Les cultures à l’ère de la globalisation (1/2) : des « bols chantants » aux pizzas

En cette ère de globalisation, encouragée par le Net et les nouveaux médias, le paysage culturel se modifie très rapidement tout comme se multiplient les contacts entre civilisations. Ce qui, quelques siècles plus tôt, s’accomplissait très lentement au rythme des caravanes de la Route de la Soie se produit aujourd’hui instantanément, en quelques clics. Cela amènera-t-il une homogénéisation totale – favorisant la mainmise d’une « monoculture » surtout d’essence occidentale – ou d’autres effets peuvent-ils se produire ? Force est de reconnaître, qu’accompagnant cette apparente uniformisation, les « sous-cultures » prolifèrent, certaines très exotiques, qui utilisent volontiers les canaux du web pour se répandre et faire communauté. Un autre aspect est la « virtualisation » de cultures plus anciennes, qui se retrouvent avoir un impact mondial alors même qu’elles sont en cours d’extinction dans leur lieu d’origine. En fait, comme on va le voir, les deux phénomènes se confondent souvent.

Ben Joffe, un jeune anthropologue culturel originaire d’Afrique du Sud, spécialisé dans le bouddhisme tantrique tibétain, s’est passionné pour de tels phénomènes de transferts. Son blog, A Perfumed Skull aborde sous de nombreux angles le phénomène de réappropriation culturelle. Ses articles ne touchent pas seulement à la culture tibétaine, mais aussi la pop-culture, le New Age et l’ésotérisme occidental, ou encore la sorcellerie sud-africaine. Et, chose non négligeable, ses écrits sont souvent très drôles…

Appropriation, réappropriation,re-réappropriation…

La civilisation tibétaine va mal, c’est le moins qu’on puisse dire. La Chine a entrepris une radicale opération d’effacement de la culture locale, par une politique très agressive d’émigration chinoise sur le haut plateau, mais aussi par les méthodes plus coercitives qu’on connaît. Pourtant, dans le même temps, et depuis un bon siècle au moins, le Tibet fascine l’Occident, il est considéré comme le réceptacle d’une sagesse non seulement orientale, mais antédiluvienne et universelle. Depuis le XIXe siècle, cette contrée a pris la place de l’Egypte dans le cœur de ceux qui sont à la recherche d’une forme de philosophia perennis, loin des dogmes imposés par les religions traditionnelles.

tibetan-chupaPeut-on s’attendre à une résurrection occidentale de la culture tibétaine, sous de nouvelles formes ? Dans un post de son blog, Ben Joffe mentionne ainsi un « mème » Facebook, une image représentant des occidentaux vêtus de costumes tibétains, accompagnés d’un commentaire (en tibétain) disant : « Nous apprendrons le tibétain parlé et écrit et ensuite nous vous l’enseignerons« , ainsi que la phrase suivante : « Si vous ne portez pas de vêtements tibétains nous les porterons (pour vous), puis vous viendrez dans nos pays à la recherche de patterns/designs. »

Selon Joffe, le mot tibétain utilisé pour « patterns/design » signifie en fait « copie-mère » et « prototype originel », et peut désigner tant des vêtements que des manuscrits à partir desquels on peut effectuer des copies. A noter que, toujours selon Joffe, le mème aurait été à l’origine créé par un Tibétain en exil, et non un véritable « étranger » ; ce qui, si c’est exact, montre un caractère doublement ambigu de ce mème. Eloge apparent de l' »appropriation culturelle », il serait en fait créé par un autochtone, lui-même vivant au sein d’une culture occidentale…

Joffe montre dans son blog d’autres exemples de ce double mouvement d’appropriation. C’est ainsi le cas des fameux « bols chantants » soi-disant d’origine tibétaine, mais en réalité surtout prisés par des Occidentaux. Ces récipients susceptibles de produire des sons harmonieux se retrouvent dans toutes les boutiques New Age et sont présentés comme des aides à la méditation, voire comme une forme de « thérapie par le son ». Les faits historiques sont moins romantiques. Certes, il existe en Asie et au Tibet différentes formes de cloches et gongs qui accompagnent la méditation, généralement pour marquer le début et la fin de la séance. Mais aucun mot en tibétain ne signifie « bol chantant » et jamais ces objets n’ont été investis des propriétés magiques ou spirituelles que leur prêtent les Occidentaux. « …, comme l’historien du Tibet, Tsering Shakya a confirmé en termes non équivoques, il ne reste aucune preuve historique crédible que les Tibétains aient jamais utilisé ces bols métalliques « résonnants » d’une façon qui ressemble à la manière dont ils sont employés par les guérisseurs sonores et « vibratoires » auto-proclamés d’aujourd’hui« , écrit Joffe.

En fait, ces objets n’ont de tibétain que le nom et seraient d’origine indienne ou népalaise. Il s’agirait de récipients communs, dont les propriétés sonores pourraient être assimilées à notre usage des verres en cristal pour produire de la musique. La vogue des ces bols présumés tibétains ne va pas sans irriter certains membres de la communauté en exil, qui apprécient peu cet orientalisme de pacotille qui fait fi de leur véritable culture… mais c’est là que réside aujourd’hui l’ironie, les bols sont manufacturés et vendus en Asie, parfois par les Tibétains eux-mêmes. Comme le dit une blogueuse authentiquement tibétaine, citée par Joffe : «  Maintenant, les Tibétains les vendent aussi, l’orientalisme ça craint, on nous a utilisés sans nous laisser le choix, mais qui a dit que nous ne pouvions pas en profiter un petit peu ? »

Ce genre d’aller-retour entre deux cultures est nommé l' »effet pizza« . En effet, bien que ce plat soit d’origine italienne, il ne revêtait pas une grande importance dans ce pays jusqu’à ce que des émigrés italiens aux Etats-Unis le popularisent et le présentent quasiment comme le plat national. Du coup, les Italiens se sont mis eux aussi à valoriser la pizza et à construire des pizzerias pour les touristes.

De l’anthropologie au jeu de rôle, aller et retour…

Rin_gong_at_Kiyomizu-dera,_KyotoSi le New Age nous a habitué à ces diverses formes d’emprunts (le « mème 2012 » prédisant la fin du monde soi-disant inspiré par le calendrier Maya, en est l’exemple le plus connu ; et là, pas d’effet pizza, les Mayas contemporains n’ont jamais incorporé ou validé cette croyance !), la « culture geek » alimentée de fantasy s’en nourrit aussi largement.

Ben Joffe a ainsi découvert l’existence d’un jeu de rôle, sobrement intitulé « Tibet« , dont l’action se déroule en 1959, avant l’invasion chinoise. Les joueurs peuvent choisir de devenir différents personnages, par exemple un aristocrate, un moine, un astrologue, un sourcier, ou, plus prosaïquement, un fermier ou un marchand. Comme le note Joffe, le travail de l’auteur du jeu est très bien renseigné, mais il a manifestement créé son jeu à partir de sources livresques et secondaires, et ne s’est probablement jamais rendu sur le terrain comme le ferait un véritable anthropologue. Comment juger de ce genre de création ? S’agit-il simplement de procurer de l’amusement aux dépens d’un peuple qui a beaucoup souffert ? Ou cela peut-il s’avérer une base pour l’éducation et l’enseignement ? Après tout, nous dit l’anthropologue : « Les créateurs de JdR sont analogues aux anthropologues et ethnologues en ce qu’ils imaginent des mondes culturels et la manière dont les acteurs de ces mondes pourraient agir sur la base des structures et des contraintes en vigueur. » De fait, remarque-t-il encore, différents jeux ont effectivement été utilisés dans des classes d’histoire et d’anthropologie, par exemple le jeu de plateau Karma Chakra (lui, réellement créé par un Tibétain en exil à des fins éducatives) ou encore un jeu d’aventures utilisé à l’université Washington and Lee en Virginie pour enseigner la chasse aux sorcières aux 17e siècle en France.

En fait la ressemblance entre la fantasy et la recherche ethnographique est parfois si ténue qu’il est difficile de distinguer l’une de l’autre. Joffe mentionne ainsi un quiz où il est demandé au joueur de trier, parmi différentes formules, les titres de recherches ethnographiques et ceux de différents épisodes de Xena la princesse guerrière. J’avoue que sans un guide des épisodes (anglophone) des aventures de ladite princesse, je serais personnellement bien en mal de réussir le test !

Je n’ai fait qu’un survol très superficiel des écrits de Joffe, et je ne peux qu’encourager le lecteur familier avec la langue de Shakespeare à se plonger dans son blog, passionnant. Dans le prochain volet de ce dossier, ses écrits vont nous servir de guide introductif pour explorer une sous-culture geek contemporaine particulièrement curieuse : celle des « tulpamanciens ».

Rémi Sussan

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