque de soumettre notre corps à d’autres excès, guère plus bénéfiques pour lui. Pour convenir aux injonctions normatives des mesures (épreuve sportive, travail, études…) nombreux n’hésitent plus à avoir recours à la démesure. Pour être performants : nous devons tous être dopés ! La compétition sociale et professionnelle génère la banalisation des produits dopants. L’exigence de performance génère ses propres addictions. L’impératif à être disponible en continu, aligne notre existence sur celle des choses inanimées et exige de nos corps mêmes une mise à disposition continue, même si cela demande d’absorber services et produits chimiques à dose toxique, explique Jonathan Crary. « Où serait le problème, si de nouvelles drogues permettaient à des individus de travailler cent heures d’affilée ? Un temps de sommeil flexible et réduit n’assurerait-il pas une plus grande liberté personnelle ? », ironise le professeur d’esthétique, pointant par là même toutes les ambiguïtés de ces exigences économiques qui impactent désormais le social.


Vidéo : une synthèse en chiffre du dopage sportif par l’équipe de Datagueule, dont la dénonciation répétée masque le développant de bien d’autres usages de produits dopants.

Cette sportivation des moeurs va bien au-delà du seul champ du sport, même si c’est surtout ici qu’elle s’exprime. Ce dopage va bien au-delà de la prise de produits chimiques. Avec l’intégration professionnelle d’outils de mesure faisant du sport « une activité quasi scientifique », l’optimisation technique s’apparente parfois à des formes de dopage. Aujourd’hui, les données des capteurs physiologiques des sportifs leur permettent d’avoir un retour, une rétroaction sur leur propre pratique. Mais qu’en sera-t-il quand les équipes pirateront ou accéderont aux données de l’équipe adverse ? Un coureur qui a accès aux données de ses concurrents court-il de la même manière ?

La question du dopage, de sa régulation, de sa révélation, et son passage d’un niveau personnel à un niveau plus social, inter-équipes ou entre compétiteurs, permet de dérouler bien des questions autour de l’augmentation ordinaire dans une société de la performance. Peut-on être dopé pour être plus gentil, plus social ou plus à l’écoute des autres ? comme l’esquisse notre collègue Rémi Sussan dans ses livres [18], plutôt que pour faire la guerre, pour travailler, pour passer des examens… Quelles drogues, quels neurotransmetteurs, quelles hormones vont-ils nous aider à être plus intelligents ? A devenir plus empathiques ou plus compréhensifs ? Il y a là un champ de recherche et de débats de société à venir qui synthétise toutes les problématiques de l’augmentation, et ce alors que l’usage des drogues rencontre un rejet social, un tabou, bien plus marqué que l’augmentation technologique, devenue, elle, à bien des égards, on ne peu plus banale, comme le rappellent les lunettes que nous portons sur notre nez. Cette différence d’acceptation sociale est un bon révélateur des tensions autour des questions de l’augmentation et permettrait d’interroger ce sujet d’une manière plus conflictuelle que sous le seul angle technologique, qui déclenche beaucoup moins de discussion ou d’opposition.

Démonstrateurs

Il nous semble essentiel aujourd’hui d’élargir les connaissances partagées sur le fonctionnement du cerveau et de la psychologie sociale, seul à même de révéler d’autres formes « d’augmentation » que compétitives. D’où des propositions de démonstrateurs, de suite de l’expédition Bodyware, très exploratoires, pour révéler des formes d’augmentation ordinaires.

Empathon : Empathie augmentée

Des systèmes d’augmentation pour favoriser l’empathie plutôt que la compétition

La plupart des outils numériques du Quantified Self proposent des outils de mesure de soi permettant de se mesurer soi-même pour mieux se comparer aux autres. L’essentiel de ceux-ci repose sur la performance de soi et la compétition, à l’image de l’enregistrement de ses performances sportives. Rares sont les applications qui nous invitent, via nos données, à mieux comprendre le monde, à mieux comprendre les autres.

Peut-on imaginer 20 prototypes résilients, qui favorisent la compréhension de l’autre plutôt que la compétition, qui permettent de surmonter les aléas de la vie, plutôt que de les dominer ? A l’image de l’application 20 day stranger, imaginée par le Media Lab Playful Systems et le Dalaï Lama Center for Ethics and Transformative values, qui propose de vivre l’expérience d’un étranger en échangeant les données de son téléphone mobile avec celle d’un inconnu vivant à l’autre bout du monde, pour voir si l’expérience de l’autre nous rapproche et nous fait devenir plus compréhensif.

Stimuler le développement de prototypes reposant sur une conception de l’homme plus altruiste permettrait de faire émerger l’idée que d’autres formes d’augmentation sont possibles, basées sur d’autres valeurs de société que le libéralisme et la compétition. Permettant d’étendre le spectre de ce qu’on entend et comprend de l’augmentation et d’offrir une réponse au relatif échec des dispositifs qui prônent la différenciation des individus, comme les Google Glass. Peut-on améliorer et développer Blush et d’autres dispositifs de ce type ? Mieux recenser ceux qui existent ? Travailler à améliorer leur appropriation ?… Tel pourrait être l’enjeu d’un Empathon (Empathie et Hackathon), un évènement pour favoriser la naissance de dispositifs d’augmentation ordinaire.

HackCognition : 90 augmentations ordinaires

L’avenir de l’augmentation est de prendre conscience de nos biais cognitifs

Si, comme nous l’avançons, l’un des avenirs de l’augmentation est de prendre conscience de nos biais cognitifs, alors proposons de nous atteler à ceux-ci. Sur la Wikipédia anglophone on trouve une liste de plus de 90 biais cognitifs, sociaux et de mémorisation. Lançons un programme pour imaginer des projets permettant de relever chacun d’entre eux, d’en jouer, afin de permettre aux gens d’être plus conscients des biais qui les façonnent. Plutôt qu’ils soient des moyens de domination et de manipulation (à l’image des techniques marketing qui savent se jouer d’eux sans que nous en soyons toujours conscients), trouvons des moyens pour nous aider à en prendre conscience. Faisons-en des supports de dialogue, de jeu, de création, de compréhension de soi et des autres…

L’idée est de stimuler via un hackthon géant des projets s’adressant à chacun de nos biais pour esquisser des solutions technologiques permettant de les contourner, de les dépasser, de les révéler, d’en prendre conscience…

Hubert Guillaud et Thierry Marcou

Hubert Guillaud est journaliste, rédacteur en chef d’InternetActu.net et de AlireAilleurs, médias de la Fing. Thierry Marcou est responsable du programme Bodyware de la Fing.

Retrouvez toutes les conclusions du groupe de travail Bodyware de la Fing :

_______
Notes
1. Pierre Musso distingue 3 figures de l’augmentation : le cyber guerrier, qui du pacemaker aux jambes composites d’Oscar Pistorius, nous emmène de l’homme d’aujourd’hui au surhumain de demain ; le modèle Frankenstein, notre double machinique humanoïde de l’homme ; le cyborg, qui mixe les 2 premiers dans une hybridation homme-machine. Voir Musso (Pierre) in Munier (Brigitte), dir., Technocorps : la sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, François Bourrin, 2014.
2.La question de la transgression consistant à transformer l’homme en cyborg est elle-même en débat. Pour Laurent Alexandre cette question n’en est pas vraiment une puisqu’elle semble massivement acceptée par la population. Tout le monde est prêt à avoir recours à un coeur artificiel pour prolonger son existence : « Le transhumanisme, n’est pas un fascisme technologique : l’opinion est déjà conquise. Elle ne souhaite pas la discussion. “Y’a-t-il eu une seule discussion en France de savoir si mettre un coeur électronique était une bonne chose ou une transgression inacceptable”, même si elle sauve plein de vies ? »
3.La question transhumaniste est plus complexe que la façon dont nous la synthétisons. Tous ne sont pas convaincus de l’enjeu que représente le téléchargement de son esprit dans une machine. Nombre d’entre eux se penchent également avec beaucoup d’intérêt sur la question de l’amélioration morale par exemple – voir les travaux de James Hughes… Nombre d’entre eux défendent aussi des questions et concepts de « liberté morphologique » ou de « liberté cognitive » revendiquant ainsi le droit à rester sourd si on le souhaite ou à demeurer autiste.
4.NBIC, acronyme pour Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
5.Voir Crary (Johnathan), 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014. Duret (Pascal), Sociologie de la compétition, Armand Collin, 2009. Bersini (Henri), Haro sur la compétition, PUF, 2010.
6.L’allongement de la durée de la vie est encore d’actualité, malgré son ralentissement voire sa possible régression annoncée pour demain dans la plupart des pays occidentaux. Mais avant cette régression, c’est l’allongement de durée de vie en bonne santé qui régresse avec la montée des maladies chroniques.
7.Guillaud (Hubert), De la mesure à la démesure de soi, Publie.net, 2012 et http://fr.slideshare.net/HubertGuillaud/de-la-mesure-la-dmesure et https://www.internetactu.net/tag/quantifiedself/.
8.Taleb (Nassim Nicholas), Antifragile : les bienfaits du désordre, Les Belles Lettres, 2013.
9.Von Neumann (John), L’ordinateur et le cerveau, Flammarion, 1999.
10. A l’inverse du robot, si nous savons très bien percevoir et agir, notre difficulté est de savoir décider. Tout l’inverse du robot qui sait décider, mais a du mal à percevoir et à agir : https://www.internetactu.net/2015/07/10/linternet-des-objets-est-il-lavenir-de-la-robotique/.
11.Lehrer (Jonah) Faire le bon choix : comment notre cerveau prend des décisions, Robert Laffont, 2010.
12.Crary (Jonathan), 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, La Découverte, 2013.
13.Kahneman (Daniel), Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flammarion 2011.
14.Pour faire référence à « l’informatique émotionnelle » ce champ de recherche au croisement de l’informatique et de l’économie comportementale qui vise à permettre aux machines de comprendre nos émotions et à interagir émotionnellement avec nous : https://www.internetactu.net/2011/09/15/augmenter-notre-intelligence-emotionnelle/.
15. http://www.bbc.com/future/story/20140107-how-i-became-a-cyborg et https://www.internetactu.net/2011/07/13/ce-que-les-patients-changent-a-la-sante/ et slate.fr/story/122179/lprotheses-haute-technologie-probleme-humains.
16. Besnier (Jean-Michel), Demain les post-humains : le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Fayard, 2012.
17.C’est l’un des enseignements du programme « Plus longue la vie » de la Fing : http://archives.fing.org/pluslonguelavie.net – voir Brugière (Amandine) et Rivière (Carole-Anne), Bien vieillir grâce au numérique : autonomie, qualité de vie, lien social, Fyp éditions, 2010.
18.Sussan (Rémi), Frontière grise, François Bourrin éditeur, 2013. Optimiser son cerveau, FYP, 2009.

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. J’ai lu du début à la fin, j’ai été très intéressée. Des pistes qui font vraiment réfléchir.

  2. L’augmentation quotidienne, à l’exemple de Keeogo.

    Augmentation Quotidienne ?
    Il n’y a pas de prix, mais des exosquelettes de ce type comme celui d’Honda, et à faible performance, valent quand même plus de 30.000 $.

    Augmentation quotidienne mais pas pour tout le monde.

    Moi je recherche un petit exosquelette pour les jambes avec muscles artificiels mu par des courants électriques pour courir à 20 km en montagne. et à moins de 3000 euros. J’aime les randos-raids en montagne, mais je vieillit.
    Mais c’est pas demain que je serais un surhomme 🙂