De la brutalité du monde : quand la technologie sert à rendre le pouvoir indestructible

Brutalisme (éditions La découverte, février 2020) d’Achille Mbembe est un livre-choc qui nous parle de demain en prolongeant les pires travers d’aujourd’hui. La thèse d’Achille Mbembe est simple : la brutalité qui s’est abattue depuis toujours sur les plus pauvres et les plus vulnérables… va demain s’abattre sur tous. Et le numérique est le moyen de pousser la brutalité du capital toujours plus avant.

Cette brutalité qui nous tombe dessus consiste à transformer l’humanité en matière et en énergie, comme si l’extractivisme que nous imposons à la planète n’était pas suffisant. La brutalité est à la jonction de l’immatériel et de la corporalité, de l’humain et des matières. Nous sommes transformés en calcul, en neurones et en carbone par le biais de « nouvelles techniques politiques que sont la fracturation et la fissuration » qui renouvellent toutes deux les processus d’extraction des ressources, de l’énergie, des matières. Et ce forage qui atteint une intensité nouvelle requiert pour s’imposer une répression inégalée. Le droit est mis au service du non-droit. Il est utilisé pour démanteler toute résistance, pour transformer l’état de droit justement en état d’exception et en état d’urgence. À l’heure où nous y sommes plongés, ce propos résonne comme jamais.

Le livre d’Achille Mbembe est une alarme. Le brutalisme est le nom qu’Achille Mbembe donne à l’éviction des humains, à ce qu’il appelle, le « devenir-nègre d’une très grande portion d’humanité », « le devenir africain du monde ». Nous sommes tous appelés à rejoindre le sort de ceux que nous avons maltraités. La technique est plus que jamais asservie au pouvoir. Le pouvoir, lui, rêve d’être inépuisable, incalculable, inappropriable et indestructible : c’est-à-dire de devenir imperméable à l’humanité pour assurer sa propre et infinie reconduction. Nous avons basculé dans l’âge de la combustion du monde, où l’urgence tient lieu d’avenir, où la ploutocratie tient lieu de démocratie, ou la séquestration tient lieu d’enrichissement. Pour Mbembe, le grand remplacement à venir n’est pas celui qu’on croit : il est celui du devenir humain des machines et du devenir objet des humains. Il est celui où notre futur est de devenir machine, pure puissance, mais aussi métastase, car une fois transformés nous n’avons plus rien à accomplir d’autre, à l’image de l’énergie que nous brûlons pour ne rien accomplir. Il est celui où notre futur est de devenir de purs objets (« nous sommes le minerai que nos objets sont chargés d’extraire »), des objets animés par la raison algorithmique.

Calculer, c’est s’approprier l’inappropriable

La domination s’impose partout dans une course sans fin à la puissance. Son but : « l’appropriation de l’inappropriable », c’est-à-dire prendre possession de ce qui ne devrait pouvoir être transformé en propriété. Et ceci ne semble pas tant être l’homme (qui a déjà par le passé été réduit à l’esclavage) que le sens. La technologie est incapable de s’autolimiter et colonise jusqu’au langage, activité symbolique par essence, c’est-à-dire jusqu’au sens même qui semblait pourtant une particularité humaine. Le sens justifie le projet de maîtrise totale – devenue l’essence même de l’homme – dont la technique et le langage sont les outils.

Mbembe livre de belles analyses sur la technologie, accomplissement de l’humanité qui vise à transformer le monde en objet calculable et par conséquent appropriable. Faire que plus rien n’échappe à l’homme. La technologie est la destinée ontologique de l’homme, « la figure épiphanique du vivant ». Elle est le lieu où se manifeste désormais le vivant : la réalité biologique, la réalité psychique et la réalité sociale. Tant et si bien que c’est désormais par son biais que nous pensons (nous sommes « incarnés » par la machine). C’est cette mutation que Mbembe appelle brutalisme.

Mais le brutalisme tient aussi du mode d’administration de cette transformation : la violence, l’injonction, la pression…

Enfin, le brutalisme consiste à transposer l’exception en état permanent, à normaliser ce qui tenait de l’extrême, de l’exceptionnel, du spectaculaire à l’image des techniques du champ de bataille qui envahissent la sphère civile. Le brutalisme n’est pas une politique extrême, mais au contraire sa naturalisation et sa déréalisation. Il est le stade d’après la prédation : l’âge de la déprédation. La machine se caractérise par sa faim insatiable (« la déprédation aveugle, sans cesse amplifiée, caractérise la technique”) qui débouche sur la dévastation à l’image de ces espaces inhabitables par l’homme (des sites pollués bien sûr, aux espaces régis par les machines : comme ces espaces contrôlés par des drones ou des caméras, aux espaces dits sociaux). La machine gère désormais les pensées comme les corps. Nos déplacements sont toujours plus contraints : institution frontalière et institution carcérale nous assignent à résidence. Les processus d’identification sont simples : il suffit d’être mineur, pauvre ou racisé pour être passible de mesures plus restrictives que d’autres. Il suffit d’être jugé par la morale des uns qui a toujours besoin du corps des autres pour s’imposer. Pour Mbembe, la loi est un piège qui s’impose à certains plus qu’à d’autres (« la fonction de la loi n’est pas de rendre justice. Elle est de les désarmer afin d’en faire des proies faciles »). Mbembe parle même de “thermopolitique”, pour évoquer la manière dont l’énergie est extraite des corps pour être transformée en carbone. La technologie accélère la fragmentation du corps social et complique toute coalescence de celui-ci : nous sommes fracturés en sujets individuels, singuliers, et nous perdons les moyens de nous regrouper, de nous structurer et donc de résister. Les technologies libèrent les forces les plus pulsionnelles, viscérales (religieuses, nationalistes, identitaires…). Le brutalisme fait proliférer les différences, les exacerbe jusqu’à fracturer le monde. Les logiques de sécession, de segmentation et d’expulsion qui en découlent produisent des populations en situation irrégulière, toujours désarmées, toujours plus proies. Et c’est le numérique qui fait ce travail, en produisant toujours plus de classements et de séparations de la population.

Mbembe définit la computation numérique par un triple dispositif : un dispositif qui accomplit un travail d’abstraction et de tri qui est loin d’être exact (au contraire, souligne-t-il, “l’indétermination demeure la règle”, le calcul étant, par principe, un jeu de probabilités). Une instance de production en série de sujets, de phénomènes qu’on code et stocke et qu’on peut faire circuler. Enfin, la computation est également l’institution par le biais de laquelle se met en forme un nouvel ordonnancement de la réalité et du pouvoir. La computation numérique est une extension du capital vers l’ensemble de la vie visant à convertir « toute substance en quantités », à transformer tout en calcul en potentialités, à la fois pour les financiariser et à la fois pour convertir les finalités organiques et vitales en moyens techniques. Le numérique vise à tout soumettre à des effets de quantification et d’abstraction. En cela, la technique est une lutte contre les corps qu’elle transforme en chiffre ou en proies, à l’image des techniques de surveillance bien sûr, qui sont les principaux outils de cette transformation. Techniques qui se déploient notamment aux frontières et dans l’univers carcéral, et qui s’étendent partout, rendant la frontière comme la prison “mobile, portable, omniprésente”. Elles aboutissent au rêve d’une sécurité sans faille, d’une surveillance totale : rideaux de fer technologiques, retour des camps et lieux d’internement, espaces de relégation, dispositifs de mise à l’écart de gens sans droits (“le camp est-il en passe de redevenir le terminus d’un certain projet européen (…) ?”). Partout la sécurité l’emporte sur la liberté (le libéralisme qui devrait pourtant prôner la liberté préfère finalement asseoir son pouvoir par la sécurité et la police, ce qui n’en fait plus tant un libéralisme qu’un fascisme). La société sécuritaire vise à « contrôler et gouverner les modes d’apparition »… Et pour cela, la technologie est son meilleur outil puisqu’il permet de justement de créer des “apparitions”, c’est-à-dire de prédire le risque et de le contenir, de calculer des probabilités, de faire apparaître des fantômes, des aberrations, des justifications chiffrées à l’inacceptable, de transformer les gens en spectres, les signes en signaux même et surtout si leur interprétation est fausse. La raison numérique a ainsi redonné vie au fantasme de la connaissance intégrale auquel rien n’échappera et qui considère le monde comme un réservoir où puiser sans fin. La machine est l’outil de l’extorsion et de l’extraction. La connaissance n’est plus qu’un appareillage, une forme d’organisation contraignante et totale. Or, constate Mbembe “en dépit de l’accumulation sans précédent de connaissances, les mauvaises idées, pauvres et simplistes, limitées, n’ont jamais autant fait fortune”. La technicisation de la vie ne nous rend pas plus rationnels ou raisonnables. Pour Mbembe, ce n’est pas tant que derrière cette technicisation se cache des hypothèses (derrière la neutralité des calculs des opinions, dirait la mathématicienne Cathy O’Neil) c’est surtout que nous produisons des symboles sans réel, une substance sans substance (“la substance des choses n’est plus séparée de leur surface. Tout se joue dans les interfaces (…)”), des flux ininterrompus… des chiffres sans sens, des métriques pour elles-mêmes, des logiques purement pulsionnelles, émotionnelles. Derrière leur incroyable plasticité à la fois marchande et religieuse, les technologies numériques semblent être devenues les ultimes outils d’émancipation quand en fait ils favorisent “toutes sortes de régimes du croire et de l’affect”, dont le repli identitaire est certainement la pire plaie.

Le livre de Mbembe est riche en idées et concepts. Sa prose est forte, le verbe porté haut. Je me suis ici intéressé seulement aux questions technologiques que le livre soulève. Mais c’est loin d’être le seul angle de lecture par lequel aborder Brutalisme. Il souligne, à la suite de bien d’autres, combien le numérique est devenu un outil de coercition, un outil policier qui sert une prévention qui n’en est pas puisqu’elle prend les réalités sociales pour les transformer en déterminisme, s’empare du signe pour en faire un signal selon une approximation par essence imparfaite qu’elle assène en vérité (même si ces approximations restent très simplistes, puisqu’au final, derrière le calcul, bien souvent, on retrouve des critères d’une grande banalité : pauvreté, couleur de peau, religion…). Pour Mbembe, le numérique est la continuation, sous d’autres formes, d’une discrimination sans fin qui vise à créer des zones d’indétermination juridique autour de certains pour les punir préventivement, depuis des approximations qui visent à les transformer en suspects avant même qu’ils aient été jugés ou condamnés. Le brutalisme est une accélération technique de la guerre sociale qui vise à mettre les gens en cage après avoir rendu leurs espaces de vie invivables. Pour certains : c’est la décélération, l’entrave, l’immobilisation, la sédentarisation forcée voire le confinement dans des réserves ou des camps (« L’immobilité des uns, souvent, est une ressource indispensable pour la mobilité des autres »). La prédation dépend de la capacité à contrôler les flux et les mouvements.

À l’heure du calcul permanent, il n’existe plus de droits durables : tous sont révocables

Mbembe dresse un constat terminal. Nous sommes dans une logique qui vise la liquidation programmée de l’espèce humaine. Nous sommes prêts à verser dans une compulsion d’autodestruction. L’être humain ne poursuit plus sa liberté, mais sa puissance. Cette quête, pour s’assouvir, repose sur une violence organisée, une force destructive seule capable de faire justement démonstration de puissance à l’encontre des races et des classes superflues. Au « rentrez chez vous » qu’on assène aux minorités raciales et religieuses et aux migrants répond le « restez chez vous » de ceux qui ont un domicile et une identité. Pour Mbembe nous sommes à l’aube de nouvelles immobilisations et de techniques de traque et de capture toujours plus intenses à l’encontre de masses toujours superflues, que l’on calcule à la volée, selon les besoins du moment pour s’en débarrasser.

Pour Mbembe, il nous faut rejeter les objets et l’automatisation qu’ils incorporent désormais, car par leur fonction même, ils nous destituent en tant qu’humains et encore plus quand ils nous broient, quand ils nous transforment ou nous trient. Nos objets ne sont plus au service de notre liberté, mais au service de la puissance et celle-ci n’est jamais au bénéfice de tous ou du plus grand nombre, n’est jamais créée pour être partagée. Le solutionnisme technologique est mis au service de la seule puissance par le biais quasi unique d’une surveillance toujours plus intense et plus profonde. Il est assurément une maladie épidémique, une volonté de puissance qui s’exerce toujours à l’encontre de la liberté du plus grand nombre.

À l’heure du calcul permanent (malgré toutes les approximations et les limites de ces calculs qui couvrent d’objectivité des biais historiques et culturels), “il n’existe plus de droits durables. Tous sont révocables.” D’un instant à l’autre le calcul peut vous révoquer, vous déclasser, vous confiner, vous assigner… Il peut calculer une probabilité qui va déclencher une alerte, qui va faire passer les signes qui sont les vôtres en signaux qui sont les leurs. A l’heure du calcul, la violence s’immisce partout, jusque dans les formulaires et attestations, avec leurs arbitraires, leurs débordements, leurs imprécisions, leurs injonctions contradictoires… C’est dans le calcul même que reposent les glissements sémantiques visant à imposer toujours plus avant la surveillance et la sécurité, leurs lots de contrôles permanents et arbitraires qui dépendent toujours d’une forme d’appréciation de celui censé faire appliquer la fausse neutralité de la loi…

Lire Brutalisme durant cette expérience de confinement, c’était éprouver très directement, très viscéralement ce que Mbembe décrivait. Nous avons à notre tour été soumis à ce à quoi nous ne cessons de soumettre les populations les plus fragiles et celles que nous avons dominées. Nous avons éprouvé la frontière en nous et le devenir africain du monde. Et il est fort probable que cela ne fasse que commencer.

Le livre d’Achille Mbembe est une alarme. Mais il est fort probable qu’elle demeure une alarme qui sonne dans le vide. Cette crise nous a montré combien nous étions dépourvus de recours face à l’expansion du brutalisme et combien le solutionnisme sait faire feu de tout bois pour s’imposer à la moindre difficulté. Rien ne protège de l’absurde brutalité du monde. Au contraire. Elle est là. Toujours prête à débouler, à rouler sur tous et à s’abattre sur chacun : irrémédiable, inarrêtable, inépuisable, indestructible.

Hubert Guillaud

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  1. Sur AOC, le philosophe Alexandre Monnin revient sur l’histoire de Centreville, petite bourgade de l’Illinois dévastée par la dégradation de ses conditions d’existence, et explore la notion de « commun négatif », ces infrastructures, organisations et modèles dénués d’avenir qui pèsent sur nous de toutes leurs brutalités. Eclairant !