Coincés dans Zoom (3/4) : miroir des cultures managériales

Le confinement lié à la crise sanitaire a bouleversé le management qui a du se réinventer dans l’urgence. Zoom s’est imposé comme un outil inédit de gestion du collectif de travail. Mais avec lui, semble s’imposer une culture managériale comme l’exact reflet des politiques sanitaires autoritaires dont nous avons été l’objet. Zoom a-t-il été l’outil de la « disruption » du management ? Pas vraiment !

Zoom, infrastructure vitale en mode dégradé

Pour la sociologue Mathilde Bourrier, les visios sont devenues « l’unique moyen de rencontrer un collectif de travail démantelé ». « La résilience a été d’abord numérique », nous explique-t-elle. Malgré ses défauts, Zoom s’est révélé « une infrastructure vitale ».

Les outils de visioconférence permettent de partager des documents et d’en discuter comme dans une agora, c’est-à-dire de publiciser l’enjeu qu’on partage et d’en discuter. Ils permettent de retrouver un minimum de communauté, aussi imparfaits qu’ils soient, nous explique Mathilde Bourrier : mais ils nécessitent de s’y adapter. On ne peut pas faire une réunion sur ces outils comme on les faisait en présentiel, et c’est certainement cela qui est difficile pour les organisations qui y ont recours – c’est certainement plus difficile pour les petites organisations que pour les plus grosses, nuance-t-elle. Reste que ce que la visio incarne, « c’est le mode dégradé absolu du collectif de travail ». Comme la sociologue des organisations l’exprimait dans un récent article sur la crise pandémique, nous sommes entrés dans un mode dégradé à marche forcée, où se déploie des fonctionnements et dysfonctionnements qui existaient déjà. Le mode « bousculé » est souvent la norme dans les organisations, rappelle-t-elle (voir notamment notre article « un monde à réparer »), mais ils permettent aussi d’enclencher des mouvements de libération des carcans bureaucratiques et d’innovation – ou de les resserrer. Tout le monde (même s’il faudrait distinguer les innombrables situations d’usages qui varient selon les lieux, les organisations, leur histoire, les niveaux sociaux, les niveaux de responsabilité, la connexion et les capacités numériques de chacun…) est conscient que « la situation est horrible, que ces outils laissent peu de place à l’humain », notamment parce qu’ils permettent assez mal, malgré le regard dont ils sont chargés, de voir justement, comme de voir qui est en souffrance derrière la privation de moments informels. « Zoom ne change pas la culture managériale », souligne-t-elle. Au contraire, il la révèle !

Zoom en majesté

La crise révèle les organisations à elles-mêmes, sans nécessairement les transformer

« Une situation exceptionnelle entraîne souvent des comportements exceptionnels », nous explique le spécialiste du management Philippe Silberzahn (@phsilberzahn), auteur avec Béatrice Rousset de Stratégie modèle mental. Ce qui était impensable le 16 mars est devenu une évidence le 17 : « le télétravail, qui était impossible dans nombre d’entreprises début mars, l’est brutalement devenu ».

« Les crises font souvent tomber les barrières ». Nombre d’entreprises ont vécu sur un mode exceptionnel, déployant pour traverser ce moment une tension et une énergie incroyable. Fort heureusement pour elles, ces moments ne durent pas, notamment parce qu’ils sont épuisants : on ne peut pas faire tous les jours un championnat du monde !

Reste que ce qu’il s’est passé a transformé les entreprises. « Elles ne repartent pas du même endroit où elles étaient avant la crise ». D’où la difficulté, passé le choc du confinement, à faire revenir tout le monde au bureau. Les salariés avaient goûté à quelque chose d’inédit. « Ni la révolution ni le retour à la normale ne sont alors possibles ! Nous sommes désormais dans un espace entre les deux ! », rappelle Philippe Silberzahn.

Nous avons eu la chance que les technologies de visioconférence soient disponibles depuis longtemps. C’est souvent le cas : CNN et l’information en continu existaient bien avant la guerre en Irak. « Bien souvent, les circonstances font éclore des solutions qui existaient déjà ». Les usages dépendent parfois des circonstances, et les circonstances exceptionnelles font souvent tomber les tabous, explique Silberzahn en pointant sa surprise à voir Skype rater le phénomène alors qu’il en était le leader depuis tant d’années. Des choses inconcevables deviennent possibles, des interdits tombent : et c’est le cas du télétravail comme de la visio, deux pratiques qui n’avaient pas vraiment bonne presse dans nombre d’organisations. Pourtant, notre rapport à ces technos reste ambigu : « les gens sont à la fois heureux d’être débarrassés du bureau, mais personne ne souhaite pourtant complètement s’en passer ». On voit bien que nos rapports aux outils techniques coévoluent avec les pratiques, souvent d’une manière très éloignée des intentions des concepteurs. « Là, on a appris à la fois à utiliser ces outils et à faire émerger des règles sociales pour les utiliser. Et nous en sommes encore là, nous avons besoin de socialiser ces technologies, et ça prend un peu plus de temps que de seulement les utiliser. »

La visioconférence n’a pourtant pas transformé les organisations. « Bien souvent, les grandes organisations adoptent des technologies de façon plus continue que disruptive ». Pour l’instant, elle s’inscrit dans les modèles mentaux et business existants. D’où le fait que les conférences distantes demeurent formalistes, top down. « Dans les organisations, personne ne veut vraiment changer les façons de travailler », rappelle le spécialiste. « Quand les grandes entreprises s’en emparent, les technologies sont souvent utilisées pour soutenir leurs modèles existants plutôt que pour le remettre en cause. Cela peut changer ensuite, mais cela prend plus de temps ». Assurément, des organisations qui se structureront en fonction de ces outils, qui dépasseront leurs limites et réinventeront les façons de travailler avec la distance émergeront. Mais, hormis cas particuliers et exceptionnels, le travail en présentiel va revenir, au moins pour ne pas être concurrencé par les ingénieurs indiens, soutient Silberzahn en faisant référence au risque d’une mondialisation accélérée des forces de travail qu’à ouvert la possibilité durable de travailler à distance, notamment chez les plus grands acteurs des technologies, comme Facebook ou Google.

Cultures et pratiques managériales : voter avec un fond d'écran rouge ou vertImage : plutôt que de voter en levant les mains, les participants aux sessions Zoom de la startup Overflow votent en changeant leur fond d’écran en rouge ou vert ! Via le blog d’overflow.

Zoom, le risque d’ubérisation des cols blancs ?

Explorons un instant cette question. Le risque, à terme, si le télétravail se prolonge, c’est bien sûr que les travailleurs qualifiés de la Silicon Valley (et de tous les grands sièges urbains métropolitains partout dans le monde…), jusqu’alors plutôt protégés des effets de la mondialisation ne le soient plus et se retrouvent en compétition globale avec d’autres télétravailleurs qualifiés, moins chers et tout aussi compétents : les « télémigrants », que prophétisait l’économiste Richard Baldwin dans son livre The Globotics Upheaval (2019) (repéré via l’excellente note de l’économiste Cyprien Batut pour Grand Continent). Depuis la crise pandémique, nombre d’entreprises des technologies ont annoncé basculer durablement en mode travail distant, certaines avec des perspectives sur plusieurs années, comme FB, qui a annoncé que d’ici 10 ans, la moitié des 48 000 employés de l’entreprise travailleront depuis leur domicile. Alors que les entreprises de la Valley ont, pendant des années, tout fait pour que leurs employés passent le moins de temps chez eux (en leur proposant des bus gratuits pour les emmener au travail, des cafétérias gratuites et en leur mettant à disposition dans leurs bureaux nombre de services, allant du pressing aux massages, en leur distribuant des bonus financiers pour les aider à trouver des logements à proximité de leurs lieux de travail… et en construisant des sièges sociaux colossaux), un changement durable de politique pourrait reconfigurer le marché de l’emploi local comme mondial, et faire que nombre de cadres et d’employés qualifiés rejoignent les petites mains externalisées des modérateurs de contenus commerciaux et des travailleurs du clic que décrit notamment la chercheuse Sarah Roberts (@ubiquity75) dans Derrière les écrans.

Durant l’épisode de télétravail forcé, Facebook, comme bien d’autres entreprises, a constaté que, malgré les difficultés, ses employés ont été plus productifs à distance. Ce qui l’a incité à revoir sa politique en la matière en ouvrant une perspective durable de possibilité de travail à distance. Le risque qui s’ouvre alors c’est celui de modifier durablement le recrutement de nombre d’entreprises des technologies et de permettre à des ingénieurs vivant à l’autre bout du monde de rentrer en concurrence directe avec les ingénieurs de l’élite de la côte Ouest américaine, pour des salaires qui pourraient être bien différents.

Il faut nuancer cette perspective de transformation radicale. Le travail distant dont il est question ici n’est pas accessible à tous. Les développeurs de FB sont plus à même de travailler sur le code depuis leurs domiciles que les ingénieurs d’Apple, qui travaillent également sur du développement matériel. Il en sera pareil ailleurs : le télétravail est toujours fortement conditionné par ce qui est produit ! Ce qui est possible pour ceux qui manient du code, des chiffres et des tableaux Excel ou de l’information et de la connaissance, l’est bien moins pour tous les autres secteurs. Ces perspectives demeurent donc limitées, mais ce qui change, c’est que dans les secteurs où il est possible, le recours au télétravail pourrait s’étendre et s’installer durablement. Est-ce si sûr ? Rappelons que Yahoo comme IBM qui avaient fait du télétravail de leurs ingénieurs le fer de lance de leurs politiques ont respectivement rappelé tout le monde au bureau en 2013 et 2017. En fait, l’avenir du tout télétravail a déjà été trop de fois annoncé pour que nous puissions y croire complètement. Peter Drucker lui-même, l’un des plus grands gourous du management, n’annonçait-il pas déjà en 1989 la fin du bureau ! ? La longue histoire du télétravail dessine moins un brillant futur que des décennies de déception, rappelle très justement le journaliste David Streifeld pour le New York Times. En ce sens, la promesse que dessine Facebook ressemble plus à la réactivation d’une sempiternelle promesse d’autonomie qu’à sa réalisation. Le débat s’annonce aussi douloureux qu’il l’a été chez Yahoo ! ou IBM avant lui. Facebook par exemple a annoncé vouloir maintenir les différences de salaires selon la localisation des employés… pour ceux d’entre eux qui quitteraient la Silicon Valley par exemple, les salaires seraient revus à la baisse ! Pour la consultante Kristin Wilson, c’est pourtant l’inverse que devrait proposer FB : payer ses employés distants plus et non pas moins, notamment parce que le télétravail réduit les coûts des entreprises ! C’est ce qu’a proposé Zapier par exemple, en offrant depuis 2017 des primes de 10 000 $ à ses employés quittant la baie de San Francisco ! La perspective d’un marché global des compétences indifférent aux lieux et conditions de vie risque surtout, souligne le New York Mag, d’accélérer la concurrence mondiale sur le marché des emplois qualifiés et accroitre les inégalités plus que les résoudre. Le risque surtout, plus que de bouleverser le marché du travail, devrait se limiter à une ubérisation des professions les plus impactées par la possibilité de travail à distance. Reste que la généralisation durable et à large échelle du télétravail des cadres n’est pas assurée. Que certaines professions soient plus touchées que d’autres, c’est certain. Que certaines entreprises de la technologie s’y lancent, c’est possible. Que toutes y disparaissent, c’est bien moins probable, parce que nombre d’entre elles ont plus éprouvé les limites du télétravail que ces avantages, comme le pointait par exemple le Wall Street Journal. Entre la flexibilité qu’entrouvre le télétravail et la bascule dans un travail qui serait complètement et intégralement distanciel, il y a une différence qui ne se résout pas seulement dans l’autonomie des travailleurs. Bref, le risque d’un avenir massivement télétravaillé venant impacter durablement le marché mondial du travail des cols blancs semble pour l’instant une menace très limitée à certains secteurs, notamment celui des producteurs de code. Le risque d’une ubérisation du management des cols blancs, mis en concurrence par des formes de télétravail total, semble une menace plus limitée et spécifique que réelle, tant les besoins de coordination sont multiples et irréductibles, pour bien des métiers, à de seuls outils.

La longue et malheureuse histoire du travail à domicile
Image : La longue et malheureuse histoire du travail à domicile, via le New York Times.

Comme le dit Philippe Silberzahn : « la visio ne suffit pas à elle seule à remettre en cause le management ». Les entreprises ont plutôt hâte de revenir au statu quo ante. Le lieu et le collectif de travail restant quand même pour la plupart des entreprises le coeur de leurs formes organisationnelles. L’une des grandes innovations de Teams n’a-t-il pas été de réarranger les participants à une visio autour d’une table !, s’amuse Silberzahn. C’est symptomatique : on cherche à réinventer le monde virtuel sur le modèle du monde réel. « On ne cherche pas à réinventer les façons de travailler, mais à les reproduire ». « La visio est utilisée pour que rien ne change ». Elle est utilisée de manière conservatrice, pas de façon disruptrice. Elle sert à assurer la coopération sans la transformer !

Zoom : une innovation conservatrice

La crise sanitaire semble bel et bien avoir été le choc pour faire entrer les entreprises dans le numérique, avance encore Philippe Silberzahn. Les crises existentielles à nouveau ont bien plus de pouvoir que les décisions. En période de crise, la visio a permis de voir et d’entendre les gens. L’écrit, bien plus calibré pour la collaboration, a été bien moins utilisé, car il sait moins bien traduire les dimensions émotionnelles que n’a pu le faire la visioconférence synchrone, nous explique Silberzahn. Dans le moment particulier d’une crise et d’une gestion de crise, où il faut prendre des décisions à la chaîne, rapidement. En cela, la visio s’est révélée le meilleur substitut au contact physique. « On ne se réinvente pas en pleine crise, quand l’enjeu est de faire partir des camions ou de les charger. En situation de crise, plutôt que de se réinventer, les entreprises ont plutôt tendance à rigidifier leurs fonctionnements, à faire résonner l’identité profonde de leurs organisations ». « En fait, en temps de crise, on n’innove pas beaucoup, sauf de manière tactique, pour faire sauter les règles et les procédures. En temps de crise, finalement, les cultures managériales restent, comme si elles étaient révélées par les difficultés. On a seulement paré au plus urgent ».

Reste que ce moment, sur lequel on a plaqué des procédures, comme on a plaqué la visioréunions sur les réunions, a aussi ouvert une brèche. Pour certains, la crise impose de réinventer la façon dont on travaille, c’est-à-dire la façon dont on crée de la valeur collectivement. Pour Philippe Silberzahn, les entreprises qui vont réussir à se réinventer seront certainement celles qui vont changer les choses. Les organisations qui vont accomplir sérieusement ce travail d’innovation managériale, qui vont trouver les modalités pour bâtir un business depuis ces technologies et ces nouvelles pratiques ont certainement un grand avenir devant elles.

« Contrairement à ce qu’on pouvait penser, en interne comme en externe, dans bien des entreprises, les choses se sont plutôt bien passées avec ces outils. Même s’il y a des choses à améliorer, Zoom a fait la démonstration de son utilité, de sa maturité ». En fait, il faut rappeler que ces solutions ont déjà une longue histoire. La première solution de vidéotéléphonie date déjà de 1964. C’est une technologie qui a mis du temps à faire son chemin, qui a connu de nombreux échecs. Dans les années 2000, Intel a dépensé des fortunes dans des solutions de téléprésence. « On aurait connu la crise il y a 10 ans, il est fort probable que ces technologies n’auraient pas tenu la charge », estime Silberzahn. Or, la mise à l’échelle et la configuration en continu de leurs serveurs ont permis aux fournisseurs de solution de tenir face à l’explosion exponentielle de leurs usages.

Assurément d’ailleurs, ces technologies sont là pour rester. « La crise a montré qu’elles sont acceptées. Elles ne vont pas remplacer les activités présentielles, mais assurément les compléter. »

Voilà quelques années qu’on parle beaucoup de la transformation du travail, mais beaucoup des gens qui en ont parlé ont surtout évoqué la transformation des lieux de travail que leur « disparition », notamment via ce qu’on a appelé le coworking ou les tiers lieux. Or, nous avons plutôt découvert là une autre dimension : « celle des non lieux de travail » !

Face à ces transformations, chacun passe des phases. Celle de l’enthousiasme, rapidement suivi par celle du rejet… Nous sommes entrés dans la troisième phase, la phase entrepreneuriale, qui consiste à réinventer le travail depuis ces outils, à les transformer en projets d’innovation, explique Philippe Silberzahn. En France, l’un des grands problèmes de la réinvention du travail, c’est le manque de confiance qui génère beaucoup de surveillance. Pour certaines entreprises, la crise a permis de refonder le collectif, de rebâtir de la confiance pour créer de la valeur ensemble. Si cette crise doit avoir une vertu, espérons qu’elle a aidé certaines entreprises à redécouvrir leur collectif et leur identité, plus qu’à aller piocher des modèles d’organisations sur étagère.

Pour beaucoup de managers, ce moment a été une situation exceptionnelle d’exaltation qui a décuplé leur énergie, qui les a sublimés. Certains se sont haussés à la hauteur de l’événement malgré la dureté du moment. « D’un coup, les procédures sautaient, d’un coup les petits chefs n’avaient plus droit de parler ». La crise révèle les individus ! Et les organisations ont redécouvert parfois ce pourquoi elles travaillaient. « Des cadres ont rempli des camions eux-mêmes à trois heures du matin ce qu’ils n’avaient pas fait pour certains depuis 20 ans ». Cela explique leur exaltation !, assure Silberzahn. Mais dans d’autres entreprises, on a assisté à l’exact inverse. À d’autres endroits, les procédures et les petits chefs ont pris le contrôle des visioconférences – un peu comme si depuis le caractère très vertical de Zoom, ajouterai-je, s’était imposé plus facilement parfois, les cultures managériales les plus rigides et autoritaires, exact reflet des politiques sanitaires autoritaires dont nous avons été l’objet.« Si le ressort profond de l’organisation c’est le contrôle et la prudence, alors cette crise a sublimé le contrôle et la prudence pour tout mettre à l’arrêt. Dans d’autres, il s’est passé l’exact inverse, l’entrepreneurial a repris ses droits », conclut avec plus de mesure que moi, Philippe Silberzahn.

Zoom, miroir des cultures managériales ?

Ces différences de rapport au télétravail et à la visio éclairent et révèlent les modes de management. C’est ce que confirme Laetitia Vitaud (@vitolae), auteure notamment de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019).

« Le télétravail ne se traduit pas partout de la même manière, d’abord et avant tout parce que dans ce contexte, la manière de déterminer les outils et la collaboration reflètent une culture managériale », nous explique-t-elle. « La part de travail synchrone n’est pas la même d’une culture à l’autre, d’une entreprise à l’autre. Les entreprises qui fonctionnent depuis des tunnels de réunion Zoom du matin au soir sont caractéristiques des cultures managériales présentistes, où l’enjeu consiste à « garder à l’oeil » les collaborateurs, au sens propre comme au figuré. Zoom, ici, est un outil de surveillance semblable à la défunte pointeuse » – ou au panoptique télécran de 1984. « L’enjeu est de savoir où sont les employés, ce qu’ils font. » Dans un intéressant article pour Welcome to the jungle dont elle est rédactrice en chef, Laetitia Vitaud soulignait déjà combien le choix des outils pour assurer le télétravail reflétait « différents niveaux de maturité face au travail à distance » et surtout agissait comme un révélateur des cultures d’entreprises. Dans cette analyse où les stades de déploiement du télétravail vont du niveau 0 au niveau 4, on passe d’entreprises incapables d’envisager le télétravail, à des entreprises qui utilisent une large gamme d’outils et pour lesquels la visio est utilisée uniquement pour ce pour quoi elle est utile – comme de créer des moments informels, ou créer des moments de feedback ou d’empathie, à très petite dose. Les entreprises de niveau 1, semblent plutôt dans un télétravail washing, où l’on fait semblant d’utiliser des outils. La plupart des entreprises, elles, sont coincées au niveau 2 : elles n’ont pas adapté leurs outils et moyens, elles tirent peu profit des collaborations asynchrones ou de la flexibilité et n’hésitent pas à gaspiller le temps de leurs collaborateurs dans des visioconférences en continu… Ici, « la visio est une bouée qu’on met de force à tous les employés », qu’ils savent nager ou pas. « On l’applique sans rien changer de la nature du management ». En fait, insiste Laetitia Vitaud, « le mode d’utilisation de la visioconférence est un bon indicateur pour traduire la culture managériale ». Bien souvent, les usages de la visio sont assimilés de manière absurde, mimétique, avec des tunnels de réunions distantes sans interruption qui conduit à une surcharge cognitive et psychologique encore plus délétère qu’au bureau. Et c’est sans compter sur nombre de contextes d’hybridation complexes entre présentiel et distanciel. Avec ce second confinement moins strict, les entreprises se sont retrouvées à avoir plus de liberté pour déterminer leur mode de télétravail… souvent en s’y perdant encore plus qu’elles ne l’étaient.

Zoom trou noir de sécurité par Glenn Harvey pour le New York Times
Image : Zoom est-il l’endroit où s’envole la culture d’entreprise, comme l’endroit où se disperse des données et informations confidentielles du fait notamment de ses failles de sécurité ? via le New York Times.

« En fait, dans nombre d’organisations, la transformation numérique n’est pas du tout aboutie », ce qui explique que nombre d’entre elles soient coincées au niveau 2 ! La réponse à l’urgence du confinement a consisté pour la plupart à ne pas se mettre en danger, à ne pas saboter leur modèle. Confrontées au Dilemme de l’innovateur (1997, non traduit) chère à l’économiste Clayton Christensen, nombre d’entreprises ne basculent pas dans la rupture, au contraire. Dans Bureaucratie comme dans Bullshit Jobs, l’anthropologue David Graeber montre que nombre de couches de management des organisations sont inutiles : « elles n’existent que pour l’apparat, que comme un signal d’importance ». La visioconférence permet certainement plus que d’autres outils « de consacrer le fonctionnement statutaire » de nombre d’entreprises. En France, les entreprises ont tendance à être plus hiérarchiques et statutaires que dans d’autres cultures et se retrouvent alors plus à la peine avec l’horizontalité que le télétravail impose, nous explique Laetitia Vitaud. « En France, on ne peut pas parler à son n+2 sans mettre son n+1 en copie : la relation est très hiérarchique ! Or, avec le travail à distance, les éléments statutaires de l’organisation ont tendance à se dissoudre, ce qui n’est pas sans causer de frustrations. Pour éviter que les rois ne soient nus, on se replie vers des outils qui permettent de prolonger les fonctions hiérarchiques et de faire semblant d’être toujours au bureau. »

Le spécialiste du management interculturel, Geert Hofstede s’est intéressé à comment on communique entre différentes cultures en soulignant notamment l’importance du contexte dans la communication. « Il oppose, pour faire court, des cultures où la communication nécessite une compréhension élevée du contexte à des cultures où on n’a pas besoin de contexte pour communiquer ». En caricaturant, explique Laetitia Vitaud, on pourrait dire qu’il y a des cultures où l’on ne dit pas ce que l’on pense, comme c’est le cas dans la culture japonaise où la politesse nécessite de lire entre les lignes – « les Japonais disent qu’il faut savoir « lire l’air » » -, et d’autres où tout est explicite et direct, livré sans contexte, comme c’est plutôt le cas pour les Américains, les Allemands ou les Néerlandais. Au final, la communication de ces derniers se révèle souvent plus claire. Or, interprète Laetitia Vitaud, ce mode de communication passe bien mieux à distance. La communication sans contexte est le mode de communication interculturelle : pour qu’un Américain et un Japonais communiquent ensemble, il faut le faire à l’américaine et tout se dire, sans prendre en compte le contexte donc. Mais ce mode de communication n’est pas naturel au second. En France, on est certes plus explicites que les Japonais, mais on n’est pas aussi clairs que les Américains, explique Laetitia Vitaud. « On utilise beaucoup d’ironie et de second degré, qui ne sont pas toujours bien compris. On a aussi cette question anthropologique des statuts et des relations hiérarchiques, pas toujours claires hors contexte ». D’où le fait qu’on privilégie souvent des modes de communication qui permettent d’ajouter ces contextes, et « la visio permet justement de conserver les signaux non verbaux pour faire glisser le second degré comme pour respecter les règles hiérarchiques, entre ceux qui sont autorisés à parler et ceux qui sont autorisés à écouter ». Autant d’éléments de pesanteur qui ne fonctionnent déjà pas si bien en entreprise et qui révèlent encore plus leurs limites à distance, d’autant que d’autres rituels, nécessaires pour assouplir ou renforcer ces règles non inscrites, comme les rituels des repas partagés, eux, ne sont plus possibles. Au final, les communications en ligne peuvent être également un champ de mines pour la compréhension mutuelle.

On pourrait ajouter un autre critère encore, souligne Laetitia Vitaud : la manière dont on se fait confiance et dont cette confiance se construit au travail. Les cultures où la confiance est cognitive se construisent sur les tâches elles-mêmes : « si vous avez bien fait votre travail, on vous fait confiance. D’autres cultures managériales sont plus affectives : on vous fait confiance, parce qu’on vous connaît, on sait qui vous êtes ! » Souvent, on a un mélange entre ces deux pôles, avec des poids différents entre la confiance cognitive et affective. En France, du fait du côté statutaire, on a tendance à privilégier l’affectif sur le cognitif : d’où l’importance à se connaître et la valorisation de l’intimité. « La visioconférence demeure assurément un outil pour construire une confiance affective, prolongeant par le fait de se voir, la promesse de se connaître intimement… »

Les explications culturelles, cachées dans les règles non écrites du management, apportent donc des éléments d’explication supplémentaires, qui éclairent les absurdités de certaines de nos pratiques. La surcharge collaborative qu’imposent les outils de visioconférence est très liée à l’importance que nous mettons à protéger nos rituels, à respecter la verticalité. Or, nombre d’outils collaboratifs, comme slack par exemple, proposent un fonctionnement bien plus horizontal. « Ces outils-là ont tendance à beaucoup écraser la hiérarchie, d’où une bien moindre appropriation là où la hiérarchie est importante ». « Bien souvent, la barrière à ces outils n’est pas une barrière d’accès, d’utilisation ou de compétence : elle est avant tout culturelle ! », conclut la spécialiste.

Zoom : Porte d’entrée vers l’amélioration des outils pour les collaborateurs ?

Dans l’histoire de l’informatique, résume rapidement Laetitia Vitaud, l’innovation et les usages ont été tirés par le B2C plutôt que par le B2B, c’est-à-dire par des offres de services aux consommateurs plutôt que par des offres à destination d’autres entreprises. Depuis les années 2000, les outils informatiques de travail sont restés souvent à la traîne par rapport aux applications grands publics : en terme d’expérience ou de design, le décalage est resté énorme. « Les outils logiciels professionnels proposent souvent des expériences utilisateurs ignobles par rapport aux outils que nous utilisons au quotidien ». Ce décalage ouvre des opportunités, notamment dans ce qu’on appelle le logiciel comme service (SAAS), avec des outils qui proposent de meilleures ergonomies, des modalités d’accès plus souples (l’abonnement mensuel par exemple), plus en phase avec des usages eux-mêmes plus flexibles. « Zoom est une porte d’entrée sur ce monde encore peu connu et promu par les entreprises ». Il permet de sortir des tristes applications métiers, de montrer d’autres possibilités. Par rapport aux outils qu’utilisent les collaborateurs, Zoom ou WhatsApp viennent combler des vides et ouvrent des perspectives. Ils illustrent également le contournement nécessaire d’outils métiers mal conçus, souvent inadaptés aux besoins.

« La percée de ces applications offre à la fois une opportunité pour les organisations – apprendre à concevoir leurs outils autrement – et un défi – un brouillage par rapport à leurs propres développements techniques », conclut Laetitia Vitaud. Avec ces outils, plus conviviaux, des données échappent à l’organisation, à leur surveillance, à leur sécurité, mais montrent, malgré cela, toute leur pertinence dans le cadre d’une activité professionnelle. Pour nombre de professionnels, Zoom s’est révélé, bien souvent, l’un des premiers outils, simple, fluide et accessible, que bien des collaborateurs ont expérimentés ! Comme le pointe le chercheur Vincent Mandinaud (@vincentmandinau) de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) dans une interview pour Ouishare, dans bien des organisations, jusqu’à présent, on s’est bien plus concentré sur l’amélioration de l’expérience client que sur l’amélioration de l’expérience des travailleurs. Zoom pourrait bien être le déclic amenant les organisations à prendre en considération cette trop longue négligence ! Espérons qu’elle se fasse en prenant en considération les impacts que ces systèmes ont sur les conditions de travail individuel et collectif. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que pour le meilleur comme pour le pire, Zoom a renvoyé au management le reflet de leur pratique. Et cette brèche laissera partout des traces.

Hubert Guillaud

A l’origine, cette série devait s’arrêter là. Mais à mesure que nous l’avons construite, il devenait évident qu’il nous faudrait ouvrir une ultime explication et une mauvaise nouvelle : comprendre pourquoi Zoom est là pour rester !

Retrouvez notre série « Coincés dans Zoom » :

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