Aux origines de la post-vérité (2/2) : la destruction des Omphalos

Le livre d’Andersen a un mérite, incontestable celui de présenter les choses dans une perspective historique (voir la première partie de notre dossier). Non, les fake news ne sont pas un pur produit de Facebook et Twitter ; non, Trump n’est pas un pur accident. Mais peut-être, en se cantonnant dans la seule histoire américaine, ne va-t-il pas assez loin ? Et il ne comprend pas que le phénomène est encore plus profond – et donc, bien évidemment, plus dangereux.

En fait, on a chez lui l’impression d’une accumulation de faits, d’histoires reliées entre elles par cette idée de la »croyance en la croyance », sans analyse des différences entre ces phénomènes. Car tout y passe : Buffalo Bill et les fondamentalistes, le New Age et le relativisme épistémologique, mais aussi le cosplay, la science-fiction, l’homéopathie, la chirurgie esthétique, sans oublier, bien sûr (mais c’est un passage obligatoire) les réseaux sociaux…

Ne pas confondre « faux » et « irrationnel »


Un premier reproche qu’on peut faire à Andersen est la méconnaissance du contexte historique de certains des mouvements qu’il critique. C’est particulièrement évident lorsqu’Andersen s’attaque à un phénomène comme le mesmérisme, basé sur la théorie du magnétisme animal. Il dénonce une lubie américaine de plus, bien qu’évidemment, il le reconnaît, Mesmer ait été un Européen. Mais surtout, même s’il reconnaît du bout des lèvres que le mesmérisme a donné naissance au domaine de l’hypnose, une discipline aujourd’hui parfaitement mainstream et reconnue, c’est surtout pour insister sur le fait que cette dernière a elle aussi été le prétexte à des déviances délirantes. Mais ce faisant, il oublie de répondre à la vraie question : sans Mesmer, l’écossais James Braid n’aurait pas réussi à découvrir la réalité de l’hypnose, en jetant aux orties la vieille théorie du magnétisme animal. Les idées de Mesmer n’étaient pas folles, elles étaient juste erronées. Le phénomène psychologique, en revanche, était réel.

Son analyse de la « galaxie New Age » et de la contre-culture est également un peu rapide. Peut-on réellement mettre sur le même plan des groupes intellectuels comme Esalen et les délires de Rhoda Byrnes et d’Oprah Winfrey ? C’est vrai qu’il existe des similitudes et que c’est à l’institut Esalen, ce temple du New Age et de la contre-culture des années 60 que se sont développées les théories alternatives les plus originales et souvent, les plus délirantes. Pourtant un penseur comme Gregory Bateson, soucieux de rationalité et peu porté sur le paranormal, choisit de terminer sa vie à Esalen. Ce qui ne l’empêcha pas de pester contre l’astrologie, la télépathie ou le pouvoir des cristaux. Comme il écrit dans son dernier ouvrage, La peur des anges :« Les croyances de la contre-culture ou du Human Potential Movement sont peut-être entachées de superstitions et d’irrationalité, mais leur raison d’être, elle, est une bonne raison […]. Il s’est agi en fait de constituer une zone tampon de diversité pour protéger l’être humain contre l’obsolescence. »

Des gens comme Bateson ont donc vu en Esalen bien plus qu’un simple ramassis de superstitions. Andersen est lui-même un peu gêné aux entournures lorsqu’il s’agit de critiquer le New Age et la contre-culture. On l’a vu, il reconnaît certaines de ses valeurs, comme l’écologie ou les droits civiques. Mais il avoue également que : « Il y a quelques années j’ai adopté une pratique quotidienne de la méditation. Il existe maintenant une grande littérature scientifique démontrant le pouvoir de la méditation pour modifier la perception quotidienne de manière utile. »

Mais ces études scientifiques auraient elles seulement été entreprises sans des organisations comme Esalen ou les spéculations mystiques qu’elles charriaient ? Sans la contre-culture, la méditation serait aujourd’hui considérée comme elle l’était au début des années 50 : une croyance « irrationnelle », un « truc de dingue ». Andersen ne semble pas comprendre que les innovations se font généralement sur un terrain où les digues de la rationalité, du bon sens, sont temporairement brisées. Le tri vient ensuite, mais on ne peut pas faire l’économie de cette première phase. Les pionniers font des erreurs, mais ils méritent le respect, car comme le dit Alan Moore, « les flèches qui sont plantées dans leur dos nous indiquent la bonne direction ».

Une idéologie américaine, vraiment ?


La question du caractère purement « américain » de certains des courants qu’il mentionne reste également sujette à caution. Finalement, bien des « idées folles » exposées par Andersen sont en réalité d’origine européenne, et d’ailleurs lui même le reconnaît à plusieurs reprises. Le mesmérisme ? Inventé par un Autrichien. La contre-culture, Esalen ? Inspirée par des Anglais (émigrés aux US) comme Alan Watts, Aldous Huxley, Gerald Heard, l’historien d’origine germanique Frederic Spiegelberg… Sans parler des Beatles et des Stones ! Le relativisme épistémologique des années 60 ? Quoi de plus français, avec Foucault, Derrida ou Baudrillard ?

Mais, nous dit Andersen, peu importe l’origine, c’est aux US qu’elles ont proliféré. Peut-être. Mais c’est le cas aussi de l’astronautique, de l’informatique, de la mécanique quantique… En fait, à partir des années 30, les Etats-Unis ont bénéficié d’un apport puissant d’intellectuels européens fuyant le nazisme, la guerre, le communisme, voire aussi la chute du nazisme (dans le cas d’un Werner Von Braun). Autrement dit, il faut bien le reconnaître, la seconde moitié du XXe siècle, l’Amérique a été le principal terrain d’innovation de la planète, et dans tous les domaines, alors que l’Europe était exsangue. Les historiens de demain nous diront peut-être que cet âge d’or américain a pris fin au début du XXIe siècle, avec l’élection d’un certain Donald Trump…

Au-delà des Omphalos


Tout au long de la lecture de Fantasyland, je n’ai pu m’empêcher de le mettre en parallèle avec le livre plus ancien de John Higgs, Stranger Than We Can Imagine. Cet ouvrage date de 2015, donc pas question de « fake news », ni de Trump… Pourtant, les perspectives qu’il offre nous permettent de bénéficier d’un éclairage inédit sur nos conceptions contemporaines de la vérité.

Contrairement à Andersen, Higgs est anglais. Au lieu de se référer aux pèlerins du Mayflower, à Anne Hutchinson ou Buffalo Bill, il convoque les mânes d’Einstein, de Stravinski, de Joyce ou de Duchamp. Ensuite, Higgs est un des meilleurs historiens de la contre-culture. Outre cet ouvrage, il a auparavant écrit une biographie de Timothy Leary, ce « pape des hippies » devenu évangéliste de la cyberculture ; et un bouquin sur le groupe techno KLF, qui révolutionna la musique électro dans les années 90.

Stranger Than We Can Imagine commence par une anecdote curieuse : au début du XXe siècle, l’anarchiste français Martial Bourdin tenta de faire exploser l’observatoire de Greenwich. L’histoire inspira d’ailleurs Joseph Conrad et son roman L’agent secret. Bourdin aurait aussi influencé Ted Kaczynski, plus connu sous le pseudonyme d’Unabomber, responsable de plusieurs attentats antitechnologiques dans les années 70-80.

Higgs s’interroge sur le choix de la cible de cet attentat. Pourquoi l’observatoire de Greenwich et pas une banque ou une usine d’armement ? Ce serait, nous dit-il, parce que ce point géographique où se trouve le méridien zéro était comme le centre du monde pour la société de l’époque. Higgs emploie le terme grec d’Omphalos pour désigner de tels points de référence.

Il se pourrait bien selon l’auteur que l’anarchiste ait eu un moment de prescience. Car le XXe siècle a été celui de la destruction des Omphalos. Einstein attaque avec la relativité ; puis les artistes s’y mettent aussi avec le mouvement moderniste, comme le cubisme en peinture ou les oeuvres de Joyce en littérature. Selon Higgs, « Le thème, décliné à plusieurs reprises à travers le large champ de la culture moderniste, était l’idée qu’un seul point de vue était insuffisant pour exprimer où décrire complètement un phénomène ».

La chute des Omphalos se poursuit lors de la Première Guerre mondiale, avec la chute des grands empires qui avaient jusqu’ici structuré l’Europe. Puis c’est la centralité du moi conscient qui est remise en question avec la psychanalyse et le surréalisme. Ce dernier véhicule également avec lui une critique de la rationalité, dont on trouverait difficilement l’origine dans le fondamentalisme américain.

Parallèlement, on observe une chute de la « société » en tant que concept. C’est l’explosion d’un individualisme forcené, incarné par exemple par Ayn Rand (si Ayn Rand est un auteur qui a connu le succès aux Etats-Unis, il faut aussi rappeler qu’elle était d’origine russe). Chacun fait ce qu’il veut, chacun définit sa réalité.

Le postmodernisme venu plus tard en contestation du « modernisme » partage en fait les mêmes prémisses : il est devenu impossible de voir la réalité sous un seul et unique point de vue. Le postmodernisme reçoit un mauvais traitement chez Andersen. Il voit dans les philosophes français qui l’ont inspiré, les « idiots utiles » de l’alt-right américaine. Si tout discours est l’expression d’un pouvoir, alors il n’existe de vérité nulle part… Alors, pourquoi pas des « faits alternatifs » ?

Higgs, de son côté, tout en reconnaissant l’impasse du postmodernisme, son incapacité à déterminer de la valeur, sans parler du goût de ses aficionados pour un langage abscons, évite cependant de le jeter avec l’eau du bain. « Notre idéologie actuelle, écrit-il, insiste sur le fait que bien entendu, il existe un absolu. Bien évidemment, la vérité existe ». Et de citer à l’appui de cette idée des personnalités aussi diverses que Richard Dawkins ou Benoit XVI. Or, note-t-il, « malheureusement, tous ces gens sont en désaccord sur la forme que doit prendre cet absolu. Mais ils sont presque sûrs qu’il existe. Cette foi en la certitude absolue ne repose sur aucune preuve quant à l’existence d’une telle certitude. »

Peut-on dépasser la « post-vérité » ?


Que faire dans ces conditions ? Le livre de Higgs se termine par un éloge de la pensée en réseau, qui permettrait de dépasser l’individualisme absolu du XXe siècle. Mais justement, l’avènement des fake news et l’élection de Trump nous fait douter de cette solution. Andersen de son côté n’est guère plus précis. Comme l’écrit le New York Times, critiquant une phrase de la conclusion de Fantasyland : « Vous avez droit à vos propres opinions et vos propres fantaisies, mais pas à vos propres faits – surtout si vos faits fantastiques blessent des gens », dit-il (…). Mais la tentative est brève et on la sent peu convaincue. »

En tout cas, la lecture de Higgs démontre que les Omphalos ont définitivement été détruits. Ils ne reviendront pas. La défense naïve des faits d’Andersen ne tient pas la route. Comment le pourrait-elle puisque justement c’est la vérité de certains faits qui est contestée aujourd’hui ?

Finalement, nous sommes face à un grand point d’interrogation. Nous n’avons pas pour l’instant les outils cognitifs nous permettant de naviguer dans une réalité multidimensionnelle. Peut être l’application de la méthode scientifique à notre quotidien, notamment la théorie de la réfutabilité de Karl Popper, nous permettra de mieux séparer le bon grain de l’ivraie ? Cela ferait de l’épistémologie, l’étude de la connaissance, la reine des sciences ! Faut-il alors l’enseigner au plus tôt, au risque qu’elle devienne l’expression de sa propre autorité, et qu’elle se trouve, de facto, à son tour contestée !

Rémi Sussan

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