Jen Schradie : « Internet contribue souvent à renforcer les inégalités existantes »

Le Digital Society Forum (@odsforum) – disclosure : dont la Fing et InternetActu.net sont partenaires – initié par Orange est un site qui s’intéresse à l’impact du numérique et qui publie notamment des dossiers sur les transformations de nos comportements à l’heure du numérique. Dans le cadre d’une thématique qui explore la question de l’inclusion et de l’exclusion numérique, ce magazine publiait récemment une interview de la sociologue américaine Jen Schradie qui souligne que les inégalités d’usages d’Internet sont encore loin d’être résorbées. La voici à nouveau !

Jen Schradie (@schradie) est sociologue, professeur à l’Observatoire sociologique du changement de Sciences Po. Elle a travaillé aux États-Unis sur les inégalités numériques et étudie la façon dont les inégalités sociales se prolongent en ligne. Ses recherches montrent les limites du discours utopique sur les vertus démocratiques d’Internet et rappellent que le monde en ligne ne représente pas la totalité du monde social. Elle publiera en mai The revolution that wasn’t : How Digital Activism Favors Conservatives (La révolution qui ne l’était pas : comment l’activisme numérique favorise les conservateurs, Harvard University Press).

Digital Society Forum : Qu’appelle-t-on « inégalités numériques » ?

Jen Schradie : Au début des recherches sur la « fracture numérique », aux États-Unis, dans les années 1990, la question était posée en termes binaires : soit on avait accès à Internet, soit pas. Puis, à mesure que les taux d’adoption d’Internet ont augmenté, les chercheuses et chercheurs ont commencé à se demander non seulement qui accédait aux contenus en ligne et les consommait, mais aussi qui les produisait. De même, la recherche s’est d’abord concentrée sur l’influence de la classe sociale, puis elle a commencé à interroger l’impact de l’âge, du genre, de la « race » [Ndlr : le terme est à comprendre au sens américain. Il ne renvoie pas une pseudo-réalité biologique ancrée dans une vision essentialiste des différences, mais à un concept désignant une réalité socialement construite qui traite les individus différemment selon la façon dont la couleur de leur peau est perçue.] On a alors commencé à parler d’« inégalités numériques », pour souligner que celles-ci étaient complexes et pouvaient prendre différentes formes.

Digital Society Forum : Vous vous êtes notamment intéressée à la production en ligne. Dans vos recherches, vous avez mis en évidence l’existence d’un « production gap », un écart de production selon les classes sociales…

Jen Schradie : De façon générale, les gens appartenant aux classes populaires postent beaucoup moins de contenus. Mais la classe sociale croise d’autres facteurs, comme la race ou le genre. Par exemple, j’ai découvert qu’une fois en ligne, les blogueurs noirs étaient beaucoup plus susceptibles de bloguer que les blancs. Mais il faut garder en tête que dans la société américaine, il y a un gros pourcentage d’Afro-Américains qui ne vont pas sur Internet !

Digital Society Forum : Vous insistez sur le fait que les inégalités sont liées à la classe sociale, pas seulement à des questions économiques. Pourquoi ?

Jen Schradie : Les indicateurs de niveau de revenu et d’éducation sont des facteurs essentiels, mais ils ne racontent pas tout.

Dans mes recherches sur l’activisme en ligne, les personnes des classes populaires que j’interrogeais n’avaient pas forcément régulièrement accès à Internet. Elles ne pouvaient pas aller en ligne quand elles le voulaient : ce qui pose la question de l’autonomie. Lors de nos discussions, plusieurs personnes m’ont dit qu’elles craignaient de poster des contenus politiques, par peur de perdre leur emploi. De même, quand je les interrogeais sur les plateformes qu’ils utilisaient, certains me disaient « Oh, Twitter, c’est là haut » en levant la main. Dans leur tête, il existait une hiérarchie entre les plateformes.

Le pouvoir est donc une combinaison de plusieurs facteurs : avoir le sentiment d’être acteur, contrôler les moyens numériques de production, se sentir capable d’utiliser les outils et ne pas craindre de répercussions.

Digital Society Forum : Quand les classes populaires produisent moins, elles sont moins présentes dans les données générées par la société numérique. Or celles-ci sont à la base d’un nombre croissant de représentations de la société (chez les journalistes, les chercheurs, les décideurs publics…). C’est ce que vous dénoncez en écrivant : « Big Data is too small », les Big Data sont trop petites. Quelles sont les conséquences sociales de cela ?

Jen Schradie : Il faut toujours se demander si un échantillon est représentatif de ce qu’il prétend représenter. On parle beaucoup des mouvements en ligne autour de hashtags, comme #MeToo, par exemple. C’est un mouvement que je respecte profondément. Mais malgré tous ses aspects positifs, il faut se demander quelles voix en sont absentes. Et ces voix sont celles des femmes des classes populaires : parce que beaucoup ne sont probablement pas sur Twitter et parce qu’elles ont plus à perdre en parlant de leurs employeurs. Et si on réfléchit aux solutions à apporter en se fondant sur les paroles qui sont publiées en ligne, on produira nécessairement des solutions biaisées.

Le problème se pose également dans le journalisme. Aux États-Unis, à cause de la crise des médias, le journalisme de terrain et d’investigation diminue. Les journalistes travaillent de plus en plus à partir d’informations qu’ils trouvent en ligne. Mettons que vous cherchiez à interviewer un leader politique. Si vous ne cherchez qu’en ligne, vous obtiendrez nécessairement des résultats biaisés. Lors de mes recherches sur l’activisme en ligne, j’ai étudié 64 000 tweets postés par 34 d’organisations politiques militant autour d’un même sujet. Le résultat m’a surprise – et pourtant j’étudie les inégalités numériques depuis longtemps. Un seul tweet émanait d’une organisation politique venue des classes populaires. En termes statistiques, autant dire zéro. Et cela influence la façon dont les médias vont parler d’un sujet, dont la puissance publique va se le représenter.

Digital Society Forum : Pourquoi cet écart ne semble-t-il pas se réduire ?

Jen Schradie : Il existe des gens qui ne veulent pas du tout aller en ligne, point. Mais il y a d’autres facteurs. Car la question ne s’arrête donc pas à la possession des outils : il faut aussi pouvoir payer un forfait, connaître les plateformes, savoir s’en servir, avoir aussi du temps pour produire… Certains ont dit que l’arrivée des technologies mobiles permettait de réduire les inégalités, en contournant les problèmes (de coût, d’accessibilité) posés par l’ordinateur fixe. Mais on ne fait pas les mêmes choses avec un téléphone qu’avec un ordinateur ! Vous n’allez pas écrire cet article sur votre téléphone, n’est-ce pas. Vous ne rédigeriez pas un mémoire universitaire sur votre téléphone non plus. À mon avis, le production gap n’est pas près de se réduire.

Digital Society Forum : Vos recherches, comme d’autres sur la question, montrent les limites, voire l’inadéquation, des discours sur le pouvoir démocratique d’Internet…

Jen Schradie : Aux premiers temps du réseau, le discours était très utopique : Internet était démocratique, permettait de s’affranchir des « gatekeepers », abolissait les hiérarchies et permettait à tout le monde de parler et de participer… Mais ce que j’ai trouvé dans mes recherches, c’est qu’Internet contribue souvent à renforcer les inégalités existantes.

On s’est beaucoup demandé : « Comment Internet influence-t-il la société ? » et on a pensé que c’était dans le sens de la démocratie. En tant que sociologue, j’essaie d’inverser la réflexion et de demander comment les structures sociales, les inégalités sociales, les inégalités de genre, les institutions informent les usages d’Internet.

Digital Society Forum : On a beaucoup dit qu’Internet et les réseaux sociaux avaient transformé la politique, la rendant plus démocratique. Vous avez beaucoup étudié l’activisme en ligne. Ici aussi, vos recherches remettent en question l’idée que les réseaux sociaux vont de pair avec la participation et l’horizontalité…

Jen Schradie : J’ai commencé à travailler ces questions en 2011, qui a peut-être été l’année où l’enthousiasme pour l’idée qu’Internet et les réseaux sociaux rendaient le monde démocratique a culminé. Les printemps arabes, les Indignados, Occupy Wall Street avaient diffusé l’idée qu’on n’a avait plus besoin des organisations, que la politique se passait maintenant au niveau des individus, que tout le monde pouvait participer… Or il me semblait qu’on tirait des conclusions à partir de mouvements très médiatisés et (à ce moment-là) victorieux. J’ai donc étudié l’activisme en ligne d’une trentaine de groupes, de gauche comme de droite, militant autour d’une question locale en Caroline du Nord. Je m’attendais à trouver des différences liées à la classe sociale, mais pas à ce qu’elles soient si importantes. Certains groupes de classe populaire n’avaient aucune présence en ligne, même pas de site web. Ce qui m’a surprise, c’est de voir que les groupes les moins démocratiques étaient les plus actifs en ligne. De même, les groupes conservateurs avaient des taux d’engagement en ligne bien plus élevés que les groupes de gauche.

Digital Society Forum : Vous êtes très critique du discours que tiennent les GAFA sur la société, que vous désignez comme la « Silicon Valley Ideology ». Qu’est-ce que c’est ?

Jen Schradie : Dans la Silicon Valley, la liberté individuelle est la valeur centrale : la liberté de marché, la liberté de parole, la liberté vis-à-vis de l’État… Tout repose sur une célébration très individualiste de la réussite individuelle : cette idée qu’on peut se passer des États ou des grandes entreprises, que n’importe qui aujourd’hui peut lancer sa start-up et grâce au réseau contacter n’importe qui… Il y a un peu de vrai là-dedans, mais il ne faut pas se leurrer en croyant que l’individu est entièrement autonome. Nous ne sommes pas de simples individus qui chacun commencent la course sur la même ligne de départ. La figure du startuppeur qui commence à partir de rien est largement un mythe. Or cette idéologie-là a beaucoup marqué l’idée qu’on peut se faire de la démocratie numérique.

Digital Society Forum : Vous soulignez à ce propos une différence utile, « citoyenneté numérique » et l’égalité réelle. Pouvez-vous définir ces deux termes ?

Jen Schradie : En théorie, aux États-Unis ou en France, un ou une citoyen.ne dispose de la citoyenneté : il ou elle peut voter, il ou elle a une voix dans la société. Mais cela n’est pas forcément la même chose que l’égalité réelle.

Prenons aux États-Unis le cas du mouvement pour les droits civiques. En théorie, les Afro-Américains avaient le droit de voter. Mais il existait une myriade de dispositifs visant à les empêcher de voter. C’est la même chose avec Internet. En théorie, nous pouvons tous participer, faire des choses merveilleuses en ligne, tweeter, interpeller, répondre… En pratique, nous ne sommes pas égaux. La question est d’autant plus urgente que de nombreux secteurs de la citoyenneté sont en train d’être dématérialisés. La question devient : ne sommes-nous pas en train de creuser ces inégalités ?

Propos recueillis par Claire Richard. Interview originellement publiée sur le Digital Society Forum le 28/09/2018.

À lire aussi sur internetactu.net