Le dernier message de John Perry Barlow (1/2) : Du rock n’roll à l’activisme numérique

En février dernier on apprenait la mort de celui qu’on avait surnommé le « maire de l’internet », John Barlow. Pour ceux qui avaient vécu les premiers jours de la Toile, s’étaient battus avec les protocoles FTP et TelNet, avaient joué avec les navigateurs Mosaic et Netscape, ce décès avait des allures symboliques. Le temps des pionniers était véritablement passé.

Mais pendant ses ultimes semaines, Barlow avait mis la dernière main, en association avec Robert Greenfield (auteur de nombreux livres sur la pop- et contre-culture), à ses mémoires, Mother American Night : my life in crazy times qui sont parues ce mois de juin.

Des mémoires bien pleines, car Barlow a eu plusieurs vies. Dans les années 70, il signait les paroles des chansons de Bob Weir, l’un des guitaristes du Grateful Dead, ce groupe de rock psychédélique devenu l’icône du mouvement hippie. Bien des décennies plus tard, il a connu une seconde carrière, et s’est transformé en défenseur des droits sur le réseau.

Barlow a connu tout le monde, dans tous les milieux… Né dans une famille de propriétaires d’un ranch, il ne s’est pas contenté de fréquenter l’élite geek et hippie. Il a également traîné avec John Kennedy Junior, postulé pour un poste au sénat dans le Wyoming côté… Républicain, et fréquenté par là même le jeune Dick Cheney, qui allait par la suite devenir vice-président de George W. Bush. (Il décrit Cheney, comme l’une des personnes les plus intelligentes qu’il ait rencontré avec Bill Gates, mais précise toutefois qu’il s’est rendu compte, avec le temps qu’il s’agissait d’un « sociopathe ».)

Pourquoi un parolier d’un groupe de rock en est-il venu à s’intéresser au Net naissant ? Les deux sont liés. C’est le Grateful Dead qui l’a conduit au Réseau. En effet, depuis des années, le groupe traînait derrière lui une tribu de fans qui les suivait dans tous leurs concerts, les « deadheads« , une communauté avec ses propres valeurs, ses propres rites, et qui s’était développée de manière tout à fait indépendante, presqu’une secte, à la grande surprise des membres du Dead. Barlow a voulu en savoir plus sur ces deadheads. Mais comment les observer dès lors que sa seule présence, en tant que membre du groupe, suffisait à modifier les attitudes ou les coutumes ? C’était une version anthropologique du principe de Heisenberg, note-t-il dans son livre. L’observateur modifie le comportement de la chose observée.

« Pourquoi ne vas-tu pas regarder les échanges sur le Net ?« , lui a suggéré une de ses amies. C’est ainsi, en consultant discrètement les groupes Usenet consacrés au Dead, qu’il a pu tranquillement se faire une idée des habitudes des deadheads. Et c’est aussi comme cela qu’il a découvert le Net. Par la suite, la vie de Barlow se lie à l’évolution du numérique. Il prend contact avec Apple (pendant la période où Steve Jobs a quitté la société), qui lui propose d’écrire une histoire de la compagnie. Il y renonce parce que : « si vous n’avez rien de gentil à dire, ne dites rien. » Et si l’ambiance de la firme à la pomme était aussi pesante, explique Barlow, c’est à cause de Jobs, bien que ce dernier ait cédé la place à John Sculley à cette époque. La raison qu’en donne Barlow est intéressante, parce qu’elle montre qu’au cours des années 80 la collusion entre le monde numérique et la contre-culture et le New Age était encore – ou déjà, selon le point de vue – très forte.


« À un moment donné, Steve avait demandé à tout le monde chez Apple de participer à Est, ce qui signifie Erhard Seminars Training, et de suivre ces cours destructeurs d’âmes qui avaient été créés par Werner Erhard pour transformer la façon dont les gens interagissent. Le but déclaré du programme était d’apprendre aux gens à s’exprimer naturellement plutôt que de suivre les règles, mais beaucoup de ces gens sont devenus d’encore plus gros connards qu’ils ne l’avaient été auparavant. » Et de conclure : « J’ai traité avec des gardes-frontières est-allemands beaucoup plus amicaux que la plupart des employés d’Apple. »

De fait, Est faisait partie de ces « thérapies » très à la mode dans les années 70, entre la bio-énergie reichienne, le cri primal d’Arthur Janov ou la Gestalt-thérapie de Fritz Perls. A noter qu’à la même époque environ, si l’on en croit les journaux de Jacques Vallée, Douglas Engelbart était lui aussi fasciné par Est et souhaitait y envoyer son équipe…

Peu importe ce que Barlow pense de Jobs, leurs vies finissent par se croiser lorsque Barlow devient rédacteur à NeXTWorld, un magazine consacré à l’ordinateur NeXT. Comme beaucoup à l’époque, il est fasciné par la grande qualité de cet ordinateur noir, qui préfigure les avancées technologiques des années suivantes. Mais il reconnaît aussi ses limites : « J’ai juste adoré cette machine. Bien que, comme Steve, elle avait des défauts vraiment flagrants. Mais contrairement à celles de Steve, les failles de NeXT ont été corrigées. »

Reste le grand œuvre de Barlow, sa défense des droits sur Internet, qui aboutira à la création de l’EFF (Electronic Frontier Foundation), l’ONG de protection des libertés sur internet, en compagnie de Mitch Kapor. La première rencontre entre Barlow et des hackers (qui opéraient sous les noms de Acide Phreak et PhiberOptic) n’a pas été immédiatement chaleureuse. Barlow accusant ces « pirates » de n’être rien d’autre que des petits voyous sans envergure. Ce à quoi Phiber Optik lui a répondu en uploadant l’ensemble de son historique de transactions financières sur le Forum. « J’ai traîné dans des bars redneck avec des cheveux tombant jusqu’aux épaules, je me suis retrouvé en garde à vue pendant un trip sous acide, et déambulé dans Harlem longtemps après minuit, mais personne ne m’avait jamais flanqué les chocottes comme Phiber Optik ce jour-là. »

Par la suite, sa rencontre avec le jeune hacker lui fait découvrir sa véritable personnalité : « Lors de cette conversation, ainsi que dans toutes les autres qui ont suivi, j’ai rencontré un gamin de dix-huit ans, intelligent, civilisé et étonnamment pétri de principes, qui avait l’air de ne vouloir faire aucun mal aux êtres humains ou aux données. »

Par la suite, Barlow sera mêlé de près à l’offensive gouvernementale connue sous le nom d’opération Sundevil, une gigantesque chasse aux hackers qui aboutit à la destruction et à la saisie d’une multitude d’ordinateurs, de disques durs et à la perte d’un nombre considérable de données d’individus ou d’entreprises qui n’avaient guère de rapport avec la piraterie informatique, mais avaient la malchance de se trouver dans les parages. Cette histoire a été racontée à maintes reprises, par Barlow lui-même dans son essai Crime and Puzzlement, mais aussi de manière très complète par Bruce Sterling dans son livre The Hacker Crackdown (malheureusement non traduit, mais disponible en ligne sur le site du MIT). C’est avec l’EFF que Barlow atteint la célébrité bien au-delà des milieux du rock n’roll, en devenant le prophète du numérique, avec son fameux texte de 1996, sa « déclaration d’indépendance du cyberespace« .

Barlow restera pendant vingt-sept ans vice-président de l’EFF. Durant ses dernières années pourtant, ses intérêts vont se diversifier. Il s’intéresse notamment à l’accès à l’eau potable. Puis, avec les affaires WikiLeaks et Snowden, il renoue avec la question de la liberté d’expression et participe à la création de la fondation pour la liberté de la presse.

Pour quiconque s’intéresse, non seulement au numérique, mais à l’histoire de l’Amérique en général, les mémoires de John Barlow sont un document indispensable et, aspect non négligeable, très agréable à lire. Mais le personnage reste une énigme. Comme l’écrit Jesse Jarnow dans Wired  : « aussi accessible et généreux que Barlow l’aie été dans ses écrits et dans sa vie – avec ses numéros de téléphone et le contenu de sa messagerie affichés publiquement – il reste encore insaisissable, et difficile à cerner dans Mother American Night. Au lieu de résoudre les contradictions apparentes de Barlow, le livre les présente presque comme une parabole. »

Reste donc, ce livre en main, à s’interroger sur les choix du personnage et sur son héritage, à l’époque de l’internet post-GAFA.

Rémi Sussan

Voir la 2nde partie de ce dossier : Barlow, penseur de la noosphère

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0 commentaires

  1. J’ai participé à l ‘est training il y a de nombreuses années, et cela n’a pas détruit mon âme – cela m’a vraiment rapproché de ma famille et a davantage apprécié ceux qui m’entouraient. Je respecte Barlow, mais je suis d’accord avec Jobs sur ce sujet.